|
Voir en ligne : Deuxième partie
23 Avril 1937
3 Ordibehecht 1316Henry de MONTHERLANT dont nous reproduisons le bel article ci- après, est l’un des auteurs les plus discutés de la littérature française contemporaine. Mais nous croyons que ce qui a été dit de plus intelligent, de moins partial, et quelquefois de plus sévère sur Montherlant, a été prononcé ou écrit par lui-même. Quelques uns veulent y voir une suprême habileté ; nous préférons croire à une sincérité suprême.
Citons parmi ses meilleurs ouvrages : La relève du matin (1920), Le Songe (1922), Le Paradis à l’ombre des Epées (1924), Aux fontaines du Désir (1927) Mors et Vita (1932). Encore un instant de bonheur,(1934) Les Célibataires (1934), Service inutile (1936), Les Jeunes Filles (1936).
On a dit que lire un livre de Montherlant était comme "prendre un bain d’intelligence.
Nos lecteurs ne manqueront pas d’apprécier comme il convient la reconnaissance que voue Montherlant à ses maîtres, les grands penseurs de l’Iran, et plus particulièrement à Omar Khayyâm et Saadi.
C’est seulement durant la période barbare de l’adolescence et de la vingtième année que la poésie fut pour moi de m’abêtir sur de grossières règles prosodiques, de compter sur mes doigts des syllabes, ou même de jouir de la cadence des vers. Plus tard, ce que je lui demandai, ce fut de créer un "climat" que je pusse reconstituer dans ma vie privée, qui fut toujours ma grande affaire. Les maître de l’Iran (et d’autre part ceux de la Chine) m’apportèrent assez tard - j’avais vingt-huit ans - la sorte de romanesque pour lequel j’étais fait, et dont les rimailleries européennes ne m’avaient donné aucune idée.
Ils m’ouvrirent le rideau sur une vie plus raffinée ; ils m’apprirent la réserve, le secret, l’extase (elle peut aller chez eux jusqu’à la mort) que l’on se tire des lignes d’un corps ou d’un visage, la submersion dans l’eau profonde de la poésie réalisée, la longue stupéfaction dans la beauté, la musique, et le pressentiment de l’amour, toutes choses que je n’appelai plus que "la féerie" ou " les choses du cinquième jardin", par allusion au "cinquième jardin" du Golestân et du Bahârestân, consacré "à l’amour et à la jeunesse". Leurs poètes, dont on ne sait jamais au juste s’ils s’adressent à un mortel, à une mortelle, ou à Dieu, flattaient ma tendance essentielle à jouer sur de multiples registres à la fois ; ils ne sont jamais très fixés, état qui entre tous m’est cher. Leur indifférence aux diverses religions, dont ils ne gardent que le Dieu unique (Hâfez, Saadi, Hâtif, Djalâleddin Roumi) rejoignait un syncrétisme qui fut toujours mien. Ils m’apprirent aussi par quelles équivoques on prolonge la féerie dans la contemplation : je n’en dirai pas plus là dessus ; il m’en faudrait trop dire. Telles de leurs phrases déclenchaient en moi une musique sans fin de mélancolie ou d’espérance, dont les échos, aujourd’hui encore, ne se sont pas éteints. Celle de Saadi, si douloureuse : "Des années s’écouleront pour toi sans que tu passes auprès du tombeau de ton père", celle de Djâmi, si consolante : "Le loup, harassé par ses courses nocturnes, voit la brebis lui offrir sa queue touffue pour reposer sa tête." Les héros de leurs apologues, délicats, moraux, cruels, avec une générosité un peu névropathe, au demeurant absurdes à souhait, me rappelèrent qu’on peut se passer du christianisme pour la charité, et des Anciens pour la grandeur de l’âme : ils m’apportaient le sublime, enveloppé de papier de soie. L’abstraction et la concentration de ces clercs, dont quelques-uns florissaient tranquillement au milieu de l’anarchie et de la guerre civile, m’affermirent dans un insouci du siècle qui m’était inné, et qui me rend proprement inintelligibles les préoccupations et les problèmes pour lesquels se passionnent mes contemporains d’Europe. Enfin, ils m’indiquèrent la voie de tels maîtres non-iraniens, mais plus ou moins proches d’eux, Loghmân et Confucius, auxquels je dois quelques maximes vraiment fondamentales pour moi, - les poutres maîtresses de ma maison intérieure.
