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En septembre 1941, à Kermânshâh, Ali Ashraf Darvishiân vit le jour dans une famille pauvre. Son père était forgeron, mais il perdit son travail et changea plusieurs fois d’occupation. En tant qu’aîné de la famille, il partit avec son père à Téhéran pour faire de la contrebande d’opium. Enfant, son père et sa grand-mère lui racontaient des histoires et depuis ses premières années, il fut attiré par les livres et les histoires. La famille menait une vie très spartiate et il devait travailler dur pour gagner de quoi acheter quelques livres.
Il devint par la suite maître d’école et continua ses études jusqu’à l’obtention de sa maîtrise à l’Ecole Normale Supérieure de Téhéran, et obtint également une maîtrise de psychologie à l’Université de Téhéran. En 1971, il fut emprisonné huit mois à cause de ses activités politiques à l’université et de son recueil de nouvelles intitulé De cette Région (Az in velâyat). Après deux mois, il fut de nouveau emprisonné et condamné à sept mois de prison. On le renvoya de l’université et il perdit définitivement son emploi. Toutefois, il ne cessa d’écrire des articles, des romans et des nouvelles, même en prison. Il fut ensuite condamné, pour la troisième fois, à onze ans de prison, mais grâce à la Révolution islamique de 1979, il ne purgea pas l’intégralité de sa peine.
Ecrivain réaliste et engagé, Ali Ashraf Darvishiân a écrit de nombreuses oeuvres dont des recueils de nouvelles (De Cette Région, 1973 ; آbshourân, 1973 ; Avec les musiques de mon père, 1979), des romans (La Cellule 18, 1979, Les Années nuageuses, 1991), ou encore Le Dictionnaire du dialecte kermânshâhien, Les Fables et les Proverbes kurdes (en deux volumes), et Le Dictionnaire des fables iraniennes (en 15 volumes), avec la collaboration de Réza Khandân Mahâbâdi. Il a également publié de nombreuses histoires pour enfant. Cependant, Darvishiân est avant tout un écrivain régionaliste. Il porte un grand intérêt aux traditions et coutumes des Iraniens. C’est ce même intérêt qui l’a amené à rédiger Les Fables et les Proverbes kurdes, Le Dictionnaire du dialecte kermânshâhien et Le Dictionnaire des fables iraniennes. Les recherches qu’il a menées dans le domaine du folklore ont été saluées par de nombreux historiens et chercheurs.
La quasi-totalité de ses histoires se déroulent à Kermânshâh (ville située à l’est de l’Iran, et dont la majorité des habitants parlent le kurde). Son oeuvre concerne les Kurdes, leurs habitudes, leurs croyances et même leurs problèmes sociaux et politiques. En lisant son oeuvre, le lecteur s’initie aux croyances et aux coutumes du peuple de cette région. Certains des personnages de ses nouvelles, existaient dans la vie réelle. Elle permet également au lecteur de se familiariser avec les mots, expressions, et les vers kurdes utilisés par les personnages de ses récits. Au travers de son œuvre, Darvishiân a essayé de mieux faire connaître les éléments folkloriques de la culture et l’histoire de Kermânshâh. Son succès dans la littérature régionaliste est lié à la connaissance profonde qu’il avait de " sa " région. Ses oeuvres les plus appréciées, ses nouvelles, ont été inspirées des souvenirs de son enfance ainsi que de son expérience de maître au sein des petits villages de l’Est de l’Iran. Pour tenter de faire percevoir au lecteur la réalité locale de la façon la plus concrète, Darvishiân choisit ses personnages parmi les gens de la rue et c’est toujours le pronom "je" ou un narrateur fictif qui raconte l’histoire. Dans la majorité de ses nouvelles, Darvishiân aborde un thème de façon récurrente : celui de la pauvreté.
