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« Toutes les lumières de ce monde sont des nourrissons de la lumière du Soleil. »
Sohrawardi, « La Langue des fourmis »
Se fondateur de la philosophie illuminative, Shahâbeddin Sohrawardi, naquit en 1155 à Sohravard (province de Zandjân) dans le nord-est de l’Iran, et il fut exécuté alors qu’il n’avait que 36 ans sur ordre de Saladin en 1191 à Alep (Syrie), où se trouve sa tombe. Saladin fut le gouverneur d’Alep de 1183 à 1193.
L’ouvrage philosophique le plus connu de Sohrawardi est intitulé Hikmat al-Ishrâq (Sagesse illuminative) [1] qui témoigne de son approche novatrice et originale du discours philosophique qui se distingue considérablement de la philosophie péripatéticienne, entendue ici dans le sens large de l’ensemble du courant philosophique qui succéda à Aristote.
L’un des objectifs de Sohrawardi était d’affiner et d’élargir le système péripatétique d’Avicenne (980-1037). Sohrawardi veillait essentiellement à ce que sa philosophie illuminative ne soit pas reléguée à la position d’« outil » de la théologie, comme l’œuvre de plusieurs penseurs de la fin du XIIe siècle qui, en suivant les conseils de Mohammad Ghazali (1058-1111), voulaient limiter la philosophie à un simple auxiliaire permettant de justifier des présuppositions théologiques. Au XIIIe siècle, Mohammad Shahrazuri, un disciple enthousiaste de Sohrawardi, rédigea le premier commentaire sur la philosophie illuminative de son maître. Très tôt, la philosophie de l’illumination devint une école indépendante de la période post-avicennienne.
Les historiens médiévaux et les érudits contemporains différencient la philosophie péripatéticienne de la philosophie illuminative en termes de principes ontologiques, épistémologiques et cosmologiques.
La philosophie illuminative s’écarte du péripatétisme sur plusieurs points : 1) la terminologie ; 2) la priorité épistémologique de l’intuitif par rapport à une vision purement syllogistique (prémisses et conclusion) ; 3) l’utilisation d’un « métalangage de lumière ».
La construction de ce métalangage de lumière commence avec le nom que Sohrawardi donne à son système philosophique : « Hikmat al-Ishrâq » (Sagesse illuminative) ; le mot « ishrâq » signifiant « lever du soleil ». Il ne s’agit pas d’un rejet de la pensée péripatéticienne ou avicennienne, mais plutôt d’un effort philosophique en vue d’insérer cette pensée dans le cadre d’une « métaphysique des lumières ».
Cette métaphysique des lumières s’appuie sur l’association entre trois notions : l’appréhendé (saisi par l’esprit), le manifeste (l’évidence) et la lumière. Elle s’applique ensuite à toutes les entités dans le continuum du réel. Ainsi, tout ce qui existe dans le monde (matière, intellect, imagination et âme) est un être de lumière de divers degrés de luminosité et se propage à partir de la source qui est la « lumière des lumières ».
Au début de la deuxième partie de Hikmat al-Ishrâq, Sohrawardi élabore cette association entre le manifeste et la lumière : « S’il y a dans l’existence quelque chose qui n’a besoin ni de définition ni d’élucidation, c’est ce qui est manifeste. Rien n’est plus manifeste que la lumière. Donc il n’est rien qui soit, plus que la lumière, indépendant de toute définition. »
La Langue des fourmis
Le soleil, « astre de grand éclat », trouve sa place dans le célèbre Verset de la Lumière (Coran : 24-35) : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un récipient de cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat. »
Ce verset nous dit que Dieu est « la lumière des cieux et de la terre ». Dieu est la lumière primordiale et personne ne peut montrer la lumière. Quant au soleil, personne ne peut montrer la lumière du soleil, mais seulement le soleil. C’est peut-être ce que Sohrawardi essaie de faire dans son système philosophique largement inspiré, entre autres, de la source coranique. Dieu, la « Lumière des lumières », illumine tout ce qui est dans les cieux et sur la terre, mais cette lumière reste « invisible ». Le soleil, qui est une source de lumière « visible », devient donc un symbole puissant dans l’œuvre de Sohrawardi. Il illumine le cœur et l’âme ; il est à la fois la connaissance et le secret.
« La langue des fourmis » est un essai célèbre de Sohrawardi qui comprend dix paraboles courtes mais très célèbres. Ces paraboles, de tonalités plus mystiques et spirituelles que philosophiques, reprennent les principaux thèmes de sa théosophie orientale. [2]
Dans la brève introduction de « La langue des fourmis », le philosophe explique implicitement que ces paraboles contiennent quelques « secrets » mystiques qu’il adresse aux initiés : « Un de mes amis dont la haute indulgence s’était tournée vers ma pauvre personne, demanda instamment que quelque discours lui vînt en aide pour lui frayer la voie mystique, réserve faite qu’il en refuserait communication aux incapables – s’il plaît à Dieu. C’est à ce discours que l’on a donné le titre de « Langue des fourmis ». À Dieu de l’exaucer. » (Traduction du persan en français par Henry Corbin)
Le soleil est présent dans sept des dix paraboles de « La langue des fourmis ». Dans les trois paraboles (III, V, VIII) où le soleil est absent, le « roi » semble le remplacer. Dans certaines de ces paraboles, le soleil joue des rôles essentiels.