Khosrow mettant son doigt dans sa bouche quand il aperçoit l’exquise Chirine, Ferdowsi qui "avait toujours dans sa solitude, outre les rossignols, un jeune ami, lettré, un petit musicien dont le luth et la grâce réveillaient son génie" (Michelet).
Djâmi lisant le Golestân à son petit garçon, "excellent enfant", et composant pour lui son chef d’œuvre, la belle Zoleikha ("C’est dans l’amour qu’elle naquit, qu’elle vécut et qu’elle mourut") me devinrent des ferments pour l’imagination aussi nécessaires que ceux, tirés des Grecs et des Romains, qui avaient fait la nourriture et l’exaltation de ma jeunesse. Mais entendons-nous bien ! Non pas les ferments d’une rêverie qui restât rêverie : d’une rêverie que toute mon activité - elle ne se consacra jamais qu’à cela - allait tendre à transposer dans le réel. Durant de longues périodes, au Maroc, en Tunisie en Tripolitaine, quelquefois même en Europe, j’ai pu penser, ma candeur aidant, que je revivais dans une certaine mesure la vie des poètes iraniens. Certaines heures passées à Tétouan, à Fez, à Tlemcen, à Tunis, pour ne parler que des grandes villes, sont les fruits d’or de ma vie.
Que je recrée dans le sens de ce que j’aime la Perse de Saadi et de Hâfez, la Chine de Li-tai-pé et de Thoufou, le Japon de l’époque Tokugawa, je le sais et ne suis pas dupe. Non plus que je ne m’exagère l’envergure poétique ni la portée morale de ces auteurs. Non plus que je n’ignore (pour avoir revu, en collaboration avec des lettrés musulmans, les traductions de maints poètes arabes) la scandaleuse caricature que donnent souvent des poètes orientaux leurs traducteurs européens. Mais il reste que je ne saurais imaginer un moment poétique de ma vie, qui ne soit un peu tributaire du génie iranien. En Europe, aux heures de poisse, ce n’est certes pas un Racine que je vais ouvrir, mais le diwân d’un homme de Shirâz : avec lui je construis le réel d’un lendemain plus heureux. Et enfin, c’est dans l’atmosphère des Iraniens que j’écrivis, au jour le jour, durant des années, cet ouvrage, Almouradiel, composé de près de deux cents poèmes entrecoupés de méditations philosophiques et de réflexions morales, dont j’ajourne depuis des années la publication, parce qu’il me semble qu’il ne regarde que moi.
De là mon vif plaisir lorsqu’une jeune iranienne, Madame Nayereh Samsami, me communique le chapitre qu’elle veut bien consacrer, dans un livre prêt à paraître, à l’influence de l’Iran sur mon œuvre (et encore ne connaît-elle rien d’Almouradiel !) et me dire son intention de faire prochainement une conférence sur le même sujet, à la Société des Etudes Iraniennes.
Causant avec Madame Samsami, je songeais à l’enchantement que Barrès eût éprouvé à l’entendre, elle-même très semblable à une figurine de miniature persane, si elle était venue à lui au moment où la sottise et l’hypocrisie recouvraient littéralement, comme une armée de limaces, son Jardin sur l’Oronte. Ce grand homme, si prudent à l’ordinaire, et si anxieux de l’approbation des imbéciles (c’est une des infirmités de son œuvre et de sa vie), en sortit de ses gonds, répliqua dans les revues, et je pourrais citer aussi quelques paroles qu’il me dit sur ses aboyeurs, avec tant de dédain qu’il n’arrivait plus à terminer ses phrases, qu’elles s’arrêtaient et tombaient à mi-chemin, au point qu’il finit par m’impatienter moi-même avec l’excès de son mépris, ce qui certes est une performance. A l’heure où Les jeunes filles et Pitié pour les Femmes me font jeter la sonde, horriblement, dans la lourdeur et la grossièreté des idées européennes sur l’amour, je me répète la parole (que j’avais citée à Barrès) de Loghmân, lorsqu’il est invité par ses amis à s’expliquer devant je ne sais quels pourceaux importants ou serins excités. "Ce serait dommage de leur dire des paroles de sagesse". Ces paroles de sagesse, ce sont celles que nous transmettent si souvent les penseurs et les poètes de l’Iran, et je suis heureux que le livre comme la conférence de Madame Samsami me donnent l’occasion de rendre hommage à tout ce qu’ils ont apporté dans ma vie.
