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L’ontologie du regard chez J. M.G. Le Clézio, à travers Mondo et Le Chercheur d’or
Le regard est un moyen de communication très efficace au-delà de toute interaction linguistique. Le regard innocent d’un enfant, d’une femme ou d’un vieillard, accompagné d’un sourire, symbolise quelque chose de positif, tandis que les regards qui viennent d’une masse représentent la société anonyme oppressante. On se crée de force dans le regard de l’autre, car on a conscience des autres et non pas de soi-même. Les protagonistes de Le Clézio ont en commun une attitude enfantine et un regard tourné vers le passé. Ils éprouvent un échec, se réfugient dans leurs rêves ou tentent de vaincre leur nostalgie avec une frénésie mal conduite.
Le Clézio établit ses personnages dans des demeures qui ne sont jamais que des états provisoires. Tel est le tragique, que l’écriture exaspère. Tel est l’étonnement vertigineux de la transparence que le langage sans cesse voudrait atteindre. Le Clézio réintègre avec l’enfance, Mondo, le tout harmonieux du cosmos. Ainsi se substitue à l’anthropocentrisme le mondo-centrisme. Le regard prend dès lors une valeur quasi-mystique : le monde est vivant et beau, il faut en croire nos yeux. Cette parole-regard, méticuleusement attentive, savoure le détail de chaque avènement du vivant dans l’espace. Elle obéit souplement à la sensation et à la naissance. Dans cette optique, les métaphores et les paraboles sont assez haïssables ; il faut parler sans ambages. La vérité est immédiate, elle vient d’un bon, rapide comme le regard, précis comme un doigt tendu. Concernant le personnage de Mondo, Le Clézio fonde la preuve métaphysique sur l’idée de l’infini et celle du parfait. Cet effort ne saurait aboutir en recourant à la seule logique et nécessite l’analyse ontologique [1] et phénoménologique. [2] parfaitement détaillée d’une réflexion pleine d’imaginaires.
Cet extraordinaire attrait des recherches contemplatives sur des objets et des événements autour desquels les personnages gravitent était, pour une bonne part, déterminé et entretenu par la véritable fascination qu’exerçait alors la loi du regard chez Le Clézio comme chez les nouveaux romanciers, et d’après laquelle le développement de l’individu (ontogénie) chez l’auteur était une récapitulation abrégée de la descendance des espèces humaines et de leurs caractères. En effet, l’écrit littéraire de Le Clézio implique en permanence des références à des données culturelles que l’auteur suppose connues de son public. Il s’adresse à un public futur ou à un public virtuel, que son œuvre devra contribuer à constituer.
La littérature de Le Clézio est une allusion à un type de culture contemplative.
Dans une optique visionnaire, ses écrits sont dotés d’une intentionnalité qui dépasse le simple désir de fixer des sentiments ou des émotions. Son art méditatif est le témoignage de la conscience des besoins d’un peuple. Chacune de ses histoires raconte à sa manière la recherche et la brève atteinte d’une liberté vraie. Les symboles, tels la lumière, la mer, le soleil, etc., qu’il cite dans ses œuvres sont une sorte d’éternité qui, comme un morceau musical, ne peuvent toujours durer. Cette transparence est indissociable d’un sentiment aigu de relativité. L’écriture de Le Clézio est une compensation à de nombreuses frustrations. Ce monde physique se reflète dans l’univers, dans le rapport étrange que ses personnages entretiennent avec l’univers microscopique.
Ce serait une erreur d’accuser Le Clézio de naïveté, oscillant constamment entre humanisme et mysticisme. A travers son observation pudique, le thème de la mort
lié à l’absence de clarté est " récupéré ", et devient, grâce au choix des mots, un thème de vie. L’aspect funeste apparaît parfois juste estompé. Sa vision romanesque est d’une part chargée de paix, de connaissance, de lumière et de convivialité, et d’autre part, la réalité et la fiction s’y entrelacent de façon compliquée.
Le Clézio, vétilleux, emploie des noms propres ayant un sens assez large pour que le lecteur puisse toucher à l’esthétique de la réception du message. Il est toujours en train de chercher le sens des trouvailles fulgurantes de l’Etre - c’est-à-dire l’inquiétude d’un être agressé par la violence du monde moderne. On y trouve l’association de l’écriture à une quête spirituelle, la rigueur maîtrisée du style, la clarté et l’explication de concepts complexes. En s’appuyant sur une analyse minutieuse des lignes du Chercheur d’or, on tente de se mettre à la place de l’écrivain pour retrouver - par ce qu’il appelle une " identification " ou une " coïncidence " de sa conscience et de celle de l’écrivain -, le " regard " de l’auteur sur le monde ou, bien entendu, sur ses propres personnages. Avec une relative simplicité, jouant avec les œuvres dont il est l’héritier, Le Clézio prend souvent plaisir à réécrire, parodier et raconter des histoires.
Son écriture audacieuse, fébrile et sensible témoigne de l’identité moderne de l’homme, souvent remise en cause par les sciences humaines. La contemplation imaginaire et romanesque de Le Clézio devient alors le lieu d’une méditation philosophique sur le sens de l’existence humaine dans son rapport à la cité ou au monde sensible. Engagée dans la voie de la " postmodernité ", revisitant le passé et l’imaginaire, la démarche stylistique de Le Clézio se maintient à la revitalisation du roman. Son regard pensif et l’ambiance silencieuse (le caractère d’Alexis dans Le Chercheur d’or) caractérisent la discrétion de l’artiste. Après les premières séquences des romans Mondo et Le Chercheur d’or décrivant la focalisation spatiale puis la focalisation temporelle qui s’opèrent à travers ces personnages romanesques, apparaît cette vision travaillée des fonctions du Regard exotique en littérature, qui dépasse le débat très lourdement idéologique. Il s’agit d’une écriture dans sa profonde liberté mais aussi dans la manière dont elle échappe à tous les clichés réducteurs. Elle nous restitue au travers de ses personnages (Mondo, Alexis, Ouma,…), la cadence limpide du souffle, clé de notre âme - ce qui nous force à traverser les tristes opacités d’un univers où l’espoir se meurt.