Parabole I :
« Chaque être subit une attirance vers son origine et désire rejoindre son lieu primitif et sa source », telle est la leçon à tirer de la première parabole de « La langue des fourmis ».
À l’aube, quelques fourmis voient des gouttes de rosée sur des feuilles et s’interrogent sur leur origine. Viennent-elles de la terre ? Viennent-elles de la mer ? Parmi elles, il y avait une fourmi « douée d’ingéniosité » qui leur dit de patienter pour connaître l’origine de la rosée, car « chaque être subit une attirance vers son origine et désire rejoindre son lieu primitif et sa source ». Les fourmis attendirent jusqu’à ce que le soleil se lève et commence à chauffer. Alors les gouttes de rosée commencèrent à être aspirées vers la hauteur. Ainsi, les fourmis reconnurent que les gouttes de rosée n’appartenaient pas à la terre, et que si elles se dirigeaient vers l’air, c’est que l’air était leur origine.
À la fin de la parabole, Sohrawardi cite trois versets du Coran :
- « Lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut. Dieu propose aux hommes des paraboles et Dieu est Omniscient. » (24:35)
- « Et que tout aboutit, en vérité, vers ton Seigneur. » (53:42)
- « Vers Lui monte la bonne parole, et Il élève haut la bonne action. » (35:10)
Parabole VI :
La sixième parabole de « La Langue des fourmis » est une leçon sur la connaissance et l’ignorance. La lumière du soleil est ici le symbole de la connaissance et de la sagesse, et il faut que les âmes et les cœurs soient prêts à le recevoir. Dans ce cas, « c’est vivre que de mourir et mourir que de vivre », écrit Sohrawardi en faisant référence au mystique persan du Xe siècle, Mansour Hallâj (858-922), figure emblématique du soufisme islamique condamné et exécuté pour hérésie.
Un jour, des chauves-souris eurent une dispute avec un caméléon. La nuit, quand l’obscurité se répandit et que « le roi des planètes » descendit du ciel, les chauves-souris attaquèrent le caméléon et le firent prisonnier afin de le châtier et de le tuer pour se venger. La nuit, elles dirent : « Quelle est la manière de châtier ce caméléon ? » Pour le tuer, elles conclurent finalement qu’il n’y avait pas de pire châtiment que de lui faire « contempler le soleil ». En réalité, les chauves-souris ne pouvaient concevoir une mort plus terrible que la contemplation du soleil. Or, ce fut la mort que le pauvre caméléon désirait en lui-même. Dans ce sens, la frontière entre la vie et la mort s’effaçait pour lui. Sohrawardi cite ensuite la célèbre phrase attribuée à Mansour Hallâj : « Tuez-moi donc mes camarades, en me tuant vous me ferez vivre. »
Le matin, après le lever du soleil, les chauves-souris jetèrent le caméléon hors de leur maison sombre afin de le châtier par la contemplation du rayonnement du soleil. Mais sans le savoir, les chauves-souris redonnèrent la vie au caméléon au lieu de le torturer. En effet, ce qui était considéré comme la mort pour les chauves-souris était la vie pour le caméléon. Sohrawardi cite alors le célèbre verset coranique sur le martyr : « Ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le sentier de Dieu soient morts. Au contraire, ils sont vivants auprès de leur Seigneur, bien pourvus et joyeux de la faveur que Dieu leur a accordée. » (3:169-170)
Parabole VII :
La septième parabole de « La Langue des fourmis » qui relate l’histoire d’une huppe prise au milieu des hiboux, nous donne une autre leçon du soufisme : « Parle aux gens selon la capacité de leur intelligence ». La huppe est renommée pour sa vue extrêmement perçante, tandis que les hiboux sont complètement « myopes ». La huppe passa une nuit dans le nid des hiboux. Au matin, la huppe décida de continuer son voyage et dit au revoir aux hiboux. Ces derniers lui dirent : « Se met-on jamais en marche pendant le jour ? » La huppe fut étonnée et répondit que « tous les mouvements ont lieu pendant le jour ». Les hiboux lui dirent qu’elle était folle, car personne ne pouvait rien voir pendant le jour qui était « tout ténébreux ». La huppe répondit que c’était tout le contraire. « Toutes les lumières de ce monde sont des enfants de la lumière du Soleil, et tout ce qui brille tient de sa lumière et lui emprunte son propre éclat », leur dit la huppe soulignant que sous la lumière du soleil l’on pouvait dire : « Je suis dans le monde de la Présence, je suis dans la vision directe ». Or, pour les hiboux, le jour était « ne pas voir ». Ils demandèrent donc à la huppe de se repentir, qu’elle risquait sa vie pour son « hérésie » et ils se mirent à la frapper.
