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L’Écomusée du Dr Rahgoshay à Badroud :
Un outil pédagogique au service de la sauvegarde du patrimoine et de la promotion de l’identité nationale
Directrice de l’Écomusée du Dr Rahgoshy
Badroud est une petite ville de la province d’Ispahan au centre de l’Iran. Elle se situe dans le département de Natanz, à 60 km au sud de Kashan. La ville de Badroud est au carrefour de deux sites archéologiques : Sialk à Kashan et Arisman, dans le département de Natanz. Tepe Sialk appartient peut-être à la civilisation protoélamite, et le monticule était probablement autrefois une ziggourat construite vers 3000 av. J.-C.
Une étude conjointe menée par l’Organisation iranienne du patrimoine culturel, le Louvre et l’Institut français de recherche d’Iran a également vérifié et confirmé que les plus anciennes colonies de Sialk remontent à 5500-6000 ans av. J.-C., avec des preuves d’activités métallurgiques à l’appui. Par ailleurs, des ruines de fours à métaux et de l’architecture d’une ville industrielle vieille de 6000 ans, ainsi que des artefacts en métal, en argent, en cuivre ont été découverts sur le site d’Arisman, un important site archéologique en terre cuite en Iran.
La ville de Badroud présentait donc un potentiel naturel diversifié à la fois proche de la montagne et du désert, des vestiges de monuments historiques de la période sassanide (Forteresse Karshâhi) ainsi que deux sites archéologiques.
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À mon arrivée en Iran, il y a 30 ans, il n’y avait pas encore de politique générale de restauration des habitations dans leurs communes d’origine où les jeunes générations pouvaient imaginer la vie quotidienne traditionnelle de Badroud en bordure du désert.
Notre mission a consisté à rénover cette propriété en respectant l’architecture, les divers corps de bâtiments et surtout la distribution et la destination des différentes pièces sur une surface de plus de 7000 m2, véritable espace d’initiation, en y replaçant une collection de matériel agricole ainsi que de mobilier et de plusieurs centaines d’objets issus d’espace de la vie courante du siècle passé et notamment de la cuisine traditionnelle (ou « Madbakh »), le Panj-dari, le Korsykhaneh, le Zurkhaneh… pour rappeler les us et les coutumes d’antan.
Notre souci était de consolider une présence, un témoignage vivant des traditions séculaires en respectant dans la rénovation, la structure, l’âme et l’authenticité de cette propriété.
Nous avons donné une dimension collective à cette responsabilité, que nous devions tous partager, dans le devoir de conservation, de commémoration et de transmission aux générations futures d’un patrimoine matériel et immatériel des arts et des traditions populaires.
Ainsi, toutes nos activités éducatives et culturelles ont eu pour objectif de créer des espaces de liberté, d’expression et de collaboration qui stimulent l’engagement des petits et des grands, car tous ces enseignements, dans des disciplines d’éveil interactives très variées, sont destinés à répondre à leur curiosité et à leur demande.
L’Écomusée du Dr Rahgoshay collabore activement avec des universités et des associations culturelles dans le monde entier et reçoit régulièrement des universitaires, artistes, poètes, musiciens, peintres, écrivains iraniens et étrangers.
Conformément au slogan du Conseil international des musées (International Council of Museums, ICOM) pour la Journée internationale des musées en 2022 relatif au « pouvoir des musées », nous pouvons constater que la présentation de collections de l’Écomusée du Dr Rahgoshay, l’organisation de multiples événements festifs traditionnels comme Norooz, Mehregan, Yalda ou culturels parmi tant d’autres, comme les hommages aux poètes Mowlana, Saadi ou Hafez, les journées mondiales de l’enfance et de la paix, auxquelles s’ajoute toute une palette diversifiée de cours de musique, d’initiation à la poésie, à la lecture et la récitation du « Livre des Rois » de Ferdowsi, d’ateliers de théâtre, de sauvegarde et de rédaction des histoires orales de nos grands-mères, des berceuses qu’elles fredonnaient, des traditions artisanales et culinaires et tout un éventail de cours de poterie, de sculpture, d’astronomie, de calligraphie, etc., le tout proposé gratuitement aux enfants, aux adolescents et aux étudiants, ont démultiplié la large expérience pédagogique de l’Écomusée du Dr Rahgoshay. L’échange, le partage, la communication et une prise de conscience de la nécessité de mettre en valeur un tissu social, ont pu rétablir un sentiment d’appartenance collective dans le but de façonner une société civile plus informée et plus engagée.
L’éducation est ici un vecteur, un pouvoir très important pour sensibiliser et responsabiliser le jeune public aux enjeux de la protection de l’environnement et plus particulièrement de la gestion de l’eau dans la région d’Ispahan.
