N° 177, automne 2021

Eugène Leroy, peintre Exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris 15 avril - 28 août 2022


Jean-Pierre Brigaudiot


Un art de la croûte

En langage courant, pour ce qui est de la peinture, et en français, il est de coutume d’appeler croûte un mauvais tableau sur lequel l’artiste s’est acharné à peindre, dépeindre et repeindre un même sujet sans arriver à quoi que ce soit de convaincant si ce n’est un résultat de l’ordre du barbouillage et de la plus grande confusion. Avec Eugène Leroy, nous sommes confrontés à une peinture qui, tout au long de sa carrière, s’affirme et donne à voir comme faite d’une croûte épaisse où le sujet est enfoui dans des épaisseurs de peinture mises en couches successives par touches grasses, multiples, répétées et colorées. Car ici, le sujet est enfoui et ne surgit pas si aisément ; il reste incertain et le visiteur a maintes fois besoin du secours du cartel avec le titre du tableau pour y lire, par exemple : Paysage, Crucifiction ou bien encore Autoportrait. Apparition est sans doute le terme le plus pertinent pour exprimer la modalité selon laquelle se perçoit le sujet représenté. De même, le sujet se perçoit sans pour autant se voir, comme on perçoit une forme dans le brouillard. Autrement dit, avec Eugène Leroy la forme s’informe, passe du défini à un défini en doute de lui-même.

Indifférente aux mouvements artistiques qui sont à la fois dominants et contemporains, la peinture d’Eugène Leroy reste très à part de ceux-ci, qui, en une période post-duchampienne allant s’éternisant, se questionne elle-même tant quant à sa légitimité théorique qu’aux formes qu’elle pourrait revêtir. L’art, au moment où les avant-gardes s’essoufflent, se cherche des modalités d’être autrement, en dehors du champ de sa définition, de ses définitions.

Eugène Leroy, Autoportrait, vers 1958 Huile sur bois Collection particulière, Roubaix, France

Eugène Leroy (1910-2000) est né et a vécu dans le Nord de la France, à Tourcoing. Longtemps, du fait qu’il fut professeur de latin et de grec, et surtout qu’il vécut hors des circuits de l’art contemporain, il restera un artiste en marge, découvert très tardivement par le monde de l’art parisien, dans un système très centralisé. On peut considérer qu’il apparaît sur la scène artistique parisienne lors de sa première exposition à la galerie Claude Bernard, en 1961, puis son fils ouvrit une galerie à Paris, en 1978, où Eugène Leroy fut dès lors représenté. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris l’exposa en 1988. Ce fut la Dokumenta de Kassel qui en 1992 consacra définitivement Eugène Leroy comme un peintre marginal, mais d’importance, il avait alors 82 ans. Puis il fut invité à la Biennale de Venise en 1995, autre consécration. D’autre part, son œuvre restera définitivement en un réel et important décalage par rapport aux avant-gardes et plus largement avec la modernité dont il fut pourtant contemporain. Tout au plus, si l’on prend en compte la présente exposition très exhaustive du MAMVP, cette œuvre d’Eugène Leroy pourrait être associée au plan (in)formel et texturel, à celle de certains artistes de l’Art Informel, dont évidemment Fautrier : l’œuvre d’Eugène Leroy et celle de Fautrier partagent, outre leur contemporanéité, leur usage déterminé d’une matière picturale épaisse où la pâte et la couleur sont à la fois accumulées et comme écrasées, où les formes sont embourbées et se noient dans la pâte picturale, bref une peinture des figures du doute. Chez Fautrier, cependant, les camaïeux en tonalités de beiges font moins de place à une vraie couleur, à une palette colorée plus franche omniprésente dans l’œuvre de Leroy. Mais cette peinture convoque également en ses alentours certaines périodes de Monet, dont celle des Nymphéas, plus, certes, par l’évanescence de la forme que par l’épaisseur de la pâte picturale. Avec la peinture d’Eugène Leroy, la forme surgit à grand-peine de la pâte-boue initiale, celle dont il est question par ailleurs avec la création de l’homme, dans la Bible. Boue que le sculpteur ou le céramiste vont malaxer pour lui donner figure humaine, ou pour donner la vie, lorsque le sculpteur n’est autre que Dieu.

Eugène Leroy, D’après La Ronde de nuit, 1990 huile sur toile

Avec Eugène Leroy, le tableau est un champ de bataille inversé où la lutte avec la boue, avec la matière primitive et colorée, donne la vie au lieu que cette lutte ne l’ôte pas aux combattants. Champ de bataille où la forme sort de la boue, au lieu de s’y dissoudre. Vie offerte à l’allusion, à des formes, corps, paysages, qui quelquefois nécessitent de faire appel au titre du tableau pour y reconnaître, malgré tout, l’un des quelques sujets favoris du peintre. Mais cette relativement faible possibilité de reconnaître le sujet figuré importe assez peu, car, en tant que spectateur, on sait bien qu’ici, avec cette peinture informelle, au sens où les formes ne sont pas abouties en tant que telles, pas clairement délimitées, nous sommes tout à fait aux antipodes d’un art construit et conduit par la raison, avant toute autre motivation. Bref, nous sommes, avec Eugène Leroy, aux antipodes de, par exemple, David et de son mode d’élaboration du tableau construit, en sous-jacence par une structure géométrique soumise aux lois de la perspective albertienne, avec également une composition qui, outre la géométrie, s’appuie et se construit ô combien savamment avec la couleur, en un répertoire coloré hyper savant et rationnel, cela débouchant sur une peinture ou l’esprit savant (cosa mentale) l’emporte sur l’émotion, où le savoir-faire l’emporte sur le ressenti pressenti.

