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La crise afghane et ses conséquences socio-politiques ont toujours eu des échos dans le monde du septième art. Le cinéma français, à son tour, n’est pas resté silencieux dans ce domaine et s’est toujours engagé dans la représentation des souffrances du peuple afghan.
De nombreux films français sont consacrés aux problèmes causés par les années de guerre et de violence en Afghanistan. Mais ces films portent un regard français ou occidental sur ce sujet. [1] Cette vision, sans vouloir la qualifier de négative ou de positive, produit des effets éloignés de la réalité sur le terrain de ce pays musulman d’Asie centrale. Cette tendance dans le cinéma français se vérifie en particulier concernant la question des droits des femmes afghanes. Certains cinéastes immigrés d’origine afghane comme Atiq Rahimi et Barmak Akram comptent parmi les initiateurs de cette tendance en France, mais cette préoccupation concerne aussi des cinéastes français non afghans. Le film d’animation Les Hirondelles de Kaboul, réalisé par les françaises Éléa Gobbé-Mévellec et Zabou Breitman, en est un exemple réussi.
Le présent article se veut être une réflexion la plus neutre possible sur ce film français qui se déroule dans un cadre familier pour des spectateurs iraniens. Relevons que dans la bande-son du film et dans le générique final, nous entendons une chanson persane très nostalgique avec la voix d’une chanteuse iranienne. En outre, le distributeur du film est la société française Memento Films, bien connue en Iran pour son rôle dans la distribution à l’international des films d’Asghar Farhâdi.
Sorti en 2019, le film d’animation Les Hirondelles de Kaboul parle de l’Afghanistan des années 1990 et met en scène la violence subie par les femmes afghanes au temps où le régime terroriste des Talibans dominait l’Afghanistan. Ce film est basé sur un roman du même nom rédigé par l’auteur franco-algérien Yasmina Khadra. Précisons que la traduction persane de ce roman est publiée en Iran par les éditions Amitis et Naghsh-o-Negar, bien que malheureusement cette traduction ait été réalisée à partir de la traduction anglaise du roman.
Le film Les Hirondelles de Kaboul s’inscrit dans la continuation d’un courant du cinéma français qui traite de la crise afghane et des impacts destructeurs des longues années de guerre civile sur la vie des femmes déjà victimes d’un système de pensée patriarcale dominant traditionnellement en Afghanistan surtout chez les Pashtouns. À cet égard, on peut nommer d’autres films comme L’enfant de Kaboul (2008) et Vajmeh (2013) de Barmak Akram, ou encore Pierre de patience (2012) d’Atiq Rahimi. Cette attention que le cinéma français porte à la cause afghane est parallèlement visible dans l’admiration dont font preuve des critiques et cinéphiles français à l’égard des films pro-afghans réalisés en dehors de l’Hexagone. Cela se reflète particulièrement dans l’accueil réservé à ces films dans les festivals français. Par exemple, le film Osama réalisé par Sediq Barmak et qui commence par une phrase d’Ali Shariati, a remporté le prix de la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2003. Le drame Terre et Cendres, avec un scénario parfait du défunt Kambuzia Partovi a été acclamé au Festival de Cannes en 2004. Un autre exemple encore plus récent est le film d’animation Parvaneh initialement intitulé Breadwinner, une production conjointe de l’Irlande, du Canada et du Luxembourg, qui a été diffusé dans les cinémas français en 2017 et a attiré l’attention des critiques et passionnés du septième art en France. L’animation Les Hirondelles de Kaboul, à son tour, a pu remporter le prix Un Certain regard au Festival de Cannes en 2019 et le César du Meilleur long métrage d’animation en 2020. Quant à l’aspect financier, le film a dégagé des recettes d’environ 2,5 millions de dollars en France et dans le monde ; un chiffre honorable pour les films de ce genre dans le cinéma français.
La conception graphique du film Les Hirondelles de Kaboul est l’œuvre d’Éléa Gobbé-Mévellec, née en 1985, dont le travail a déjà été apprécié par les Iraniens, amoureux des films d’animation dans le cadre de la conception graphique de la merveilleuse animation Le Prophète, réalisée en 2014 d’après le chef-d’œuvre littéraire de l’écrivain libanais Gibran Khalil Gibran.
