N° 14, janvier 2007

L’oncle “H.”


Azadeh Babaï-Fard
Traduit par

Maaike Bleeker, Shâhin Ashkân


La maison de grand-père est aussi grande que mystérieuse. Elle est séparée en deux parties ; l’une publique, l’autre privée. La chambre de l’oncle H., le cadet de la famille, se situe à l’extrémité de la section privée. Pour atteindre sa chambre, il faut traverser de longs et sombres corridors qui la séparent des chambres uniformes des autres membres de la famille. On a l’impression d’entrer dans un autre monde ; la grande bibliothèque en bois qui déborde de livres volumineux et anciens ressemble plutôt à la bibliothèque d’un alchimiste. Dans un coin de la chambre, sur la table à dessin sont éparpillés des gommes, des crayons, des règles métalliques. Des statues en argile inachevées, des masques symboliques peints, que l’on pourrait attribuer à des personnages fantastiques, sont disséminés dans la pièce. Et plus fascinant encore ; la porte située au fond de la chambre qui débouche sur le petit jardin de la maison. A chaque coucher de soleil, avec patience et amour, l’oncle arrose minutieusement ce petit jardin, y compris les mauvaises herbes.

Cet oncle est toxicomane. Il parle peu, dort beaucoup et a de multiples talents. Il est capable, entre autre, d’apprendre n’importe quelle langue en l’espace de deux mois, de connaître le nom de toutes les plantes de la terre, des plus grandes aux plus petites, ou de pouvoir nommer les bienfaits de tous les poissons de la mer Caspienne ou du Golfe Persique. Mais tout cela ne l’a pas aidé à se débarrasser de ce mauvais penchant dont je ne sais s’il s’agit d’une maladie, d’un péché ou d’une habitude. La seule chose que je sache, c’est que grand-père et grand-mère ne sont vraiment pas contents que ce fruit de leur dernier acte amoureux, visant à renforcer la branche masculine de la famille, aboutisse à ce résultat : mon oncle.

Tous les membres de la famille le fuient. Il est conseillé aux enfants de ne pas s’en approcher. A moi aussi. Mais la magie qui se dégage de la dernière chambre de la maison m’empêche de maintenir une distance avec l’oncle H. Moi, je suis sûre que l’oncle est un savant et je jurerais qu’il est membre d’une organisation secrète en quête d’une chose importante.

Les vendredis après-midi, il m’emmène dans son petit jardin et m’apprend à regarder les arbres et à les dessiner de façon à ce que les feuilles de noyer se distinguent des feuilles de cerisier. Après cette agréable séance de botanique, je reste livrée à moi-même. Comme d’habitude, une fois assurée que personne ne me surveille, j’explore la cour délabrée derrière la maison et commence à creuser inutilement cette terre qui n’a rien d’autre à offrir que des ronces et des cailloux. Moi, je crois que le trésor familial est enterré ici. J’ai promis à l’oncle H. qu’aussitôt découvert, nous le partagerions entre nous deux.

Nous approchons de la fin de l’été et cela fait un bon moment que grand-père et grand-mère sont partis voir leurs enfants dispersés dans le monde. Sur les conseils de mon oncle, je passe la plupart de mon temps à dessiner les arbres du parc proche de chez moi. J’attends impatiemment de le retrouver pour lui montrer comment j’ai réussi à dessiner un corbeau qui était perché sur la plus haute branche d’un platane.

Vendredi, je rassemble mes affaires de dessin et saute, tout excitée, dans la voiture pour me diriger avec mon père vers la maison de grand-père. A ses abords, nous nous rendons compte qu’un remue-ménage inhabituel agite les membres de la famille. Cela fait longtemps que nous n’avons pas de nouvelles de l’oncle. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! Mon père se mêle au petit groupe énervé et une minute plus tard revient, le visage défiguré par la colère.

Sur le chemin du retour, je n’ose poser aucune question en voyant mon père arracher quasiment le volant de rage et envoyer une série d’injures à mon oncle. Recroquevillée sur le coin de la banquette arrière, je serre de plus en plus fort mon cahier de dessin contre ma poitrine. Le soir, alors que je m’apprête à me coucher, par la porte entrouverte, j’entends mon père parler à ma mère d’une voix plus tremblante que les pleurs inopportuns de mon petit frère de deux ans. L’oncle H. est arrivé à ses fins ; il a vendu la maison du grand-père et s’est enfui, sans laisser de trace.

Moi, je n’y crois pas et je ne comprends pas le sens de ces propos. Mais je devine que la fuite de mon oncle doit être liée à son organisation secrète. Je regarde avec chagrin mon cahier et mes yeux se remplissent de larmes à l’idée que je ne le verrai plus. Je réalise que je vais être privée de mes cours de dessin et de botanique et je sais que je ne pourrais trouver le sommeil. Je ne cesse de me demander pourquoi l’oncle H. n’a pas attendu que je découvre le trésor familial.


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