La huppe s’inspira de cette leçon du soufisme : « Parle aux gens selon la capacité de leur intelligence ». Aussitôt, elle ferma les yeux et dit qu’elle atteindrait le même niveau que les hiboux en devenant aveugle. Sohrawardi souligne que « divulguer le secret divin est infidélité, divulguer le secret de la prédestination est désobéissance, publier un secret est infidélité. » Le texte mentionne ensuite deux versets du Coran :
- « Que ne se prosternent-ils devant Dieu qui fait sortir ce qui est caché dans les cieux et la terre, et qui sait ce que vous cachez et aussi ce que vous divulguez ? » (27:25)
- « Et il n’est rien dont Nous n’ayons les réserves et Nous ne le faisons descendre que dans une mesure déterminée. » (15:21)
Parabole IX :
La neuvième parabole de « La Langue des fourmis » est sans doute la plus explicite en ce qui concerne la place symbolique du soleil dans la philosophie illuminative de Sohrawardi. Elle est aussi une illustration parfaite de la célèbre phrase de Hallâj : « Je suis la vérité » (Ana al-haqq) dans le sens où l’homme qui est immergé dans l’océan de la vérité possède un rang spirituel très élevé car il devient, selon les mystiques, l’expression de cette vérité.
Dans cette parabole, Sohrawardi relate que le prophète Idrîs (probablement Hénoch, selon la tradition biblique) avait, grâce à Dieu, le pouvoir de s’entretenir avec des corps célestes. Il parla à la Lune et lui demanda pourquoi sa lumière était « tantôt décroissante et tantôt croissante ». La Lune lui dit qu’elle n’avait pas de lumière, qu’elle ne reflétait que celle du Soleil, et que la croissance et la décroissance lunaires n’étaient que l’effet du rapprochement ou de l’éloignement de la source de la lumière solaire. Le soleil y est présenté comme le symbole parfait de la « présence » dans son sens mystique, c’est-à-dire le rapprochement avec la source de la vérité.
Voici le texte complet de cette neuvième parabole de « La Langue des fourmis », traduit en français par Henry Corbin :
Toutes les étoiles et les constellations eurent un entretien avec Idrîs, -sur lui soit la paix ! Il interrogea la Lune : « Pourquoi, dit-il, ta lumière est-elle tantôt décroissante et tantôt croissante ? » La Lune répondit : « Sache que mon corps est obscur, mais lisse et pur, de moi-même je n’ai aucune lumière ; mais lorsque je suis en opposition avec le soleil, dans la mesure même de cette opposition, une similitude de sa lumière tombe dans le miroir de mon corps, tout comme les formes des autres corps apparaissent dans les miroirs. Lorsque j’arrive au point extrême de l’opposition, je m’élève du nadir de la nouvelle lune au zénith de la pleine lune ». Idrîs lui demanda : « Jusqu’à quelle limite va son amitié avec toi ? » Elle répondit : « Jusqu’à cette limite que lorsque je regarde en moi-même au temps de la rencontre, c’est le soleil que je vois parce que la similitude de la lumière du soleil est visible en moi, tellement le poli de ma surface et la pureté de ma face sont rivés à recevoir sa lumière. Alors, à chaque regard que je dirige en moi-même, je constate que tout est soleil. Ne vois-tu pas que si l’on place un miroir en face du soleil, la forme du soleil y apparaît ? Si par Décret divin le miroir avait des yeux, et s’il regardait en lui-même au moment où il est en face du soleil, il constaterait que tout est soleil, bien que lui-même soit en fer. « Je suis le soleil (Ana al-shams) » dirait-il, parce qu’en lui-même il ne verrait rien d’autre que le soleil. Et s’il allait jusqu’à dire : « Je suis la Vérité (Ana al-Haqq), Ah ! gloire à moi, combien sublime est mon cas. » Il faudrait même alors recevoir son excuse. Tu m’avais rapproché de Toi, au point que j’ai cru que ton « C’est Moi » était le mien. »
[1] Neuve-Église, Amélie : Le monde imaginal ou l’Orient de la connaissance dans la mystique iranienne, in : La Revue de Téhéran, n° 11, octobre 2006. Accessible à : http://www.teheran.ir/spip.php?article473#gsc.tab=0   ;
[2] Pourmazaheri, Afsaneh : Sohrawardi et la théosophie orientale, in : La Revue de Téhéran, n° 60, novembre 2010. Accessible à : http://www.teheran.ir/spip.php?article1290#gsc.tab=0