Dans le monde globalisé et interdépendant d’aujourd’hui, des fractions culturelles importantes apparaissent entre les cultures traditionnelles et une nouvelle « sous-culture » moderne et sans véritables racines.
L’Écomusée du Dr Rahgoshay s’est engagé à initier les jeunes générations à leur culture traditionnelle pour ne pas perdre les acquis de la civilisation iranienne au profit des cultures importées.
Convaincus que la sauvegarde et la transmission du patrimoine culturel prendraient toute leur valeur si elles étaient poursuivies dans le cadre d’activités ludiques, mon mari, Mohammad Rahgoshay, propriétaire et fondateur de l’Écomusée privé à Badroud, qui fonctionne sur ses propres deniers, et moi-même, avons trouvé l’opportunité de rendre hommage au passé et en particulier aux ancêtres de cette communauté, en générant une nouvelle impulsion en vue de préserver et garantir la pérennité des anciennes traditions appartenant aux valeurs sociales culturelles et à la mémoire collective de la région.
Bien évidemment, la protection de la langue locale, le badi, hérité de la langue pahlavi, était également une priorité pour le Musée, car la mort de cette langue conduirait inévitablement à la perte définitive des traditions et expressions orales.
Cette langue du sud-ouest de l’Iran est devenue un dialecte de prestige pendant l’empire sassanide (224–654) et a également été parlée dans d’autres régions de l’empire. Le nom initial était Pārsīk, qui est par conséquent à l’origine du nom natif de la langue persane moderne - Parsi ou Farsi.
Le temps était venu d’évaluer le potentiel touristique, levier du développement local de cette région rurale. Le tourisme devant permettre de dynamiser les activités économiques traditionnelles et de mettre en valeur les particularités culturelles locales.
Toutefois, l’enjeu essentiel de nos activités était d’initier un processus de consolidation de la paix entre les générations, les nationalités et les cultures.
L’objectif étant clairement défini, l’Écomusée du Dr Rahgoshay pouvait lancer son nouveau projet intitulé « L’histoire de Badroud à travers des poupées traditionnelles cousues main ». Ce projet ambitieux s’articule autour 150 poupées ethniques en chiffon racontant aux enfants l’histoire de leur communauté.
Ces poupées folkloriques traditionnelles sont fabriquées selon des techniques qui n’ont pas changé depuis des générations. Ce sont des figurines en tissu et des jouets pour enfants. Les poupées sont faites à la maison à partir de matériaux naturels, écologiques et recyclables comme de vieux tissus ou du coton, et elles sont bourrées de fils de laine. Elles répondent à des conceptions originales de costumes folkloriques et n’ont pas d’ornements particuliers, si ce n’est une pierre ou un coquillage posé sur une épingle pour les protéger du mauvais œil ou pour bannir les sorts de malchance.
Nos poupées ethniques sont uniques et représentatives de la tradition exceptionnelle de la culture familiale et de l’art populaire iraniens. Les poupées de chiffon sont l’un des jouets pour enfants les plus anciens qui existent.
Le premier objectif de ce projet était de rétablir le dialogue entre les générations. Pour atteindre cet objectif, nous avons organisé plusieurs réunions à la maison et invité les générations les plus âgées à parler librement de leur propre enfance avec leurs petits-enfants. Nous voulions donner à nos aïeux des occasions d’interagir avec les jeunes et de leur transmettre leur vécu, leur histoire.
Ensuite, nous avons commencé à rechercher les noms des premiers villageois, il y a environ 80 ans, dans différentes activités professionnelles très importantes, par exemple, le premier médecin, le maître de l’école coranique, le chamelier ou la sage-femme.
Cette tradition ancestrale des poupées de chiffon s’était perdue à Badroud, mais l’Écomusée du Dr Rahgoshay s’est attelé à la restaurer, notamment parce que nous avions conservé une poupée de famille, qui a environ 100 ans.
Toutes nos poupées ont une carte d’identité, afin que les visiteurs locaux puissent se souvenir de leurs noms, prénoms et professions et être fiers de leurs ancêtres.
Nous avons aujourd’hui une collection de plus de 150 poupées placées dans leur environnement local (maison, atelier ou marché). Ces poupées sont visibles dans 34 maisons de poupées miniatures avec mobilier, luminaires et accessoires, disposées sur des étagères en bois recouvertes de torchis, un matériau de construction collant fait de terre humide, d’argile et de paille.
Ce projet qui rappelle l’histoire d’une communauté tout entière est unique en son genre en Iran.