En abordant Henry de Montherlant, je ne voudrais pas me limiter exclusivement à signaler l’influence qu’a exercée sur lui la lecture des poètes iraniens, mais je tâcherai de faire ressortir surtout la grande analogie d’idées et de style, la fraternité profonde et essentielle qui le lie à Hâfez, à Omar Khayyâm, à Saadi [1].
"Le mot poésie pour moi n’évoque ni Rimbaud, ni Baudelaire, mais les poètes orientaux. Je pense à la Chine, à l’Inde, à l’Iran surtout", disait un jour Henry de Montherlant. Et ne déclarait-il pas récemment : "Il reste que je ne saurais imaginer un moment poétique de ma vie qui ne soit un peu tributaire du génie persan" [2].
La poésie dans l’œuvre de cet auteur est infiniment semblable à celle des poètes iraniens. Comme eux, Montherlant a tendance à transposer la réalité de la vie sur un plan plus élevé, mais comme eux il ne tombe jamais dans l’abstrait, ni ne se détache un seul moment du sol.
Liaison harmonieuse de la réalité et du rêve, même manière de prendre l’enchantement au sérieux, de le considérer comme la vérité essentielle, capacité toute iranienne de faire de la féerie avec de la vie :
"Je ne crois et je n’espère qu’en la féerie. J’entends par féerie la réalisation, la mise en pratique de ma poésie. Tout l’exquis des choses et des êtres à base de volupté, et, si cela se pouvait, de tendresse (la mienne), mais ce serait trop beau" [3].
Comme Saadi et Hâfez, pour qui la contemplation mystique de la divinité est toute tissée d’éléments de beauté et de joie terrestres, Montherlant a besoin, pour s’isoler dans le monde, de la féerie et de la poésie et de créer une œuvre d’art avec la sensation presque physique d’une jouissance réelle. Dans les chapitres dédiés à ses années de nomadisme, "Les voyageurs traqués", "Palais ben Ayed", l’auteur nous dit que la beauté d’une ville ou d’un paysage, l’enchantement des lacs italiens ou de la baie de Tunis ne lui disent rien tant qu’ils ne sont qu’un décor. Il a besoin de participer, intimement, de sa propre joie, à celle de la nature, d’avoir lui même "un plein d’émotion" qui masquerait le grand déséquilibre qu’il y aurait à ne trouver dans sa vie intérieure rien d’assez grand ni d’assez fort pour "se sentir à l’aise" dans la nature, n’en être pas déçu. "Irons-nous en Perse si nous savons n’y pouvoir loger du bonheur ?" [4]. Tout, dans son œuvre, a l’accent du vécu, de l’éprouvé. "Celui-ci n’est pas du sang qui se satisfait exclusivement dans l’art" [5].
L’art découlant de la source même de l’existence, la contemplation et la rêverie bondissant immédiatement comme un acte de gratitude de l’enchantement sensuel fourni par la joie de vivre, ne le trouvons-nous pas déjà dans les mystiques iraniens tels que Djalâleddin Roumi, Fariddedin Attâr et d’autres, à qui le sens du divin si intimement mêlé pour eux au souffle de la création artistique, était révélé par la vue d’une "charmante aux joues colorées du teint de la rose", dont les cheveux leur parlaient de l’harmonie de l’univers, et dont l’éclat obscurcissait celui du soleil ?
