N° 14, janvier 2007

Aux origines de la philosophie


Mohammad-Javad Mohammadi


THALÈS

Il est toujours très difficile, voire impossible, d’écrire sur la naissance ou la disparition d’un savoir, d’un courant de pensée ou même d’un simple concept. Et il l’est encore plus, lorsqu’il s’agit de la philo-sophia. Pendant longtemps, on a soutenu que la philosophie était née en Grèce antique lorsque les premiers penseurs présocratiques ont cherché à convaincre, en ayant recours à la raison et à l’argumentation, plutôt qu’en expliquant le monde à travers la mythologie et les croyances mythiques qui, elles, se fondaient sur le merveilleux et l’invérifiable. Pourtant, nous devons nous méfier de l’opinion selon laquelle les hommes auraient été partout noyés dans l’ignorance et l’impéritie intellectuelle, si soudain, pour délivrer l’humanité de l’obscurité totale n’avait miraculeusement surgi en Grèce le très majestueux Socrate, sinon Thalès de Millet. Une approche progressiste voit aujourd’hui dans le mythe une véritable pensée. Par ailleurs, le riche héritage d’idées et de réflexions décelées dans le passé culturel de divers peuples, idées dont certaines auraient même nourri la pensée grecque, affaiblit sérieusement l’hypothèse du monopole et de la priorité des Grecs. Il paraît donc naïf d’adhérer à l’avis d’Aristote qui affirmait que la philosophie était apparue dans les cités grecques d’Asie mineure. Comment définir les origines dans le temps ou délimiter les frontières dans l’espace de l’activité rationnelle du zôon logikon, l’animal parlant et raisonnable d’Aristote ? En réduisant la pensée philosophique des premiers penseurs grecs à une forme nouvelle, Emile Bréhier admet, dans son Histoire de la philosophie, qu’ils avaient travaillé sur des représentations mentales et sociales issues de civilisations plus anciennes. "Nous pressentons que la philosophie des premiers physiologues de l’Ionie pouvait être une forme nouvelle d’un thème extrêmement ancien" [1] écrit-il. Il se fonde, entre autre, sur la préface de Diogène Laërce aux Vies, doctrine et sentence des philosophes illustres, sa célèbre œuvre en dix livres. Dans sa préface, l’écrivain grec du IIIe siècle, auteur de la première histoire de la philosophie "[…]nous parle de l’Antiquité fabuleuse de la philosophie chez les Perses et chez les Egyptiens." [2]

ANAXIMANDRE

Ainsi, il faut en finir avec l’idée reçue et largement répandue qui prétend que la naissance de la philosophie coïncide avec la transition intellectuelle, effectuée par les philosophes grecs, de l’homme passant du stade du mythos au stade du logos. Personne ne peut en effet déterminer de façon précise ni le temps ni le lieu où l’homme a franchi la porte de la rationalité. Le long processus de la maturité intellectuelle de l’homme, pour peu qu’il l’ait atteinte, fut le fruit d’une lente évolution. Les indications précises, temporelles ou spatiales, bien qu’elles résultent d’une logique pratique qui satisfait historiens, annalistes et chronologistes, nous offrent, pour la plupart, une vision trompeuses de la réalité. Edouard Delruelle a bien expliqué ce malentendu : "Notre civilisation occidentale n’a pas le monopole du logos. Les autres cultures ont une pensée qui est aussi rationnelle que la nôtre, qui n’est pas moins abstraite ni complexe que celle dont nous nous croyons naïvement les détenteurs exclusifs" [3]. Dans son livre, il reprend l’expression et l’argument de Lambros Couloubaritsis qui pense que la philosophie n’est pas issue de l’institution miraculeuse du logos mais plutôt du "passage du logos au logos" [4], c’est-à-dire d’un certain type de rationalité à un autre type de rationalité.

Néanmoins, nous sommes séduits par les dates, les plus précises étant les plus belles. Et si elles ne le sont pas, il faut les préciser, les embellir à tout prix pour ensuite les marier aux événements. Qui ignore par exemple que le calendrier chrétien s’appuie sur une date fictive pour célébrer son plus grand événement, à savoir la naissance du Jésus ? La datation constitue ainsi depuis toujours un hobby de l’homme. Cela ne l’empêche pas d’être d’un grand intérêt. La mémoire humaine, individuelle ou collective, a besoin d’être jalonnée par des repères, qu’ils soient constitués des calamités et fléaux traumatisants des premiers temps ou des jours et mois des années calendaires.

