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J’ai ouvert une grenade et suis en train de détacher ses amas de graines juteuses
Ce serait une bonne chose, me dis-je
Si les graines étaient visibles aussi dans le cœur des gens.
Ces beaux vers de Sohrâb Sepehri traduits par Alain Lance illustrent les photos du dernier ouvrage de Jacqueline Mirsâdeghi intitulé " Nârestân ", et qui célèbre la grenade dans tous ses états. En admirant les premières grenades sur les étals des marchés, nous n’avons pu nous empêcher de penser à cette photographe suisse installée depuis 1994 à Sâveh, en Iran, avec sa famille et dont nos lecteurs ont déjà savouré quelques uns de ses récits de voyage. L’opportunité était trop belle et nous avons saisi l’occasion pour la retrouver dans son " paradis ".
Amoureuse de la nature, Jacqueline Mirsâdeghi porte une affection toute particulière au désert. Ses photos ont été exposées en Iran, en Suisse et en France, ainsi que dans des magasines suisses, allemands, américains et iraniens. Le " Guide de l’Iran, édition Olizane, Genève " auquel elle a apporté sa contribution, est devenu une référence incontournable pour de nombreux francophones qui visitent ce merveilleux pays.
Les textes, en persan, français, allemand et anglais, qui accompagnent les photos du " Jardin de grenadiers" offrent une foule d’informations que l’on n’avait pas soupçonnée sur sa région adoptive : l’histoire de la grenade, sa mythologie et sa signification dans les religions, l’art et la littérature, ainsi que ses vertus médicinales. " En Islam, le Coran considère la grenade comme le fruit du paradis. Selon la croyance musulmane, celui qui mange des grenades recevra la lumière de Dieu en son cœur. Le prophète Mohammed a également affirmé : " Mange des grenades, car elles débarrassent le corps du mal et de l’envie. " et " chaque grenade contient une graine céleste. "
- La Suisse est réputée pour ses montagnes et sa verdure. Pour vous qui habitez depuis douze ans dans cette région en marge du désert, le dépaysement a dû être radical, n’est-ce pas ?
Oui, on peut le dire...(rires). Je me sens toute petite devant l’immensité de cette nature dont l’horizon s’étend à l’infini. C’est une sensation qui m’invite à la méditation et me ramène à moi-même. Je m’y sens en paix, j’ai l’impression de fouler une terre très ancienne, porteuse d’histoires.
Si vous aimez les comparaisons, on peut parler de l’eau. En Suisse, elle y est tellement abondante que l’on n’y porte parfois plus d’attention ; alors qu’ici, il faut l’arracher à la terre. L’eau fascine car elle est rare, source de toute vie et vénérée. Le savoir que les Iraniens ont acquis dans la construction des canaux (qanats) est également stupéfiant. Dans ces plaines arides et caillouteuses, l’œil découvre, au cœur de ce paysage ocre, un arbre isolé, petite tache verte symbole d’espoir. Les jardins de grenadiers y apparaissent alors comme une oasis.
-Personne avant vous n’avait songé à publier un album de photos consacré aux jardins de grenadiers en Iran. Quelles étaient vos motivations ?
Aujourd’hui, tous les pays essaient de mettre en valeur les caractéristiques naturelles, culturelles, culinaires, etc. de chacune de leurs régions. On peut habiter dans un environnement magnifique, mais l’ignorer. Plusieurs personnes de Sâveh, après avoir feuilleté mon livre, m’ont avoué qu’elles avaient oublié à quel point leur région est belle et singulière. Rien que pour cela, il était nécessaire de faire ce travail et j’espère que cela donnera des idées à d’autres.