On pourrait trouver dans le quatrain suivant de Khayyâm la définition de la "féerie réaliste" de Montherlant. "Il existe un état intermédiaire entre l’ivresse et la saine raison. Oh ! qu’avec bonheur je me constitue l’esclave de cet état, car là est la vie". La poésie de Montherlant, comme la vie, est inextricablement mêlée de raison et d’ivresse.
Avant de procéder à l’étude des affinités iraniennes dans la morale et les idées de ses autres œuvres, je passerai rapidement en revue les thèmes et le style d’ "Encore un instant de bonheur", poème écrit sous l’influence directe de Saadi et de Khayyâm. La divinisation de l’objet aimé, et l’exaltation du sentiment panthéiste de la grandeur et du néant, "cette impuissance de l’immensité", thèmes formant l’axe principal de ce poème inspirent à Montherlant la même exagération grandiose d’expression et de style que nous trouvons dans le Golestân. De même que chez Saadi, l’immensité de la sensation, la force avec laquelle elle est éprouvée, font paraître naturelles les comparaisons et les images les plus absurdes, les plus effrénées :
"Si les astres savaient mon bonheur, ils crouleraient se prosterner à mes pieds".
De même que ; "Si je jetais sur vous un atome de mon coeur, vous entreriez en fusion, Et si je tombais dans le feu de l’enfer, le feu de l’enfer serait brûlé". [6]
L’extase où Saadi est plongé par les parfums des roses de la divinité, où l’ivresse intense de la jouissance qui fait que Khayyâm renonce au paradis, "puisqu’on ne pourrait y être mieux", inspirent à ces deux poètes des images de la même envolée dont l’hyperbolisme est justifié pleinement par le surhumain, de la sensation :
"Mes peuples dorment dans mon ombre comme dans l’ombre d’un mur.
Et je ceins de mes bras un corps comme une ville" [7].
Encore des images hyperboliques qui s’apparentent à celles de Saadi, bien que le ton trahisse plus l’exaltation de la grandeur humaine que le calme puisant de la divinité.
Mais ce qui rapproche le plus ce poème de Montherlant des vers des poètes iraniens, c’est la divinisation de l’objet aimé. Nous y retrouverons la même attitude d’humilité parfaite. Les vers de Hâfez : "Que mes sourcils servent de balais au seuil de la taverne" ne trouve-t-il pas une exacte résonance dans ces expressions de Montherlant :
"Moi qui ne suis pas digne d’entrer dans la rose de sa pommette" ou "Moi qui ne suis pas digne d’entrer dans le noir de son sourcil" ou dans cet autre de la même teneur :
"Seigneur, mon petit Seigneur, qui avez empoisonné mes joies, mis vos pieds nus sur ma tête et de leur poussière fait ma couronne" [8], et d’autres raffinements dictés par "le fleuve du respect" qui n’est au fond que l’exaltation farouche de la conscience de son propre néant, aussi intense que celle de la grandeur. Pour décrire les charmes de la bien-aimée, le poète ne trouve rien de plus digne que de puiser les comparaisons dans la nature environnante.
Ainsi ces vers sensiblement influencés par le Golestân :
"Il est né par un jour de roses. Il a été créé d’un parfum.
"Le rose du rose et le blanc du blanc sont logés dans sa bouche.
"Sa peau méprise l’étoffe de soie et ses doigts saignent s’il la touche.
"Ses jambes sont comme des ruisseaux, ses ongles ont une fraîcheur de feuille" [9].
[1] Voir article cité, p. 170.
[2] Voir l’article de H. de Montherlant "Ce que je dois aux maîtres de l’Iran", Journal de Téhéran, 14 avril 1937.
[3] Aux Fontaines du désir, Paris, 1927, p. 12.
[4] Ibid, p. 244.
[5] Aux Fontaines du désir, p. 125.
[6] Encore un instant de bonheur, Paris, 1934, p. 17.
[7] Ibid, p. 19.
[8] Ibid, p. 62.
[9] Ibid, p. 16.