L’animation de 81 minutes Les Hirondelles de Kaboul traite des défis de la vie de Zunaira, une femme éduquée, moderne et intellectuelle afghane qui, avec son époux Mohsen, vit dans la ville de Kaboul occupée par les Talibans entre 1996 et 2001. Comme d’autres résidents de la capitale afghane, le couple est menacé par le comportement extrémiste et les crimes aveugles du régime terroriste des Talibans. Zunaira, d’une personnalité ouverte d’esprit, idéaliste, laïque et libérale, ne respecte pas les restrictions exigeant de vivre comme une femme musulmane soumise d’après le modèle dicté par les lois radicales des Talibans issues de leur interprétation wahhabite de l’islam. Zunaira écoute de la musique, danse chez elle, pratique l’art de la peinture et exprime des idées socio-politiques réformistes. Elle montre ouvertement sa bonne humeur et rit à haute voix dans les rues de Kaboul. Mohsen, intellectuel peu déçu des perspectives politiques de son pays, appelle son épouse à être plus prudente, mais l’esprit vif, résistant et contre l’oppression de Zunaira ne veut pas succomber aux pressions psychologiques et physiques de la tyrannie moyenâgeuse des Talibans. Malgré leurs problèmes financiers, le jeune couple se sent heureux à cause du grand amour qui les unit. La force perturbatrice du récit se déclenche quand, à la suite d’une punition violente infligée par la police morale des Talibans contre Zunaira pour avoir simplement porté des chaussures blanches dans la rue, une querelle éclate entre le couple. Zunaira et Mohsen se disputent dans la maison. Mohsen avoue à sa femme qu’il a commis lui-même une grande faute en jetant une pierre en direction d’une femme lapidée dans les rues de Kaboul. Zunaira se fâche. La jeune femme pousse son mari qui tombe par terre et meurt accidentellement. Zunaira est arrêtée pour le meurtre de son mari. Le tribunal des Talibans condamne la jeune fille à la peine de mort sans considérer le caractère non intentionnel de son acte, ce qui est une violation manifeste de la jurisprudence islamique.
Dans un autre volet de l’histoire, le film fait parallèlement référence à la vie de Tofigh et de sa femme Mussarat. Tofigh, ancien combattant dans la lutte contre les Soviets et actuel gardien de la prison des Talibans, rencontre Zunaira dans sa cellule. Tofigh ne supporte plus les crimes des Talibans commis au nom de l’islam, et malgré sa coopération quasiment forcée avec ces terroristes, il doute à propos de la justesse de leur idéologie wahhabite. Cette impasse philosophique est encore aggravée par la maladie de Mussarat et sa stérilité qui contribuent à la profonde dépression de Tofigh. Malgré les suggestions de ses amis, Tofigh ne veut pas divorcer de Mussarat car elle est l’infirmière qui l’a soigné pendant la guerre contre les occupants soviets, et une épouse fidèle et douce. Dans la prison des Talibans, Tofigh découvre la beauté de Zunaira et tombe amoureux d’elle, mais il ne trahit finalement pas sa femme et avoue la vérité à Mussarat qui, d’un geste généreux et compréhensif, pardonne à son mari. Le couple essaie alors de sauver Zunaira. En fin de compte, Mussarat, à qui les médecins ont prédit une mort dans quelques mois, fait un grand sacrifice et se rend au lieu de l’exécution à la place de Zunaira, en portant ses vêtements et son tchadri (burqa afghane). Zunaira s’échappe mais sa liberté coutera chère à Mussarat mais aussi à Tofigh, qui sera aussi exécuté sur place par les Talibans.
Les Hirondelles de Kaboul réussissent très bien à dépeindre le discours de haine des Talibans. Dans les premières séquences du film, le plan choquant de la lapidation d’une femme afghane par les Talibans met en scène la violence aveugle et brutale du régime. Dans les séquences où les réalisatrices juxtaposent les images très bipolarisées du cinéma, de l’université et de la librairie de Kaboul avant et après l’arrivée au pouvoir des Talibans, le film compare les conditions de vie des habitants de l’ancienne Kaboul avec celle de l’époque des Talibans. Les scènes chargées de destruction et d’obscurité dépeintes dans le film reflètent les impacts de la guerre sur la capitale afghane qui, d’après la comparaison donnée par les réalisatrices du film, était autrefois une ville vive, libre et dynamique. Les images des chars russes abandonnés dans les rues de Kaboul évoquent les terribles conséquences de l’intervention militaire soviétique en Afghanistan. Cette approche russophobe se retrouve dans la quasi-totalité des films occidentaux sur l’Afghanistan. Cela nous rappelle surtout le film Kite Runner (2007) de Mark Forster basé sur le chef-d’œuvre romanesque de Khaled Hosseini. Les séquences où les personnes mutilées racontent leurs souvenirs à propos des affrontements des Moudjahidines contre les communistes sont également importantes à cet égard. La prison où se trouve Zunaira est l’ancienne université de Kaboul transformée par les Talibans en centre de détention. Le tas de livres abandonnés dans les salles de l’université de Kaboul et la vitrine en ruine de la librairie préférée de Mohsen et Zunaira condamnent la pensée salafiste opposée à la science et au système éducatif moderne, ce que l’on peut retrouver aussi dans le comportement de Daesh et de Boko Haram. À cette époque de la fermeture des universités et des écoles, Mohsen rencontre son ami Arash, ancien professeur à l’université de Kaboul, qui lui propose, ainsi qu’à sa femme, d’organiser des cours secrets pour les jeunes étudiants. Mohsen hésite. Il préfère quitter le pays. Zunaira l’encourage à accepter et à s’efforcer de briser l’atmosphère d’ignorance et d’obscurantisme imposée par les Talibans en éduquant les prochaines générations. Dans les séquences finales du film, Zunaira se réfugie dans la maison du même Arash après avoir échappé aux Talibans. Zunaira rejoint Arash pour accomplir la mission de former les générations futures qui doivent construire l’Afghanistan post-Taliban.
