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« Le supermarché des images »
Le Jeu de Paume, Paris
11 février – 7 juin 2020
Une exposition foisonnante et mille questions
Le Jeu de Paume n’est pas un musée, il ne collectionne ni ne restaure des œuvres. C’est un lieu parisien situé aux Tuileries (les jardins et parcs du Louvre) dédié à des formes d’art contemporain qui comportent avant tout la photo, le cinéma, la vidéo, le multimédia et le net art. Cela n’empêche pas la peinture, l’installation ou d’autres modes d’expression d’y trouver leur place, selon les thèmes des expositions. Depuis un certain nombre d’années, il se présente comme à la fois un lieu expérimental, un lieu engagé qui reflète des luttes politiques et sociales conduites par des minorités usant des moyens de l’art, par exemple luttes des femmes, luttes de pays ou de populations opprimées tels les Palestiniens ou les Amérindiens. C’est également un lieu, comme en témoigne pour partie la présente exposition, où l’art peut s’inscrire dans une mouvance qui peut être qualifiée de Post conceptuelle ou bien de Néo conceptuelle, en référence à l’Art Conceptuel qui fleurit de la fin des années soixante aux années quatre-vingt, côtoyant le Minimal Art et le Land Art. Ce Jeu de Paume ne présente pas de formes d’art destinées à un grand public et son propre public, bien spécifique, est disposé à des visites de travail et de compréhension, public cultivé en matière d’art, cela se jouant en marge du commerce de l’art, loin des valeurs internet tapageuses et un peu vides de contenus, prisées aujourd’hui par le grand mécénat et certains musées.
Ici, il est question de l’image dans tous ses états, dans toutes ses formes, sur tous les supports, de tous les formats, image imprimée ou virtuelle et dématérialisée, images écraniques des Smartphones, des ordinateurs, du cinéma ou de la vidéo, images photographiques avec ou sans support d’impression, images publicitaires ou images commerciales, images du quotidien, éphémères et consommables de la presse écrite et d’internet, images en relation avec l’économie, très présente ici, ou image-œuvre telle que la conçut Laszlo Moholy-Nagy avec son triptyque réalisé en 1922, sur sa commande téléphonique ; image-œuvre malgré la procédure qui consista à la faire réaliser par un partenaire artisan. La période concernée par cette exposition Le Supermarché des Images est vaste puisqu’elle va du Zoétrope de 1880, un de ces appareils de projection et d’animation d’images jusqu’aux œuvres les plus contemporaines en passant par le Bauhaus, Malevitch et Vasarely, ce qui permet de quelque peu récapituler la présence et le rôle de ce qui est image dans le champ des arts d’avant-garde comme dans la vie quotidienne, supposant que l’art et la vie se confondent. Le cas de Vasarely est ici intéressant en tant que cas, davantage qu’en tant qu’œuvres présentées, cas d’un artiste qui joua un rôle dans le développement de l’Art optique ou Op’art, l’une des avant-gardes géométriques du milieu du vingtième siècle. Son œuvre, inscrite dans la foulée de celle de Mondrian, trouve ici sa place en tant que se faisant image de consommation sur la base d’effets optiques et sur la base d’une relation très commerciale avec la mode et le décoratif. Car l’image n’est pas à proprement parler œuvre d’art ; elle s’en distingue notamment par deux caractéristiques : celle de sa reproductibilité, laquelle s’oppose radicalement au principe même de l’unicité qui règne encore aujourd’hui en matière d’art, en tout cas selon les règles et coutumes en usage. Autre caractéristique de l’image, elle est consommable en même temps qu’éphémère, envahissante, voire saturante… et plutôt sans épaisseur ni profondeur comme peuvent être les « vraies œuvres d’art »... disons traditionnelles. Ainsi une affiche, un billet de banque ont à priori peu de profondeur émotionnelle et spirituelle, en tout cas telles que peut en avoir un tableau figuratif ou abstrait : profondeur en ce sens que le tableau implique une appréhension par cheminement de l’apparence vers le sens, une recherche de repères et de références et un ressenti émotionnel développé de manière complexe où se mêlent appréciation esthétique, considération d’une singularité, d’une exceptionnelle rareté. L’image est de peu de profondeur par sa diffusion en flux continu limitant son temps d’appréhension comme sa durée d’usage : une affiche ou un spot publicitaires est à court terme recouvert par une nouvelle affiche, le spot ne dure que le temps de quelques passages à la TV. Comme l’est le Street Art qui s’est peu à peu imposé comme art à part entière, - ou bien a été imposé par le commerce de l’art ? Et le monde dans lequel nous sommes se constitue peu à peu en images de lui-même, ainsi qu’il en est des informations en continu de la télévision où le pire et le meilleur s’entremêlent sans hiérarchie, où l’horreur et le bonheur vont de pair, territoires inexorablement emmêlés.