La première histoire de son recueil De Cette Région, intitulée Nadârade, met en scène un petit garçon qui s’appelle symboliquement Niâz Ali Nadârade (niâz signifie "le besoin" et nadârade veut dire "il n’a pas"), et qui est dépourvu de tout bien. Au travers de l’histoire de cet enfant, Darvishiân expose les conditions de vie difficile dans lesquelles vivaient les gens de cette région à cette époque. Niâz Ali est malade et vomit du sang. Son cahier d’écriture est composé de papiers trouvés dans les poubelles de l’école. Son seul jouet est une balle faite d’un papier noir chiffonné à laquelle il a attaché un fil. Son père est très vieux et n’a pas de travail. Mashe Bâgher, le commerçant que Niâz Ali voit dans son rêve devenir un monstre, symbolise les exploiteurs et les tyrans. Enfin, un jour d’hiver, son maître qui est également le narrateur, comprend que Nadârade " est mort hier soir". Ici, la tragédie de Nadârade arrive à son point culminant. A la fois, réaliste, humaniste, symbolique, critique et révolutionnaire, cette histoire, dans laquelle la sensibilité et la pitié se côtoient, est en quelque sorte celle de tout un peuple, tout au long de l’Histoire.
La Tombe du zoroastrien, nous présente l’histoire de paysans pauvres qui, au lieu de gagner leur vie à cultiver des terres, creusent les tombes des zoroastriens et volent leurs bijoux et objets précieux. Ils ne sont pas conscients du fait que cette pauvreté leur est imposée et qu’ils ne s’en délivreront jamais. Dans le conte Kâké Morâde, la pauvre Kâké Morâde, qui a emprunté de l’argent à la banque pour acheter un poêle et des bonbons pour ses enfants, se noie dans la rivière. Quand les habitants des villages proches voient son corps à la dérive, elle s’agrippait toujours à son paquet et au poêle. Si elle avait laissé le poêle, elle aurait pu se sauver. Mais dans la société que Darvishiân nous dépeint, la valeur de l’argent est plus que celle de la vie des hommes. La pauvreté pousse donc les hommes à mentir, à voler, et à se battre. Cependant, on tend toujours à donner raison et à se prendre de sympathie pour les personnages de Darvishiân. Si le vieillard pauvre de La Terre trompe une veuve qu’il considère riche pour se marier avec elle, il n’a pas tort et n’est pas coupable. Il ment parce qu’il a besoin d’argent pour guérir sa fille malade. Tout ce que les personnages font ou disent apparaît être une réaction naturelle pour fuir la pauvreté. Pour bien suggérer ce sentiment de pauvreté, Darvishiân fait parfois une comparaison entre les différentes couches sociales du pays. Ainsi, dans Nadârade, Niâz Ali lit dans le journal qu’à Téhéran, on vend une veste à 250 000 tomans, alors que sa mère ne gagne qu’à peine 25 rials par jour.
Aux yeux de Darvishiân, la pauvreté constitue la source de tous les malheurs et cette pauvreté est due au système économique et à l’oppression qu’exerce le régime de l’époque sur certaines couches défavorisées de la société. S’il a réussi à peindre la pauvreté et le malheur d’une façon si juste, c’est entre autre parce qu’il avait goûté lui-même l’amère saveur de la pauvreté et avait vécu parmi les gens malheureux. Quelle solution apporter à ce problème ? Darvishiân présente toujours le mal et non pas le remède. Personne ne pense à ces gens malheureux. Personne ne peut les aider. Selon lui, on ne peut trouver aucun remède à cette situation. Darvishiân croit que l’écrivain, en tant qu’homme libre d’esprit et maître de ses idées, a un rôle actif à jouer. Dans l’une de ses interviews, il a ainsi affirmé qu’il ne croyait ni à l’inspiration, ni à l’art pur, ni à la gratuité totale de l’écriture. Pour écrire, il faut être engagé et avoir un but. En tant qu’homme conscient, l’écrivain a la mission d’informer, de guider son public. Dans une autre interview, il déclara également qu’il était contre Roland Barthes et les écrivains qui ne prétendaient écrire pour personne. - S’il n’y a pas de lecteur, leur demande Darvishiân, pour qui écrivez-vous ? L’écriture sans lecteur est comme une musique composée pour des sourds.