Ces lieux témoignent de la vie quotidienne des artisans, comme :
-les potiers, rappelant que la plupart des récipients étaient faits à la main et construits à partir de bobines d’argile,
-les agriculteurs, qui assumaient le rôle principal dans l’économie locale,
-l’herboriste qui aidait les femmes du village avec sa phytothérapie comme la tisane spéciale ou l’extrait de plante pour les soins de santé primaires,
-les artisans du cuivre avec leurs pots martelés à la main,
-les chameliers, car à cette époque, le moyen typique du transport de la laine, des cotonnades, du sel ou du thé dans le désert était assuré par les caravanes.
Nous n’avons pas oublié les sages-femmes et les femmes qui étaient généralement occupées à tisser des tapis à la maison, car cette activité générait des revenus substantiels dans les zones rurales.
D’autres lieux montrent des événements festifs traditionnels comme Norooz, le Nouvel An iranien, Yalda, la nuit la plus longue de l’année ou Achoura, qui est la commémoration du martyre de l’Imam Hossein.
Notre deuxième objectif était de mettre l’accent sur le rôle des mères au sein de la famille, dans le cadre du processus de sensibilisation à une culture de la paix.
Contrairement à ce que l’on croit, la société traditionnelle en Iran est matriarcale. Le but n’est pas d’avoir un pouvoir sur les autres et sur la nature, mais de suivre les valeurs maternelles, c’est-à-dire de nourrir la vie naturelle, sociale et culturelle basée sur le respect mutuel.
En effet, la paix ne signifie rien pour un enfant dans un pays qui n’est pas en guerre. C’est la mère qui va éduquer ses enfants à la tolérance, au respect des différences fraternelles et familiales, qui joue un rôle d’enseignement de l’apaisement et de la médiation, qui crée un dialogue interfamilial et construit une réconciliation basée sur le respect de l’autre.
En jouant avec les poupées, les enfants apprendront à se connaître et à se reconnaître, dans des jeux de coopération et de jeu de rôle, ils iront plus loin dans la connaissance d’eux-mêmes, découvriront leurs ressemblances, feront un pas vers les autres, réaliseront leur expérience. Ils apprendront le sens de la complémentarité, base de la justice sociale qui repose sur le partage des valeurs morales des différentes traditions et cultures.
Le jeu agira également comme un miroir et sensibilisera les enfants à l’importance et au plaisir d’écouter et de communiquer. Ainsi, ils apprendront à mieux reconnaître leurs émotions, à les comprendre, à chercher des façons créatives de les apaiser et à tenter de trouver une résolution non violente aux tensions et aux conflits afin de revitaliser le groupe. Ainsi, pendant la crise, les mères diront à leurs enfants qu’il est sain et normal d’éprouver des sentiments accablants.
Ils apprendront qu’ils n’ont pas à avoir peur de ces émotions puissantes comme la peur, la colère, la tristesse, la confusion, l’inquiétude, etc. Les enfants doivent ressentir ce qu’ils ressentent sans essayer de masquer ces sentiments ; ils accepteront également qu’ils s’atténuent avec le temps. Par conséquent, il est important que les enfants sachent qu’ils ont vécu une crise. Plus tard, ce sera pour les jeunes un modèle de référence qui les aidera à la désescalade des comportements et à initier des actions pour sortir de mauvaises situations.
Le troisième objectif de la fabrication de ces poupées a été atteint, car les adultes ont ainsi pu renforcer les liens sociaux, enseigner, se souvenir et consolider les leçons de leur jeunesse. Avec des mots et des proverbes du passé, des chansons ou des poèmes typiques, la plupart du temps en langue locale, les coutumes, les savoir-faire, les croyances et les contes séculaires sont expliqués, en plus des mythes et du folklore reflétant certaines valeurs ou histoires culturelles sont préservés.
L’intégration des enfants par le biais de la narration dans la vie quotidienne, y compris les activités des adultes, leur a permis d’apprendre par l’observation. Cette inclusion a favorisé un sentiment de communauté, de participation et de cohésion.
Certains parents ont réalisé la valeur d’avoir un investissement personnel dans les objets de jeu de leur enfant et se sont impliqués émotionnellement dans les jouets qu’ils ont créés de leurs propres mains.
Des règles sociales telles que des coutumes et des codes de conduite, des normes concernant le comportement et les relations publiques ont été créées ou recréées, suggérées sans être explicitement énoncées, communiquées et modifiées. Le processus d’apprentissage de ces compétences sociales a facilité l’interaction et conduit à la communication et à la socialisation, soulignant l’importance de la langue maternelle et des langues locales.
Dans ce processus de consolidation de la paix, les aînés apportent une quantité considérable d’expériences, de connaissances et de souvenirs dans la gestion de la prévention des conflits. Grâce aux traditions orales, ils sont capables de transmettre aux jeunes générations des leçons importantes sur la vie, les relations et les compétences dans la résolution de conflits.