Les questions multiples que soulève cette exposition évoquent pour partie une autre exposition en ce même lieu : celle de Daphné le Sergent, dont un compte-rendu est paru dans La Revue de Téhéran en septembre 2018 : « Géopolitique de l’oubli ». Dans cette exposition, il était question à la fois de Georges Orwell, de son ouvrage intitulé « 1984 » et de Novlangue, ce langage réduit à quelques signes que nous impose notamment l’E.Commerce en même temps que nous sommes scrutés, définis, dépecés, identifiés en tant que consommateurs dès lors que nous ouvrons nos ordinateurs. Et ces pratiques de l’E-Commerce subvertissent peu à peu notre langage fondé sur l’écriture au profit d’un langage iconique réduit au plus simple... langage iconique fait d’images simplificatrices, comme il en est avec la télévision populaire.
Ce que nous montre cette exposition du Jeu de Paume, est surtout cette prolifération d’images en tous genres, de toutes formes, inflation qui certes change notre monde et se pose peu à peu comme langage autonome et très cacophonique, ceci en une perspective de réduction de la langue. Les « émoticônes » de nos Smartphones et autres applications témoignent fort clairement de sa réduction à des signes iconiques simples, comme il en va du langage publicitaire, dans le contexte d’un monde de profit, le temps de déroulement de l’annonce étant de l’argent.
La visite d’un site éventuellement muséal accompagné d’un I-pad mis à disposition du visiteur se traduit immanquablement par une occultation des œuvres et des lieux eux-mêmes au profit de leur(s) image(s) ; mais pas de n’importe quelle(s) image(s), il s’agit là d’une image ou d’images données au visiteur comme vérités de ce qui est décrit, choix d’images décidé en amont, conforme à ce que veut et permet l’institution, choix reflétant intentionnellement ou non une idéologie, un « politiquement correct ». Perte programmée d’une culture d’engagement personnel pour une communication unilatérale simplifiée ? Pensée prédéfinie, pensée critique éradiquée ? Ces objets connectés et les images contemporaines ne sont certes pas innocents quant à ce qu’ils drainent au-delà du donné à voir. Cette digression par rapport à cette exposition Le Supermarché des Images permet de retomber sur un phénomène assez identique à celui de l’I-pad de la visite muséale, celui des visiteurs armés de leurs Smartphones photographiant ou filmant les images fixes ou mobiles : démultiplication des images en leurs reflets, laissant le monde réel en arrière plan et en panne de lui-même, de sa chair, de son affect et de son sens ! Mais peut-être est-ce aussi une appropriation du réel qui passe par ses images. Ce qui n’est pas sans rappeler le cockpit aveugle des avions de guerre où le pilote joue la partie comme l’adolescent joue avec ses jeux vidéo : le réel est mis à distance, occulté par son image aménagée, la guerre se fait jeu, sans états d’âme ! Nouvelles valeurs numérisées données à la vie ?
