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Dans les couloirs de la faculté de Beaux Arts de l’Université de Téhéran, des mélodies harmonieuses s’élèvent dans chaque recoin et les étudiants déferlent, instrument à la main. C’est au sein du département de la musique que l’on a rencontré le professeur Shahin Farhat, grand musicien et compositeur iranien. La composition de ses grandes symphonies lui a permis de renforcer l’amour de sa patrie. Il est également devenu une figure non négligeable de la musique en Iran.
Farzaneh Pourmazaheri : Comment et quand êtes-vous entré pour la première fois dans le monde de la musique ? Quel est le premier instrument que vous avez joué ?
Shahin Farhat : Je suis né dans une famille qui pratiquait la musique. Mon père, qui était avocat et médecin, n’ était pas un expert en musicologie ; cependant, il jouait du " Radif [1] ". Mon oncle et lui étaient tous deux des adeptes de Derviche Khan. J’ai connu la musique traditionnelle pour la première fois vers l’âge de 3 ou 4 ans. Ensuite, je me suis orienté vers la musique classique dès l’adolescence. J’ai choisi d’apprendre le piano et j’ai donc continué à jouer de cet instrument lors de ma vie professionnelle. J’avais aussi toujours rêvé de donner une dimension créative à mon travail, c’est-à-dire de devenir compositeur. J’étais résolu à continuer mes études. Après avoir obtenu mon diplôme de la faculté des Beaux Arts de l’Université de Téhéran, j’ai quitté le pays pour la France. Par la suite, je me suis installé aux Etats-Unis et je suis retourné en France. Au final, ma carrière professionnelle allait être basée sur la musique.
Afsaneh Pourmazaheri : Parlez-nous de votre première symphonie présentée pour le public. Quel était votre sentiment à ce moment-là ?
Sh. Farhat : C’est une bonne question car cette forme musicale m’intéresse beaucoup et j’adore les oeuvres orchestrales. La première était la symphonie " Khayyam ". Je l’ai composée à l’Université de New York. Elle se base sur onze quatrains de Khayyam. Lorsque je suis rentré en Iran et avec la collaboration du chef d’orchestre Farhad Meshkat, nous avons joué cette symphonie au sein de l’Orchestre de Téhéran. Elle a eu un franc succès, et je me souviens que le public nous a applaudi environ vingt minutes sans interruption. Bien sûr, la symphonie n° 1 " Khayyam " n’est pas ma première œuvre, mais elle demeure celle qui a été jouée pour la première fois devant le public. Je pense que c’était l’un des plus beaux moments de ma vie. Le monde que j’avais créé prenait vie devant mes yeux. Je me suis même étonné du fait qu’elle sonnait même mieux que je l’avais prévu. Je ne pensais pas que cela serait ainsi.
A.P : Avez-vous ressenti la même chose au cours des autres représentations ?
Sh. Farhat : Au fur et à mesure, on a d’autres sentiments, d’autres souhaits. Maintenant, je souhaiterais davantage que mes œuvres sortent sans tarder et soient disponibles à l’étranger. A ce propos, j’aimerais ajouter que mon objectif est de faire connaître la musique d’Orient, et surtout la musique iranienne, hors des frontières. Avant, c’est-à-dire lors de nos premières représentations à l’étranger, beaucoup de gens ne savaient pas que certains compositeurs pratiquaient ce genre de musique ici.
F. P : Parmi tant de poètes pourquoi avez-vous choisi Khayyam ?
Sh. Farhat : Premièrement, parce que Khayyam est l’un des grands poètes d’Iran et il est également célèbre en Occident. Il y a quelques décennies, la traduction du recueil de Khayyam par le poète anglais Fitz Gerald se trouvait chez presque toutes les familles occidentales. Aujourd’hui encore, il reste connu de tous. J’ai donc choisi une œuvre qui soit interprétable en persan et en anglais ; et avant de commencer, j’ai lu plusieurs traductions. Nous avons certes d’autres poètes aussi renommés que lui tels que Hafez et Saadi, mais c’est l’histoire de Khayyam qui reste la plus familière et la plus connue du public.
F. P : Comment peut-on catégoriser les genres musicaux ? Lequel d’entre aux reste le plus pratiqué en Iran ?
Sh.F : Votre question est très générale. On se demande à quoi faire précisément référence la notion de " genre ". Il y a plusieurs options : le contenu, la forme, la nationalité, la musique absolue, la musique programmatique et la musique d’amateur. On ne peut pas expliquer tout cela en une seule phrase. Pour être bref, je peux dire que la musique peut tout d’abord être divisée en deux groupes : la musique programmatique, et la musique absolue. La première raconte une histoire ou décrit quelque chose, tandis que la deuxième ne narre pas d’histoire. Ce qui est intéressant est que la musique programmatique comporte de la musique absolue, tandis que le contraire n’est pas possible. En conséquence, l’art musical n’a besoin d’aucun autre art, il est en soi l’art le plus complet. En général, on peut dire que la musique peut être narrative et dans ce cas-là, si on connaît le thème, elle sera plus compréhensible. Sinon et à condition d’être attirante, elle se présente comme musique absolue.
