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Cher Philippe, par la présente, et de manière très solennelle, je souhaite me rappeler à ton bon souvenir. Je dis souvenir pour ne pas dire oubli ; je dis solennelle car c’est l’usage, chez nous autres amateurs passionnés du neuvième art, de faire nos révérences face aux grands précurseurs. Et si je dis oubli, c’est qu’il est loin derrière, le temps de ma jeunesse, de ma première lettre à ton intention… il est loin ce jour "béni" où, subjugué par une couverture aux couleurs flamboyantes, j’ai sorti d’un rayon de librairie, le premier tome des aventures de Lone Sloane. Le feuilletant, je fus très vite transporté hors des contrées auxquelles mon très cher Jules Verne m’avait jusqu’alors habitué. Je quittais alors les fonds marins et la moustache de Nemo, la plus mystérieuse des îles et la pipe de Painckroft, les Indes Noires et la Russie de Strogoff. Ton livre datait de 1966. Pour ma part, je le découvrais au milieu des années 1970, dans une petite librairie de la banlieue parisienne. Trop jeune alors pour réaliser l’apport que constitua ta pratique de l’art graphique, mais aussi celle de Giraud et de vos autres compères, tous rattachés de près ou de loin à la revue futuriste de bandes dessinées Métal hurlant, aux éditions Les Humanoïdes Associés, trop jeune disais-je pour appréhender comme il se devait le passage de la BD, de l’enfance à l’age adulte, je restais, presque hébété, à feuilleter les pages étranges d’un monde dont je percevais malgré tout les ressemblances avec ma réalité, au-delà de ma biosphère, de ma galaxie : les mêmes impératifs, les mêmes désirs, les mêmes angoisses. Plus tard, j’allais apprendre à considérer le neuvième art comme un véritable bienfait, un espace salutaire de liberté et de créativité ; lieu où l’image vient embrasser des bulles de parole, où la parole vient se coucher sur les contrastes. Satisfait jusqu’alors, au plus haut point, par la finesse narrative de Gosinny, les lignes claires d’Hergé, les cadres mouvementés du Far West de Morris, je venais juste de faire l’expérience de la planche éclatée, de l’image qui déborde de son cadre, d’un récit aphoristique, chargé d’allusion graphique à un "monde possible". Trop jeune encore pour profiter comme il se devait de ton imaginaire débridé, je rebroussai chemin vers des régions familières et partant, moins périlleuses. Plus tard, toujours friand de nourriture, de complément à ma ration de culture officielle, j’optai une fois de plus pour les rayons bigarrés de "ta" contre culture. Qu’elle aubaine alors, de découvrir Gail, Yragaël, Urm le fou, et combien d’autres personnages insolites, noyés au centre ou à la périphérie de décors pareillement insolites. J’ai découverts ta Carthage et ta ville fleur qui sentait bon Chiraz. Je t’ai vu donc, frayer avec Flaubert, avec Baudelaire aussi, celui de "la plaie" et du "couteau", du vampire amer de ton Nosferatu. Ce fut à la lecture de ce récit en noir et blanc, quelque peu déprimant, que je pris la décision de t’écrire ma première lettre pour te faire mes adieux. J’imagine ton sourire à la lecture de cette missive d’admirateur offusqué par l’atmosphère par trop morose de ta dernière création : ton vampire, âme damnée d’un poète symboliste de la fin du 19ème, traînant ses membres crochus dans les ruines d’un décor citadin de fin du monde. Je déplorai dans cette lettre l’absence de contrastes colorés, et surtout, la quasi disparition des perspectives vertigineuses, disproportionnées, qui firent ta grandeur, et dont fort heureusement, à en croire tes créations ultérieures, tu n’as pas oublié les vertus. Car au vrai, je pense ne pas avoir été le seul à avoir succombé à ton appétit pictural de démesure. A tes bâtisses verticales, tes monuments circulaires, géométriques, excessivement spectaculaires. Et toujours, quelque part dans un coin de planche, un petit personnage, tristement central, un évadé de la perspective perdu à quelque hauteur d’une autre perspective, qui entre sans crier garde dans la planche, ou dans le cadre rond le plus approchant.
Après avoir tristement feuilleté ton noir Nosferatu, j’ai tourné le dos à ta création. Cependant j’y reviens. Tant de couleurs, tant d’espaces, tant d’excès, et tant d’excès dans l’excès. Ma barbe a bien blanchi et comme toi, j’aime à traîner mes basques du côté de mes amours d’antan. Tu viens de recevoir ma lettre…donne-moi de tes nouvelles.