Traditionnellement, les femmes ont joué le rôle de médiateurs dans les conflits interpersonnels, familiaux et communautaires. Puisque les femmes ou les personnes âgées agissant en tant que médiatrices ont une connaissance personnelle des différends et des situations de conflit, elles seront aussi susceptibles d’encourager le pardon et la réconciliation.
Elles veulent que ces conflits soient résolus avec succès afin que règnent la paix et l’harmonie sociales dans les familles et dans leur communauté. Elles demanderont aux personnes de se réunir pour parler des problèmes et prendre des décisions.
Tous ces mécanismes, dans le triangle adultes-enfants et poupées, sont en place pour inciter les gens à régler leurs différends rapidement, efficacement, et le plus amicalement possible, permettant de maintenir la haute valeur culturelle qu’ils accordent au maintien des relations.
Il est intéressant de souligner que ces poupées étaient offertes à la jeune mariée, encore enfant, en tant que syng-e-saboor, lorsqu’elle se rendait au domicile de son mari. Dans le folklore persan, il existe une pierre noire magique, Syng-e-saboor (la pierre de patience) à laquelle on peut tout confier. La pierre écoute, s’imprégnant de tous les mots, des secrets, de la misère, jusqu’à ce qu’elle finisse par exploser, et ce jour-là, on est instantanément délivré de toutes ses souffrances et de ses soucis.
Ainsi les jeunes filles pouvaient partager avec leurs poupées toutes leurs émotions, leur bonheur, leur tristesse, leur angoisse et se remémorer en tenant cette poupée dans leurs bras, l’atmosphère chaleureuse de la maison de leurs parents. Lorsqu’elles avaient elles-mêmes une fille, elles la lui léguaient. La poupée représente donc un lien entre les différentes générations et elle est un symbole de continuité dans la famille. La poupée construit le rapport de la nouvelle mariée au monde, en la protégeant de la violence d’un rapport direct et immédiat avec la réalité extérieure. Cette poupée authentique traverse le temps et exprime une succession.
Ainsi, le Musée du Dr Rahgoshay a pu encourager la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de cette petite ville du centre de l’Iran et sa transmission à la jeune génération.
Ce patrimoine est constitué d’un ensemble de traditions, chants, danses et musiques, poèmes, jeux, contes, artisanat, célébrations et rituels hérités du passé, qui renforcent le sentiment d’identité et l’attachement aux racines de la communauté, facteurs importants nécessaires pour atteindre des objectifs de développement communs.
En fait, l’érosion de la transmission de ce patrimoine est largement liée à l’émergence de nouvelles technologies comme Internet, les téléphones portables et les satellites qui ont privé les jeunes personnes de repères, conduisant à l’incompréhension et parfois au rejet d’une communauté à laquelle ils ne se sentent plus associés.
La culture et ses diverses manifestations contribuent à la construction d’une identité partagée et au renforcement de la cohésion sociale et de la solidarité.
Pour toutes ces activités, les expositions, les séminaires internationaux, plus de cent heures de programmes TV, radio et documentaires divers, plus de cinquante articles dans les journaux, magazines et online, l’Écomusée du Dr Rahgoshay à Badroud a reçu depuis 2015 maintes fois le prix du Premier Musée Prive ICOM en Iran et encore cette année en 2022 ainsi que d’autres nombreuses distinctions. L’innovation numérique, un website en trois langues, des pages sur des réseaux sociaux ont aussi permis de rendre quotidiennement le musée plus accessible à tous.
Notre dernier objectif, mais non des moindres, est la promotion d’un dialogue interculturel. De mars 2016 à mai 2022, nos poupées ethniques, en tant qu’Ambassadrices de la Paix et de l’Amitié, ont fait une centaine de voyages dans plus de vingt-cinq pays sur les cinq continents et ont rejoint les collections provisoires et permanentes de nombreux musées de réputation mondiale et de musées iraniens.
Ces poupées nous ont permis de mieux faire connaître la société, la culture, la littérature, les us et coutumes de l’Iran et nous avons constaté que nos partenaires portaient un regard nouveau, curieux et sans préjugé sur l’Iran.
* Myriam Goetz-Rahgoshay, 64 ans, de nationalité française, est juriste de formation. Mariée avec Mohammad Rahgoshay, Docteur d’État et Professeur de Géologie à l’Université Shahid Beheshti de Téhéran, elle vit à Téhéran où depuis 30 ans, elle mène de nombreuses actions dans le cadre de l’Enseignement du FLE (français langue étrangère).