L’exposition est constituée par un ensemble d’œuvres choisies et regroupées thématiquement où la question de l’argent est cruciale, surreprésentée par différentes œuvres et artistes : L’Argent, film de Robert Bresson, One Million Dollars ou I Am A Coin de Wilfredo Prieto, Cash Machine de Sophie Calle… par exemple. C’est que selon les commissaires de l’exposition l’argent, la valeur en elle-même, liée à l’objet d’un commerce ou valeur symbolique dématérialisée, détachée de la vente fait image, à la fois par l’objet symbolique utile à la transaction : la monnaie, la pièce, le billet de banque, le chèque et ce en quoi ils sont images en référence et par son comptage, opération basique de dématérialisation, bien antérieure à l’apparition de l’informatique.
L’image, en son inflation, en sa quantité illimitée, en son flux permanent, finit par se noyer et par perdre sa qualité d’image pour devenir comme la musique ambiante, un bruit de fond, un décor sans accroche pour le regard, sans focalisation, comme il en va ici, dans cette exposition avec ces milliers d’images tapissant les murs, comme le fait ici l’œuvre d’Evan Roth, Since You Were Born, comme il en va au dehors, dans nos villes du monde, avec le Street Art et les annonces publicitaires qui s’auto dissolvent en leur présence pléthorique. Comme il en va désormais avec la photo qui fut à son origine déniée en tant qu’art, considérée comme une simple technique, puis devenue art avec ses salons internationaux et ses vedettes, avant de glisser vers l’imagerie en s’exposant partout sur les murs des villes, en immenses formats et se confondant avec l’image d’ambiance sans épaisseur réelle. Autrement avec l’artiste Ana Vitoria Mussi, l’image est à la fois présentée et représentée par une sorte de sculpture, un objet tridimensionnel, Por um fio, faite de 20 000 négatifs datant de l’époque où la photo passait encore par le négatif, une installation-fontaine, peut-on dire, où les négatifs descendent le long d’un cylindre jusqu’au sol. Plus loin, l’œuvre photographique d’Andreas Gursky nous met face à une photo géante (échelle 1/1) d’un entrepôt d’Amazon où des livres en immense quantité sont en attente de leur livraison. Image vertigineuse, reflet ou métaphore de notre société surpeuplée de milliards d’humains, jusqu’au non-sens total. Yves Klein est représenté dans cette exposition sur la question de sa vente : « Cession d’une zone de sensibilité picturale immatérielle ». Klein abondait dans une spiritualité exacerbée et ésotérique et son fameux YKB (Yves Klein Blue) faisait partie de cette catégorie où le fameux bleu outremer, « ultramarine blue » (une poudre de pigments), renvoyait explicitement à l’infini, autant qu’au bleu de la Méditerranée. Il en fut de même de son « envol » depuis une fenêtre, au cours duquel il se serait sinon dématérialisé, aurait au moins franchi un pas entre le monde réel et son monde idéel. Ici, pour rejoindre l’exposition Le Supermarché des Images, on dira que Yves Klein avait réussi à remplacer l’œuvre dans sa dimension artisanale et matérielle par de la poudre bleue, de la poudre d’or ou une simple photo. Poudre aux yeux ou acte génial ? Avec la « Cession d’une zone de sensibilité picturale immatérielle » Klein avait imaginé une transaction avec les collectionneurs où il abandonnait le vulgaire papier-monnaie de la vente pour un certain poids d’or fin en échange de zones immatérielles et virtuelles. Le certificat de transaction était brulé lors d’une performance. Aujourd’hui, on pense inévitablement, avec cette opération de transaction-vente, aux crypto monnaies dématérialisées, délestées des liasses de billets autant que des agences bancaires que l’on manipule encore dans certains pays. L’exposition accumule ainsi les exemples, beaucoup d’exemples d’œuvres de périodes révolues jusqu’à nos jours, peut-être un peu de manière excessive ou tout du moins ne privilégiant pas ce qui peut être essentiel pour le propos, car cette succession de propositions est inégale quant à l’intérêt de chacune par rapport à l’autre comme par rapport à l’annonce du titre de l’exposition.
