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A l’aube de la nouvelle année
Fruits de Philippe Jaccottet ou la manifestation merveilleuse des beautés naturelles
Né en Suisse (1925) à Moudon, Philippe Jaccottet, poète contemporain discret, passe son adolescence à Lausanne. Il étudie le grec et l’allemand à la faculté des lettres et où il se découvre une passion pour la traduction, avant de devenir un grand traducteur de poètes allemands tels que Rilke et Hِlderlin. Après avoir noué quelques solides amitiés avec des poètes comme Francis Ponge, André Du Bouchet, Yves Bonnefoy, Jacques Dupin et Thomas Mann, il débute son activité de traducteur en 1947 avec La mort à Venise de ce dernier.
Loin des tapages parisiens, ce poète poursuit un travail acharné et s’impose peu à peu par une écriture caractérisée par son dépouillement. Tout en évitant le recours à un style précieux ou pédant, il s’affirme comme poète lyrique en mettant constamment en évidence le rapport particulier que l’homme entretient avec le monde extérieur. Ses poèmes constituent en quelque sorte de véritables emblèmes de la nature. En fait, l’œuvre de Jaccottet peut être considérée comme un jeu cherchant à donner une métaphore expressive de la vie entière.
En 1944, parallèlement à ses travaux de traducteur, il publie ses premiers textes dans le Cahier de Poésie 1. Jaccottet écrit également pour la Nouvelle Revue Française de nombreuses études critiques telles que L’Entretien des Muses en 1968 et Une transaction secrète en 1987. Parmi ses recueils de poème, on peut notamment citer L’Effraie et autres poésies (1953), L’Ignorant (1958), Airs (1967), Pensées sous les nuages (1983).
Fruits
Dans les chambres des vergers
Ce sont des globes suspendus
Que la course du temps colore
Des lampes que le temps allume
Et dont la lumière est parfum
On respire sous chaque branche
Le fouet odorant de la hâte
Ce sont des perles parmi l’herbe
De nacre à mesure plus rose
Que les brumes sont moins lointaines
Des pendeloques plus pesantes
Que moins de linge elles ornent
Comme ils dorment longtemps
Sous les mille paupières vertes !
Et comme la chaleur
Par la hâte avivée
Leur fait le regard avide !
Extrait de "Oiseaux, fleurs et fruits",
In Airs, poèmes (1961- 1964) et repris dans Poésie, 1946-1967
Le poème "Fruits" extrait d’"Oiseaux, fleur et fruits" fait partie du recueil Airs. En décrivant certaines manifestations de la nature, le poète met en évidence la fascination et le charme qu’inspire dans son esprit la vision de "Fruits" suspendus aux branches. Outre la variation des syllabes, l’absence de ponctuation et de rime révèle le penchant du poète pour les vers libres.
L’ordre respecté dans les deux premières strophes marque un état de maturité et de stabilité, alors que la dégradation graduelle du nombre des syllabes peut être perçu comme un signe du déclin qui succède à chaque état de plénitude dans la nature.
En évoquant "les chambres des vergers", le poète compare ces derniers à des maisons ayant des chambres. En outre, les "globes suspendus" font allusion de manière métaphorique aux fruits des arbres qui commencent leur vie au printemps. Le poète personnifie le temps en employant le verbe "colore". Les consonnes employées (k, d, t) produisant un bruit sec répété, battent la mesure du passage perpétuel du temps qui "allume" les fruits assimilés aux "lampes". Les fruits sont également associés à des soleils dont la lumière est parfum. L’émerveillement est également suggéré par la concision des images : la vision aérienne des "chambres des vergers" marie la lumière devenue parfum en un espace métaphorique que la rotondité des fruits peuple de "globes suspendus/ que la course du temps colore", de "lampes que le temps allume".
La "hâte" se diffuse en l’air et l’"on respire" le parfum des fruits qui "sous chaque branche" jaillissent d’un "fouet odorant". Par une image métaphorique, les fraises deviennent des perles. La couleur pâle de nacre devient rosée à mesure que la brume approche, autrement dit, plus l’été les fait rosir, plus se fait proche la venue des brumes d’automne. Les mots "perle" et "nacre", qui appartiennent au même champ lexical, nous donnent une image métaphorique des merveilles de la nature. Les vers 13 et 14 expriment ensemble l’émerveillement du poète face à la beauté et à la splendeur des fruits. L’intervalle existant entre les vers 12 et 13 donne une impression de silence et d’immobilité proche du sens imaginaire du vers suivant. Il y a ainsi une antithèse entre le déroulement fiévreux d’une vie et la préfiguration d’une mort par l’approche de l’automne qui met fin à cette existence à peine commencée. Le poète met l’accent sur la chaleur estivale, accablée par le frimas de l’automne, qui jette un "regard avide" aux fruits pour rappeler à l’homme le caractère éphémère de chaque renouvellement.
Enfin, le titre du recueil Airs fait référence à des espaces aériens et à des apparences visibles, tout en impliquant les notions de légèreté et d’allégement. Dans ce recueil, les poèmes sont toujours brefs. Au travers de son évocation des fruits, le poète souligne la splendeur passagère et le caractère éphémère de l’instant qui passe. La composition du poème n’est pas loin ici de celle que l’on trouve chez des poètes tels que Eluard (Pour vivre ici) ou Claudel (Cent phrases pour un éventail). Jaccottet reprend à sa façon les thèmes du renouvellement, de la plénitude avant la finitude et de la mort dans tout son œuvre au travers du langage poétique qui lui est propre. Chez Jaccottet, comme chez beaucoup d’écrivains et poètes du XXe siècle, le mot ne signifie que le pouvoir inhérent à chaque blanc, à chaque silence qui nous rappelle les changements de la nature comme autant d’étapes de la maturation de l’homme. Ce principe naturel constitue un appel afin qu’il renouvelle son âme en s’inspirant de cette "renaissance" de la nature avant que la vie ne mette fin à ce processus de sublimation ; réalité irréfutable qui domine les créatures du monde matériel.
Bibliographie
1. D. Briolet, Lire la poésie française du XXe siècle, Dunot, Paris, 1997.
2. E. Jabès, La poésie contemporaine française, traduit par M.A.Sépanlou, Ed. Saless, Téhéran, 2005.
3. J.M. Maulpoix, Itinéraires littéraires du XXe siècle, tome II, Hatier, Paris, 1991.
4. J.P. Richard, Onze Études sur la poésie moderne, Seuil, Paris, 1981.