Selon cette perspective, les nouvelles de Mondo témoignent de la nostalgie de l’enfance, de l’innocence de la société pré industrielle et de l’érudition solide de Le Clézio. Son écriture d’observateur devient une mécanique de défense par rapport aux autres, une voie de fuite de la société occidentale, violente et artificielle. C’est dans ces cas-là que la fiction cohérente se prête le mieux à ses intentions. Dans le regard de Le Clézio, le monde entier est un texte que l’homme essaie de lire, mais la langue nous préconditionne à vivre une réalité qui se détermine par les possibilités d’expression. On voit dans Mondo une volonté de guider le lecteur vers un univers primitif de réception spontanée. La tâche de l’auteur, chez Le Clézio, est de transcrire les expériences internes et externes par enregistrement spontané, à la manière d’un sismographe, et de déchiffrer ce qui dicte le comportement des êtres humains.
Derrière ses lignes, on entrevoit un "syncrétisme [3] mythique " plongé dans une lutte entre l’explication rationnelle et scientifique du monde et sa "correspondance mystique ", basée sur l’expérience de la vie et celui des conteurs anciens. La dialectique de Le Clézio joue sur les oppositions animé / inanimé, homme / monde, humain / animal, fiction / réalité, masse / individu, ordre / chaos, etc.
L’année 1925 semble être un tournant où il trouve une harmonie plus profonde dans sa vision du monde. Son livre Mondo témoigne du passage de la négation à l’affirmation d’une conscience intégrante au cosmos. Pour Le Clézio, il existe une violence du monde moderne : l’appétit du pouvoir, l’appât du gain, l’utilitarisme font écran entre l’homme et le monde. Alexis éprouve, selon Le Clézio, la sensation toute physique d’une sorte de vide tourbillonnant qui lui fait perdre l’équilibre, si bien que la recherche d’un rapport authentique avec le monde, qui fonde la démarche de l’auteur, ressemble fort à une quête des origines et à une mise à l’épreuve des valeurs acquises. Les connotations des mots l’emportent sur les dénotations aux dépens de la lucidité narrative. Par exemple le rôle du Regard comme moyen d’observation des sensations, pour lesquelles les contraintes du temps et de l’espace sont trop exigeantes. Une vision familière cohabite avec des descriptions lyriques, extatiques, à la limite des paroles. Le narrateur est omniscient, il exhorte et supplie les lecteurs dans une effervescence du langage et du regard (des personnages), qui débordent de leurs limites, basculent entre le concret et l’abstrait, le réaliste et le fantastique. Le lyrisme continue à l’emporter sur la forme. Le manque d’unité des personnages conduit à une multiplicité d’identités, provoquant une mobilité d’essence et de perspectives. Cette phénoménologie, où le point de vue des personnages écrase toute organisation interne, aboutit à un nivellement des impressions.
Tous les personnages de Le Clézio souffrent d’une rupture qui les retranche de la société et les jette dans la solitude. L’insistance sur le visuel conduit Le Clézio à un solipsisme [4] latent : dans Le Chercheur d’or, il se demande si l’autre est un être humain ou une partie du monde. Il est fasciné par le regard des animaux, qui voient en l’homme tantôt un individu quelconque, tantôt un être comestible. Tout ce que l’on fait dans la vie, pour Le Clézio, exprime la relation homme-monde. Enfin, les protagonistes, en perpétuel mouvement, sont poussés par une faim existentielle et une fièvre métaphysique qui les conduit à fuir la nostalgie de l’innocence pour s’enfermer dans un état d’énervement qui se révèle jusque dans l’écriture.
Sources 1. Benac, Henri, Guide des Idées Littéraires, éd. Hachette, 1988. 2. Brunel, Pierre, Histoire de la littérature française, XXème siècle, Bordas, 1972. 3. Cortanze, Gérard de, Le nomade immobile, éd. du Chêne, 1999 (Vérités et Légendes). 4. Evans, Taine, Essais de Biographie Intérieure, Nizet, 1975. 5. Le Clézio, J.M.G, Le Chercheur d’or, Gallimard, 2005. 6. Le Clézio, J.M.G, Mondo et autres histoires, Gallimard, 2005. 7. Maulpoix, Jean-Michel, Itinéraires littéraires, XXème siècle, Hatier, 1998. 8. Molinie, Georges et Viala, Alain, Approches de la réception, Sémiostylistiques et socio poétique de Le Clézio, PUF, 1993. 9. Onimus, Jean, Pour lire Le Clézio, PUF écrivains, Paris, 1994. 10. Ricardou, Jean, Positions et oppositions sur le roman contemporain, Colloque de Strasbourg 1971, cité par Térésa di Scanno, La vision du monde de Le Clézio, Nizet, 1993. |
[1] Relatif à l’ontologie : partie de la métaphysique qui s’applique à " l’être en tant qu’être " (Aristote), indépendamment de ses déterminations particulières.
[2] Chez Husserl, méthode philosophique qui se propose, par la description des choses, elles-mêmes, en dehors de toute construction conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la conscience (idéalisme transcendantal) et les essences.
[3] Combinaison plus ou moins cohérente (à la différence de l’éclectisme), fusion, mélange de plusieurs doctrines religieuses ou de plusieurs systèmes politiques.
[4] Limite, d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même.