L’image en sa quantité phénoménale, en sa présence sous tant de formes, y compris en un au-delà du cadre – celui qui délimita si longtemps et délimite encore la plupart des images, finit-elle, finira-t-elle par tuer ou changer significativement l’art ou ce que l’on dit être l’art ? Le cadre instauré comme un désir de définir un territoire du visible, de ce qui est donné à voir, imposé même, excluant ce qui ne l’est pas (le hors cadre, hors champ), ce qui ne doit pas ou ne saurait être montré est-il en voie de disparition malgré le cinéma ? Il est indéniable que l’art est en mutation rapide et n’est déjà plus ce qu’il fut avec par exemple le système des avant-gardes ou la postmodernité, subverti par une multiplicité d’images et n’ayant pas du tout la même consistance, la même destination que celle qu’eut l’art. En témoigne sans doute cette inflation de lieux de vente de l’art, des supermarchés de l’art où se vend ce qui prétend être de l’art ; ces lieux pullulent désormais à proximité des grandes institutions muséales. S’y vend un art qui fait avant tout image plus qu’il n’est art, ce sont avant tout des photos et des peintures, des objets-signes produits en nombre et plutôt décoratifs, qui évoquent des œuvres d’art mais dont la profondeur en tant qu’œuvres d’art semble singulièrement absente, des sous-objets d’art, un ersatz d’art ? Ici en effet, du point de vue de la nature des œuvres on est bien souvent dans le sous produit se référant assez explicitement à un mouvement ou à une tendance artistique, voire à un artiste notoire. Les œuvres témoignent cependant d’une maîtrise du métier, d’un savoir-faire indéniables mais restent dénuées de créativité, comme des sous-produits de notre société de consommation. Cet art, malgré l’authenticité des peintures et des photos, est un art de l’image en sa duplication infinie, ce qui lui enlève sans nul doute sa qualité potentielle d’art, non point en ses dimensions et définitions académiques convenues par le marché et leur prix, mais en tant que valeurs spirituelles au plan réflexif et cognitif, capables de résister à la fois au temps, aux modes, aux goûts et à l’arbitraire de leurs précaires valeurs vénales. Objets de consommation, jetables à l’envi. Autre approche de la question de la mort de l’art ou de sa transformation par son succès et par les foules immenses de ses visiteurs : l’art est le plus souvent constitué d’objets rares et précieux, présentés dans des lieux, les musées, par exemple, qui n’en peuvent plus d’accueillir ces foules et se sont transformés en commerces culturels. L’exposition Léonard de Vinci qui vient de se terminer au Louvre en témoigne : réservations obligatoires, files d’attente interminables, temps de visite minuté… et le plus célèbre de ses tableaux, la fameuse Joconde, était absent, représenté non pas par une copie mais par une visite en 3D dans son lieu de présentation habituel. Alors, l’art deviendrait sa propre image, rendant inutile l’original ? Et l’image va-t-elle se substituer à l’individu dépecé et reconstitué en un montage/assemblage d’images numériques ?
L’envie peut surgir dans l’imaginaire de poursuivre, d’amplifier le choix des œuvres et de compléter l’exposition avec d’autres œuvres dont nous avons connaissance, avec d’autres questions que soulève cette imagerie invasive ! Une exposition au risque de ne concerner qu’un certain public ; mais ici, au Jeu de Paume, les choix se jouent loin des modes et des notoriétés portées par la seule spéculation, loin des expositions imposées à certaines institutions muséales par un mécénat dont les fondements s’appellent davantage profit qu’amour de l’art et de ce qu’il véhicule au plan de l’esprit comme du goût.