PYTHAGORE

Ainsi les historiens de la philosophie ont été tentés d’attribuer, avec beaucoup de réserves, la naissance de la philosophie, au moins en Occident, aux Ioniens du VIe siècle avant J.-C. Il s’agit d’un groupe de penseurs dont la pensée a fleuri dans les grandes cités côtières d’Asie mineure, surtout dans les deux villes de Millet et d’Ephèse. Aristote présente Thalès, Anaximandre et Anaximène comme milésien, et Héraclite comme philosophe éphésien [5]. Ils auraient réalisé un tournant marquant dans l’histoire de la pensée, dans la mesure où ils ont ramené la totalité des phénomènes à un archè, substance et principe premiers, quelque chose existant "tout à fait au commencement" [6]. En usant d’une méthode purement rationnelle, ils ont cherché à interpréter ces phénomènes en fonction de cet archè. Pour Thalès, le principe premier est l’eau ; selon Anaximène c’est l’air ; et d’après Héraclite, le feu constitue la substance des étants. Anaximandre, quant à lui, situe dans apeiron, terme signifiant infini et sans limite, le fondement de toutes choses. Cette pensée radicalement naturaliste et physicienne leur rapporta d’ailleurs le qualificatif de physiologues. Philosophe est le terme qui sera employé plus tard, pour la première fois, par Pythagore ( 580- 500). Avant, le mot usité n’était qu’une moitié du précédent : sophoi. Il signifiait, au départ, un homme habile, formé à quelque technique noble. De là, il aurait peu à peu évolué pour désigner quelqu’un de compétent dans certaines sciences appliquées telles que les mathématiques, la géométrie, l’astronomie et la grammaire. Par extension, il fut ensuite employé pour qualifier ceux qui réfléchissaient de façon ambitieuse sur l’existence, sur la formation de l’univers, ceux qui faisaient de la cosmogonie. D’où son acception ultime connotant la sagesse. Mais Pythagore évite de se nommer sophoi.

HÉRACLITE

D’après ce que rapporte Cicéron dans son introduction au livre V des Tusculanes, de Héraclide du Pont ( 388- 315), disciple de Platon, un jour Léon, tyran de Phlionte, étonné par l’ampleur de la connaissance et la sagesse de Pythagore, l’aurait interrogé sur le métier qu’il exerçait. Pythagore aurait répondu qu’il ne connaissait aucun art et métier, qu’il n’était pas sophoi (un sage), mais philosophia, l’ami de la sagesse (philos : amour et sophia : sagesse). Léon, qui n’avait jamais entendu le mot auparavant, lui en aurait demandé le sens. Pythagore se serait expliqué en comparant la vie humaine aux jeux et compétitions des Grecs. Il aurait divisé les participants en trois catégories : ceux qui s’impliquent pour obtenir le prix et la gloire, ceux qui y cherchent de l’argent en faisant du commerce, et enfin ceux qui se joignent uniquement pour voir et observer. Le philosophe, continua Pythagore, ressemble au troisième groupe car, dans sa vie, il ne fait qu’observer pour découvrir la réalité et la nature des choses. Ainsi, la plus grande sagesse réside paradoxalement dans l’esprit qui ne se croit point sage. Même le mot de philosophie, de par son étymologie, nous enseigne cette modestie de ne jamais se prétendre possesseur de la vérité, mais au contraire, son quémandeur. Nous comprenons mieux maintenant pourquoi Platon et Aristote ont placé l’origine de la philosophie dans la question, dans l’étonnement.

Notes

[1BREHIER Emile, Histoire de la philosophie, PUF, Paris, 2004, p. 3.

[2Ibid.

[3DELRUELLE Edouard, Métamorphoses du sujet, De Boeck, Bruxelles, 2004, p. 23.

[4COULOUBARITSIS Lambros, Aux origines de la philosophie européenne, De Boeck, Bruxelles, 1994, p. 30.

[5Voir Aristote, Métaphysique, Livre A.

[6Ibid.


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