Il apparaît clairement que la préoccupation essentielle de ce film est de présenter les femmes afghanes comme les premières victimes de la barbarie des Talibans. Les plans bipolarisés du film comparent l’habillement, le rôle social, et le mode de vie des femmes afghanes avant et après l’occupation de Kaboul par les Talibans. Ce film français critique les lois extrémistes imposées aux femmes par ces derniers. En effet, l’hirondelle dans ce film est en fait le symbole de la femme afghane. Au début du film, la séquence de la lapidation de la femme afghane vient juste après la séquence où un groupe armé de Talibans monté sur un pick-up tue sadiquement une hirondelle. Les ailes sanglantes de l’hirondelle vont de pair avec les vêtements ensanglantés de la pauvre femme lapidée. À la fin du film, dans l’histoire de l’évasion de Zunaira du stade de Kaboul (le lieu d’exécution), lors d’une séquence, les femmes fuient devant un commandant des Talibans. Dans ce plan aussi, les réalisatrices du film insistent sur l’image où ces femmes opprimées se transforment en hirondelles et s’envolent pour atteindre leur liberté. Par la présentation du caractère de Zunaira, le film veut nous dire que ces femmes-hirondelles n’ont pas d’autre choix que de s’engager, elles-mêmes, contre les falsifications religieuses, contre l’ignorance de la société et contre la tyrannie des politiciens corrompus.
Mais le film Les Hirondelles de Kaboul montre aussi certaines lacunes dans son analyse sur la crise afghane et sur la méthode qu’il propose aux femmes afghanes en vue de poursuivre leurs objectifs. Il semble que les deux réalisatrices françaises du film aient fait des erreurs dans la description visuelle et morale du caractère de Zunaira qui s’éloigne trop de l’image réelle de la femme afghane. Zunaira est dessinée dans le film plutôt comme une fille parisienne. Ce personnage ne ressemble pas à une fille de Kaboul, héritière de siècles d’oppression, de discrimination et de patriarcat. Elle se maquille à l’occidentale et surtout, son rouge à lèvres foncé et sa coiffure provocatrice rappellent ceux des princesses figurant dans les animations de Walt Disney. D’un point de vue esthétique, le film n’a pas réussi à figurer les caractéristiques de la beauté afghane via la figure de Zunaira. Ses yeux en particulier, ainsi que la forme de son visage ne reflètent pas l’archétype esthétique de la femme afghane. En ce qui concerne les aspects psychologiques aussi, dans certains cas, les comportements trop perturbateurs de Zunaira semblent un peu effrénés, radicaux et même repoussants dans le cas d’une femme musulmane afghane. Zunaira ne veut pas accepter la réalité de la société afghane. Elle est trop rêveuse et ne connait pas l’art de s’adapter. Au lieu de se focaliser sur une représentation idéalisée et francisée de la femme afghane, les deux réalisatrices du film auraient peut-être dû davantage faire correspondre leur personnage-clé à la réalité de la vie des femmes afghanes. En réalité, Éléa Gobbé-Mévellec et Zabou Breitman ont dépeint les femmes afghanes sur la base des valeurs françaises sans présenter une solution concrète pour promouvoir la condition des droits des femmes en Afghanistan. L’identité francisée de Zunaira l’empêche de poursuivre des aspirations légitimes dans le cadre d’un plan logique et réaliste tenant compte des limites traditionnelles des femmes dans la société conservatrice de l’Afghanistan. Le non-conformisme rebelle de cette jeune femme détruit pratiquement son foyer familial et coûte cher à son entourage. Son mari bien-aimé Mohsen perd la vie, et Tofigh et Mussarat, en tant que représentants de la génération précédente, sont sacrifiés pour sa libération. La vision française des droits des femmes en Afghanistan ne considère malheureusement pas l’identité religieuse et culturelle des femmes afghanes et leur statut de mère. Le comportement de Zunaira dans Les Hirondelles de Kaboul est similaire à celui de certaines militantes occidentalisées des droits des femmes en Afghanistan de nos jours. La nécessité de changer les conditions de vie des femmes afghanes est une vérité indéniable, mais les sensibilités politiques, religieuses et familiales de la société afghane doivent être prises en compte dans les efforts menés pour défendre la cause féminine, sinon ces efforts aboutiront aux tristes nouvelles concernant les réactions violentes et les attentats terroristes qui ciblent ces activistes féministes en Afghanistan. Dans les années qui ont suivi la chute des Talibans, certaines émissions de télévision afghanes, certaines artistes et chanteuses afghanes, certaines parlementaires ou certaines ambassadrices et femmes diplomates afghanes en mission à l’étranger ont essayé d’aider, à leur manière, à alléger les souffrances des femmes afghanes, mais leurs méthodes n’étaient pas toujours appropriées. Dans la pratique, la vie des femmes et des filles afghanes dans les villes et les villages du pays demeure dramatique.