Eugène Leroy, D’après le Concert Champestre, 1990 huile sur toile 130 x 162cm Collection particulière, France Photo Jörg von Bruchhausen © Adagp, Paris, 2022

Une peinture de l’émotion

Si la construction logique, savante et rationnelle, appuyée sur la géométrie et la perspective albertienne, ne fait pas partie du monde pictural d’Eugène Leroy, il est évident que les modalités d’apparition du tableau prennent appui sur d’autres ressources dont celles de l’émotion. S’exposer, en tant que visiteur, à la peinture d’Eugène Leroy est s’exposer à recevoir en son âme un sentiment fort, celui de la création, de toute création, en ce qu’elle est essentielle, en ce qu’elle conte et raconte du surgissement de l’homme, celui qui est poussière et redeviendra poussière ; ici il s’agit de la boue faire pâte colorée. Car, qu’importe le sujet, la manière dont il surgit est primordiale et renvoie le visiteur à l’essence même de sa propre vie et de sa très hypothétique raison d’être. En ce qu’il en est du monde il trouve en ces toiles et en ces figures incertaines, sa propre histoire, sortie avec labeur de la nuit des temps, son propre moi que l’autre, celui qui se devine à peine sur la toile d’Eugène Leroy lui conte.

Peut-être que l’émotion causée par la peinture d’Eugène Leroy a à voir avec l’émotion que suscitent les Nymphéas de Monet, car pour Monet le sujet n’est que secondaire, venant après la primauté accordée à l’acte magique de peindre la beauté du monde, au-delà des objets qui le meublent. Acte pour donner naissance plus à la beauté pure qu’à un sujet figuré. Prise de distance par rapport au sujet, qui, chez Leroy, Fautrier et Monet (parmi d’autres encore), privilégie de manière absolue le pressenti-ressenti. Les formes ainsi dissoutes dans une matière picturale très tactile, évoquent une pensée et perception non abouties des choses du monde, un pressenti qui se suffit largement à lui-même pour dire le monde bien au-delà du pouvoir, dire des mots à jamais incapables d’en dire et exprimer autant.

Eugène Leroy, Sans titre, 1994 Oil sur toile 32 × 25 1/2 in 81.3 × 64.8 cm

C’est sans doute ce pouvoir d’émotion, plus qu’un dispositif esthétique, qui génère la force captivante de cette peinture d’Eugène Leroy. Car la peinture, ici, recèle bien peu de formes, au profit d’une relative pauvreté formelle choisie par l’artiste, et cette peinture repose sur une palette colorée plutôt terne et boueuse, qui, peut-être, évoque les magmas volcaniques, ceux que, par exemple, l’on foule aux pieds lorsqu’on escalade les pentes de l’Etna. Ceci permet à cette peinture de conduire son voyeur vers une émotion primordiale et essentielle, celle que peut provoquer un paysage, un coucher de soleil, une brume automnale, un champ de coquelicots, un ciel de plomb…et tant encore. 

Quant à satisfaire à la volonté, voire à la nécessité de classement ou de catégorisation, la peinture d’Eugène Leroy ne relève pas à proprement parler de l’Art Informel qui désigne avant tout une période de la peinture abstraite, avec par exemple Wols ou Tapies. Elle ne relève pas non plus d’une forme d’Art Brut, en ce sens qu’elle n’a point pour fondements un rejet des savoir-faire posé en a priori ou une totale absence de savoir-faire initial et appris. En effet, Eugène Leroy, s’il n’a pas vraiment étudié dans une école d’art, a assidûment fréquenté les musées et rencontré et connu, ressenti, appris, une réelle diversité d’œuvres. Eugène Leroy reste en fait un cas particulier de démarche conduite en dehors et à côté des mouvements artistiques qui lui furent contemporains. Et c’est là que réside une partie de l’intérêt de l’œuvre d’Eugène Leroy : échapper aux catégories et classements opérés par la critique et qui, bien souvent, incarcèrent l’art.

Eugène Leroy, Composition, 1967 Aquarelle 29 1/10 × 42 1/10 à 74 × 107 cm

L’exposition semble très exhaustive de l’œuvre d’Eugène Leroy, des tableaux de petits et moyens formats, sauf rare exception, et quelques dessins sur papier, notamment ceux de têtes de mort, dessins de petits formats au crayon pour la plupart, très pâles où la figure se formule en un enchevêtrement de traits, un peu comme il en va des dessins de Giacometti : trait du doute, de la recherche de lui-même comme affirmation de ce qu’il veut figurer.


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