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J’avais pris l’habitude d’enfiler mes plus beaux habits tous les matins. Après quoi, je dégustais un bon café noir. Je plaçais les miettes de pain dans un sac et je prenais toujours soin d’emmener une petite collation : deux belles pommes et un sandwich. Je me dirigeais ensuite vers le lac pour y nourrir les oiseaux. Mais au fond, je savais bien que ce n’était qu’un prétexte. Ce qui me poussait à longer ce lac, c’était de voir l’homme solitaire qui venait s’y installer tous les jours. Il posait une toile immaculée sur son chevalet et travaillait sans relâche jusqu’à la tombée de la nuit.
Il s’installait toujours dans le même coin, au sud du lac. Il ne changeait jamais de place, pas même de quelques degrés. Il esquissait toujours le même paysage sans jamais se lasser. Dès l’aube, il se livrait à la peinture, achevant son tableau avant que le soleil ne se couche. Tout doucement, il était tombé dans une routine ; il réalisait ses peintures tous les jours sous le même angle. Laissez-moi vous les dépeindre : des violettes sauvages jonchaient un sentier, près d’un étang bleu-vert et un vieux bateau, attaché au tronc d’un cyprès, se trouvait à l’extrême droite.
Moi, je me divertissais en nourrissant les oiseaux et je jetais, de temps à autre, un regard furtif sur sa toile. Ses gestes répétitifs m’ennuyaient à mourir. Il dessinait, depuis près de quatre mois, toujours le même coin pittoresque. Il avait donc dessiné plus de cent treize toiles identiques depuis mon arrivée ici ! Il travaillait beaucoup, mais en revanche, il ne parlait jamais. J’ai eu recours à toutes sortes d’astuces pour qu’il m’adresse la parole. J’ai tout essayé, en vain.
Quand le soleil couchant baignait ce lieu charmant de ses derniers rayons, il faisait quelques retouches au tableau avant de le terminer. On aurait dit qu’il découpait un morceau du paysage pour ensuite le coller tel quel sur la toile.
Il devait sûrement avoir une grosse clientèle, pensais-je. Ses amis désiraient sans doute acheter une peinture, avec des fleurs de lys sur un fond de campagne, qui irait bien avec leur mobilier. Ses clients se faisaient peut-être même concurrence pour se procurer un morceau de sa toile...
Il se mettait au travail avec tant d’ardeur qu’on aurait cru que c’était la première fois que ses yeux tombaient sur ce coin de paradis. Sur sa palette, il mélangeait avec amour les couleurs de l’arc-en-ciel. Tous ses tableaux étaient pareils…enfin presque. Seule la date à laquelle ils avaient été réalisés différait.
Le premier jour où je le vis, je me suis présentée, mais il ne dit rien en retour. Il ne s’était même pas donné la peine de me regarder. Je continuai ainsi : "Je suis venue ici pour me détendre quelque temps. J’ai pris une chambre à l’hôtel… là sur la colline. C’est un coin charmant, tu ne trouves pas ?" J’avais beau lui poser des questions, les réponses n’étaient jamais au rendez-vous. Les jours suivants, je ne lui ai plus adressé la parole, mais en revanche, j’ai chassé deux papillons et j’ai cueilli quelques violettes sur le bord du lac. J’ai tenté ma chance une autre fois, mais en procédant autrement.
Un jour, m’asseyant à ses côtés, j’ai déclaré : "Tu es un artiste de grand talent et tes peintures sont de vrais chefs-d’œuvre. Je rêve de m’acheter un de tes tableaux, quelqu’en soit le prix. Pour en accrocher un dans ma chambre, je serais prête à payer deux… trois et même quatre fois plus que le prix réel !"
Il ria sous cape sans mot dire, comme de coutume. A partir de ce jour, nous n’échangeâmes plus le moindre mot. Ce qui me laissa amplement le temps de cueillir toutes les fleurs sauvages qui poussaient dans ces lieux. J’y ai même chassé plus de deux cents espèces de papillons. Mais il restait encore un dernier moyen pour attirer son attention, une dernière chance qu’il me fallait saisir à tout prix. S’il refuse tout de même de me parler, je quitterai cet endroit pour de bon, avais-je raisonné.
Le lendemain, je lui dis de but en blanc : "Fais mon portrait, s’il te plaît." Il me regarda à la dérobée et dit : "Bon, puisque tu y tiens tellement, assieds-toi là, sur le bord du bateau." Je me suis donc installée sur le bord de la barque, le visage rayonnant de joie. Je souriais, les jambes croisées et les cheveux épars. Je tenais mon menton dans la main. Je suis restée figée sur place, immobile comme une statue jusqu’au crépuscule. Il faisait déjà noir. Il ramassa ses outils avec mille soins et annonça enfin : "Allez, lève-toi. J’ai donné les derniers coups de pinceaux ; le travail est terminé."
En voyant la toile, je suis restée bouche bée. J’ai crié : "Tu es fou ou quoi ? Tu t’es donc moqué de moi toute la journée ! Je ne t’avais pas forcé à tracer mon portrait après tout. Tu aurais pu m’ignorer encore une fois comme tu l’as toujours fait ! Tu t’amuses à me faire perdre mon temps, c’est bien ça ?"