Une autre critique que l’on peut adresser au film Les Hirondelles de Kaboul est le silence du film à l’égard des racines historiques et géopolitiques de la crise afghane. Dans une séquence du film où Mohsen est forcé d’aller à la mosquée par des Talibans, les cinéastes français insèrent dans leur film le discours extrémiste de l’imam de la Grande Mosquée de Kaboul et imposent ainsi à leur public une vision islamophobe. Les cris d’Allah Akbar des fidèles dans la mosquée à la fin de ce discours radical et salafiste et cet appel à la haine de l’imam taliban transmettent une image déformée de l’islam. N’oublions pas le sentiment négatif que la société française éprouve aujourd’hui vis-à-vis de l’expression Allah Akbar suite aux propagandes islamophobes de certains médias français. Dans ce film, les cinéastes français critiquent les Talibans mais ne cherchent pas les origines idéologiques de leur violence. Les Hirondelles de Kaboul ne parlent pas du rôle des pays occidentaux dans la création d’al-Qaïda et des Talibans. Ce film reste muet sur les soutiens financiers qu’ils ont reçus de la part de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis. Parmi les pays interventionnistes en Afghanistan, seule l’Union soviétique est condamnée. Dans la séquence de préparation du stade de Kaboul pour la scène de l’exécution de Zunaira, le commandant des Talibans souligne pourtant la présence de responsables pakistanais lors de la cérémonie, mais le rôle des pétrodollars saoudiens et émiratis ou l’interventionnisme du gouvernement américain n’est jamais mentionné au cours du film. Pourtant, le spectateur vigilant ne peut ignorer qu’en mars 2020, le régime américain a signé un accord de paix avec ces mêmes Talibans !
Certes, au cours des dernières décennies, l’ingérence des États occidentaux a été l’élément déstabilisateur le plus néfaste en Afghanistan, mais le film Les Hirondelles de Kaboul ne s’efforce que de condamner la violence religieuse des Talibans et de présenter une fausse opposition entre la pratique de l’islam d’une part, et le progrès social et l’amélioration des conditions de vie des femmes d’autre part.
Malgré ces réserves politiques, Les Hirondelles de Kaboul doivent être considérées comme un film réussi dans son genre. À part certains défauts dans l’engagement des acteurs culturels français dans la crise afghane, cette approche des cinéastes français et les activités de certaines institutions françaises peuvent être qualifiées de louables et fructueuses. Le film réveille les émotions des auditeurs et les emmène dans les rues poussiéreuses et tristes de la Kaboul des Talibans. De plus, bien qu’il montre l’amertume de la vie des femmes afghanes, le film promeut parallèlement l’espoir d’un avenir meilleur.
Dans ce film, malgré l’occupation de Kaboul par les Talibans, la vie continue. La violence et l’oppression des Talibans ont pu faire taire toutes les voix, à l’exception des voix heureuses des enfants afghans qui continuent de jouer dans les rues de cette Kaboul occupée. Dans Les Hirondelles de Kaboul, les cris de joie de ces petites filles et ces petits garçons nous donnent cet espoir qu’un nouvel Afghanistan naîtra bientôt à partir des ruines de la guerre.
[1] Notons néanmoins que le film est une coproduction française, suisse et luxembourgeoise