Darvishiân a une grande connaissance des écrivains étrangers et plus particulièrement des Français. Il est d’accord avec Sartre et croit que l’homme étant condamné à être libre, il n’a d’autre solution que de choisir son attitude par rapport au monde qui l’entoure. L’écrivain ne fait pas exception à la règle. Qu’il accepte ou qu’il refuse, son œuvre est toujours prise de position : on ne peut échapper, même par son silence, aux enjeux de son temps. Il considère la censure et l’imitation aveugle comme les destructeurs de l’innovation. Bien que la forme et le sujet de ses propres œuvres ne soient pas exempts d’une certaine monotonie, il croit que l’écrivain novateur est celui qui a fait preuve d’éclectisme dans sa pensée et dans son écriture. Il évite la rhétorique et la complexité formelle et préfère la langue familière et même parfois l’argot à la langue littéraire. Il écrit des romans qui ne sont engagés que de par leur message et non par leur forme. C’est pourquoi son oeuvre peut communiquer facilement avec son lecteur. Mais derrière cette simplicité et les phrases courtes, il y a une signification profonde, une révolte, un cri.
Il insère donc ses points de vue politiques et sa critique sociale dans ses oeuvres. Sa nouvelle Le Loup en est un exemple éloquent : vers l’aube, un maître prend son sac plein de livres. En route, il se heurte à des loups (qui symbolisent des agents du gouvernement de l’époque de Shâh) qui veulent le dévorer. Mais il lutte contre les loups avec son sac plein de livres (symbole de la conscience et de la connaissance). Enfin, il fait parvenir les livres à ses élèves. Darvishiân fait de la littérature une arme. L’écrivain avec son armée - c’est-à-dire son écriture - doit lutter contre les pouvoirs les plus puissants pour imposer ses idées. La question de l’engagement se manifeste plus qu’ailleurs dans un roman en quatre volumes, Les Années nuageuses. Darvishiân y affirme que c’est son oeuvre la plus réaliste. Dans ce roman, Darvishiân dépeint les événements historiques et politiques des années avant la Révolution islamique comme la nationalisation du pétrole, le coup d’Etat du 28 Mordâd 1332 (1953), du 15 Khordâd 1342 (1963), les martyrs, les tortures, etc… Les Années nuageuses est un roman à la fois historique et social qui est également riche en informations historiques concernant l’histoire iranienne contemporaine.
Le but de Darvishiân était de faire une révolution dans les pensées et non pas dans l’art. Il met son écriture au service de la société et de la politique. Par son écriture, il se révolte contre le système politique de l’époque de Shâh. Il perd son travail, laisse ses études à l’université et supporte la prison, mais ne renonce pas à se révolter, soit par sa plume, soit par l’action politique directe. Au lieu d’avoir des certificats universitaires, il préfère acquérir la médaille de la lutte contre la pauvreté, l’injustice et l’inégalité.
Sources :
DARVISHIAN, Ali Ashraf, Abshourân, Téhéran, Ed. Shabguir, 1975 -DARVISHIAN, Ali Ashraf, De Cette Région, Téhéran, Ed. Shabguir, 1977
DARVISHIAN, Ali Ashraf, Les Années nuageuses, Téhéran, Ed. Esparak, 1991
DARVISHIAN, Ali Ashraf, Tchoun o Tchera ( ensemble d’articles et d’interviews), Téhéran, Ed. Eshâreh, 2002
KAZÉROUNI, Djafar, La Critique des oeuvres d’Ali Ashrâf Darvishiân, Téhéran, Ed. Nédayé Farhang, 1998.