Les Iraniens devraient être plus conscients de l’origine historique de ce fruit qui remonterait à la Perse antique et a influencé les artistes du monde entier. C’est l’un des premiers arbres à avoir été cultivé par l’homme, au même titre que les oliviers, les vignes, les figuiers et les dattiers. Depuis peu, quelques manifestations culturelles ont vu le jour dans le but de valoriser cette richesse ; comme le festival des grenades, issu d’une collaboration entre la mairie de Sâveh et le Ministère de l’agriculture. Des actions ont été ébauchées, mais il reste encore beaucoup à faire. De la promotion touristique au soutien agricole, c’est le développement économique et culturel de toute une région qui est en jeu. La grenade est devenue une denrée convoitée par le monde entier et à Sâveh, les demandes venues de l’étranger ne cessent d’augmenter depuis dix ans. Il y a quelques années encore, les Occidentaux ne connaissaient ni le fruit ni la manière de le consommer, mais aujourd’hui, sa consommation connaît une forte croissance.
En dehors de ces considérations sociales, j’avais mes raisons personnelles ; c’est un hommage au dix plus belles années partagées avec mon mari.
- C’est un cadeau pour une photographe que de pouvoir vivre dans un tel univers et de suivre, au fil des saisons, les transformations de la nature.
C’est effectivement un sujet idéal pour une photographe, car chaque saison offre sa gamme de couleurs et j’ai été témoin, jour après jour, des changements de lumière et de la croissance de cet arbre. Au printemps, les premières feuilles de l’arbre passent d’un orange safrané à un vert tendre, puis les fleurs émergent d’un manteau de feuillage vert, rouge tendre relevé par le pistil jaune. Le fruit va peu à peu se développer pour atteindre un rouge incarnat. Dans le fond, cet album, je l’ai voulu comme une sorte de voyage à-travers les saisons de la grenade.
- Votre objectif ne s’est pas limité au fruit en tant que tel. Vous avez mis en évidence son influence dans l’art et la culture. C’est un aspect auquel vous teniez beaucoup ?
Oui, en effet. A mon sens, la grenade est un élément qui a inspiré l’architecture, la peinture et que l’on retrouve dans certains motifs floraux qui ornent les mosquées. Il est également très présent dans les dessins de catelles et de tapis. J’ai tenté de mettre en relation ces différentes représentations.
- L’aspect littéraire n’a pas été négligé non plus. De Ferdowsi à Sohrâb Sepehri, en passant par Mawlânâ, Saadi et Hâfez, c’est l’image poétique de la grenade qui est évoquée. On aurait aimé trouver encore plus de traductions poétiques en français d’Alain Lance, dont les poèmes sont connus grâce à des traductions d’Ahmad Châmlou. Mais au fait, comment l’avez-vous rencontré ?
J’ai eu l’honneur d’accueillir Alain Lance et sa femme, Renate Otterbein, lors de leur séjour en Iran, à l’occasion de la Caravane des poètes, organisée par les ambassades iraniennes et françaises. Renate m’a aidée pour la traduction en allemand et Alain Lance, alors encore président de la Maison des Ecrivains à Paris s’est offert comme lectorat pour les textes en français. Dans ce décor de jardins de grenadiers, ils ont été en quelque sorte pris au jeu et m’ont encouragée à amener mon projet à terme. Leur séjour fut, hélas, trop court et le temps nous a fait défaut pour aborder toutes les poésies contenues dans ce livre. Je crois qu’on devrait encore plus mettre l’accent sur ces échanges culturels franco-iraniens, ils sont extrêmement bénéfiques.
- Jacqueline, merci de nous avoir accueillis dans votre paradis. Toute cette discussion nous donne envie de déguster une de ces délicieuses grenades. Et vous, ça vous arrive d’en consommer ?
Et comment ! Je suis une fervente adepte de ce fruit dont l’Occident découvre de plus en plus les bienfaits médicinaux. Des études récentes démontrent qu’une consommation régulière de jus de grenade a des effets antioxydants, qu’elle prévient le développement de certains cancers et a bien d’autres propriétés encore au sujet desquelles j’ai consacré un chapitre. Pour ma part, je profite de cette occasion pour féliciter tous les collaborateurs de la Revue de Téhéran dont je suis une fidèle lectrice ; il manquait vraiment en Iran une revue en langue française.
- On peut donc en déduire que notre revue pourra encore bénéficier de vos récits de voyage ?
Avec plaisir. Je suis toujours très heureuse de partager mes passions, que ce soit par l’image ou par l’écriture.