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La quotidienneté, telle une toile d’araignée, était tissée de tous de côtés par les sécrétions involontaires et douloureuses, un dur exil, la condamnation à une absurdité au fure et à mesure dévoilée. En se débattant dans l’espoir de conquérir une petite fente de délivrance dans ce labyrinthe obscur, on se trouve devant un dilemme : se suicider, ou espérer un paradis perdu peuplé de ses propres créatures (Dieu, l’Amour), dans lequel s’estompent les petites choses vaines qui sont devenues des évidences de la vie quotidienne, comme d’avoir une terre ferme sous les pieds. Dans l’un des plus beaux et des plus célèbres sites au Nord du Viêt-Nam, dans la magnifique baie d’Along, habitent des gens qui passent toute leur vie sur l’eau, dans des maisons flottantes ; sans doute savons-nous à peu près ce qui nous attend dans un village flottant en pleine mer : pas de rues ni de chemins, de l’eau à perte de vue. Le temps, à la fois sans début et sans fin, dont la petite aiguille nous rappelle sans cesse la fuite, atténue nos peines, nos indifférences, nos joies ; joies dont le sens relatif toujours nous égare : joie du regret du temps qui s’écoule, joie du souvenir des joies perdues, joie de relire des lettres inachevées, joie des larmes versées...
Ces regrets ne sont-ils pas eux-mêmes à la source d’une nouvelle joie ? Le regret du temps perdu ne donnera-t-il pas naissance à un autre regret, plus intemporel ?
Les habitants des villages flottants vivent hors du temps, car le vrai temps est fait de jours, de nuits, de mois, de saisons. Leur temps à eux est fragmenté à l’infini, sans rien à regretter, à perdre, ou à retrouver, même sur la terre.
En fait, la plupart des habitants de la mer n’aiment pas retrouver la terre ferme. L’un d’eux me disait : "Si j’habitais sur la terre ferme, la pêche me manquerait énormément. Je ne pourrais pas m’en passer." Seule, une femme ne semble pas satisfaite de ses conditions de vie. Un masque volontaire semble cacher son chagrin. Garder sa maisonnette flottante et offrir à son petit fils un avenir meilleur, tels sont les buts qu’elle s’est fixée et pour lesquels elle se bat.
La vie sur l’eau ...! En apparence tout semble normal. Les enfants vont à l’école - une école flottante -, les télévisions diffusent les mêmes programmes que sur la " terre "… Cependant, rien ici n’est commun. Les enfants n’ont aucune considération pour le continent, ne jouent pas au football, ne courent pas. Un pas de plus et… ils plongent. La seule chose que la mer offre à ses habitants est le poisson et la petite parcelle de terrain sur laquelle leurs maisons sont bâties. Tout le reste n’est qu’un grand trou vide, et à la fois rempli des ressources leur permettant vivre. Des ressources pour survivre, mais de quoi ? Impossible pour eux de trouver du repos dans le monde, d’y mener une existence ayant de la valeur. Ils renvoient à une dimension de l’homme ayant besoin d’un absolu susceptible de donner un sens à cette totalité insensée ; ayant besoin d’un bandeau sur les yeux pour regarder sans voir, pour rêver sans dormir. Sinon, il ne verra que du vide, du noir et des valeurs brisées.
Les habitants de la mer disent : " La mer est notre amie parce qu’elle nous nourrit, mais elle est aussi notre ennemie car elle peut nous tuer." La vie de ceux qui habitent dans le village flottant n’est qu’un combat perpétuel avec la mer à la surface de laquelle se déroule leur existence. Peut-être nous aussi vivons-nous sur l’eau, sans sentir sa fraîcheur, son instabilité, et on continue, on continue à continuer car une phrase frissonne sous nos sourires amers : en cas de difficulté, envisager le possible ... envisager le possible ... envisager le possible.