Vexée, je me suis dirigée vers la peinture ; je voulais la déchirer en mille morceaux. Mais il ne me laissa pas faire. Il me saisit aux poignets, me poussa et me jeta à terre. Il s’empara de la toile et détala à toutes jambes, sans même faire demi-tour pour voir si je ne m’étais pas blessée.
Je suis retournée à l’hôtel. Mes bagages étaient faits ; j’étais prête à partir. Pourtant, je n’arrivais pas à détacher mes pensées de ce lieu qui m’était devenu si cher. Un sentiment curieux me rattachait à ce petit coin. Comme j’étais encore épuisée, j’ai décidé de prolonger mon séjour. Quand je me souvenais de l’affreuse journée où j’étais restée immobile sur le bord de la barque des heures durant, je me froissais. Dire qu’en fin de journée un paysage identique à celui des jours précédents m’accueillait sur le chevalet ! Lui pardonner ? Jamais ! Je cherchais à me venger au plus vite. Il me fallait abîmer ses peintures auxquelles il tenait tant. اa risquerait sûrement de l’irriter… peut-être même de l’humilier !
Sur le chemin qui menait au lac, j’ai ramassé une motte de terre sèche. Si je parvenais à la lancer sur le tableau, le tour serait joué ! Je pourrais oublier cette mésaventure et mener une vie plaisante comme autrefois. Mais à la dernière minute, je changeai d’avis, me disant que ce serait un crime de détruire une œuvre d’art.
En longeant le lac l’après-midi, il s’est passé un phénomène incroyable : l’artiste était en train de nourrir les oiseaux ! C’était bien la première fois qu’il s’occupait à autre chose que la peinture. Il n’y avait ni toile, ni chevalet, ni palette pour y étaler les couleurs. Il s’avança, s’excusa de sa conduite haineuse de l’autre jour et me dit qu’il s’était fait tant de soucis à la pensée que je ne revienne plus ! Il me dit, le sourire aux lèvres : "Je suis si content que tu ne sois pas partie en fin de compte Si tu n’étais pas venue aujourd’hui, je serais venu moi-même te voir à l’hôtel. Les oiseaux ont pris l’habitude de venir ici, tu sais. Durant ton absence, c’est moi qui les ai nourris."
Après un moment de silence, il suggéra timidement : "Si tu m’accompagnais jusqu’à la maison ? J’aimerais tant te faire cadeau d’une de mes toiles !" Ma colère s’était alors complètement évanouie.
La maison, bien qu’elle fût grande, était remplie de peintures. Des milliers de tableaux, empilés les uns sur les autres, grimpaient jusqu’au plafond. Pas moyen de les compter tant ils étaient nombreux. Mon regard tomba sur quelques-uns : ils étaient tous pareils ! Je n’avais pas le goût de les regarder tous de près pour voir s’ils étaient exactement semblables. J’ai donc préféré lui demander : "Tous ces tableaux sont-ils vraiment identiques ?" C’est en riant qu’il répondit : "Toi, tu ne perçois aucune différence ; tu penses qu’ils sont tous pareils. A mes yeux de peintre par contre, ces paysages ne se ressemblent guère. Laisse-moi te montrer la première esquisse que j’ai réalisée."
Il m’entraîna d’escaliers en escaliers dans la chambre à coucher où le même tableau nous attendait. Cependant, de légères différences se faisaient voir : la silhouette d’une jeune femme y était peinte et les couleurs étaient crues. Cette toile datait d’il y a vingt ans.
Après avoir consulté ma montre, je me suis exclamée : "Il est tard ! Je dois rentrer." Il me pria de prendre le tableau qui me plaisait le plus. Mais il m’était difficile de le priver de l’une de ses peintures, il les aimait tant ! Après un long moment de réflexion, je finis par dire, d’une voix étranglée par l’émotion : "Ces œuvres d’art t’appartiennent, garde-les !" Mais en franchissant le seuil de la porte, j’avais changé d’avis. Je me suis retournée vers lui, en disant : "Donne-moi le portrait que tu as fait de moi !" Dans le fond du salon, il retira la peinture d’une grosse pile et m’assura que c’était celle que je voulais. Il rajouta : "Fais attention ! La peinture n’a pas encore séché."
Je l’ai remercié pour son cadeau et nous nous mîmes en route. Il me raccompagna jusqu’à l’hôtel où le moment des adieux arriva enfin. Il dit d’une petite voix : "Les oiseaux ont pris l’habitude de venir dans le coin où je m’installe. Ce sera à moi de les nourrir dorénavant. Je n’aurai donc plus le temps de me vouer à ma passion : l’art." Je lui ai dit d’une voix rassurante : "Tu n’auras qu’à les nourrir quelques temps. Je serai de retour d’ici peu. Après, tu continueras à dessiner comme tu l’as fait toute une vie."
Le vieillard est mort depuis vingt ans. Moi, je nourris les oiseaux sans jamais me lasser. En rentrant chez moi le soir, je m’allonge devant la peinture qu’il m’avait donnée pour m’endormir. Parfois, je rêve de la jeune femme qui est assise sur le bord de la barque.