F. P : En parlant de " genre " je voulais parler de musique traditionnelle, folklorique, classique, symphonique…
Sh .Farhat : Je vois mieux ce que vous voulez dire. En Iran comme partout, la musique est divisée de ce point de vue. Commençons par l’Iran : ici, lorsque l’on parle de la musique iranienne, rien de spécial ne vient à l’esprit, alors qu’en parlant de la musique classique, on se rappelle tout de suite les oeuvres des grands musiciens classiques. La musique classique, c’est Beethoven, c’est Mozart, c’est Bach, Tchaïkovski, Brahms, Mendelssohn, vous voyez ? C’est Chopin … Revenons à notre musique. La musique iranienne contient plusieurs genres. On en a beaucoup parlé dans les différentes académies comme l’Académie d’Art dont je suis membre, et on a également discuté de la problématique de la classification de la musique. La première division de la musique iranienne est le Radif. C’est une musique urbaine surtout présente à Téhéran et dans les villes centrales. Ce genre est ce que les étrangers connaissent sous le nom de " musique savante ". Elle contient sept Dastgah [2], cinq Avaz [3], Gousheh [4], Daramad [5], Tasnif [6], Zarbi [7] … tout cela constitue la musique traditionnelle iranienne désormais appelée " Musique de Radif". " Radif " désigne l’ensemble des mélodies, motifs, et thèmes très riches et logiques basés sur un certain mode et associant le souci d’esthétique à celui de musicalité. Sa maîtrise est indispensable pour le musicien iranien et en outre, il est une source d’inspiration pour ceux qui pratiquent la musique traditionnelle et même pour les compositeurs comme moi. C’est la musique de la ville. Le deuxième genre est la musique locale, que l’on appelle maintenant la musique " folklorique ". Malheureusement, exception faite des plus célèbres, un grand nombre de ces mélodies ont disparues. Néanmoins, beaucoup de musiciens ont essayé d’empêcher qu’elles ne tombent dans l’oubli. Cette "musique folklorique" est, en fait, claire comme de l’eau de roche qui coule de la fontaine, passe à travers les rochers, et demeure totalement limpide et dénuée d’impureté. Elle se transmet d’une génération à l’autre grâce par exemple aux chants qu’une mère fredonne à son enfant, au chagrin qu’un amant ressent dans son cœur, ou à la joie du triomphe après une guerre. Tout cela se retrouve dans cette musique régionale. Il y a aussi une autre forme appelée la musique " modale " ou " Maghami ". Elle est présente dans différentes régions de notre pays. Comme vous le savez, l’Iran est un pays peuplé d’ethnies diverses et la musique composée par ces gens-là s’appelle la musique " Maghami ", qui est différente de la musique folklorique. Ce genre de musique existe depuis très longtemps en Iran. Ensuite, la quatrième est appelée la musique composée, et fait référence à l’art de la composition. Cet art est très jeune ici en comparaison à son épanouissement au IXe siècle en Europe, il y a 1100 ans. Il commence à s’enrichir durant l’Antiquité, prend un élan nouveau à la Renaissance, puis passe par l’époque baroque, classique, et romantique jusqu’à la modernité au XXe siècle. On voit donc que des écoles se suivent les unes après les autres, laissant chacune un riche héritage musical. Depuis une soixantaine d’années, le progrès dans ce domaine en Iran est remarquable et j’espère que la nouvelle génération poursuivra notre chemin et nos idées.
A.P : Qu’est-ce que " la symphonie " ? Quand est-elle née et comment ? Qui était le précurseur de ce genre ?
Sh.Farhat : À vrai dire, c’est Joseph Haydn (1732-1809), grand compositeur autrichien et l’un des plus grands musiciens de l’époque classique, qui a donné naissance à cette forme de musique. Il a décidé de créer une musique qui dépasse les frontières et qui soit compréhensible par tout le monde, car la musique est une langue commune qui n’a pas besoin d’être traduite. Il a inventé des règles pour les instruments et surtout pour ce qui touche à la forme. Son œuvre, comprenant 104 symphonies, a inspiré de grands musiciens après lui tels que Mozart ou encore Beethoven. La symphonie est composée de petites formes : double, triple, quatuor [8], variation [9], fugue [10], rondeau [11], et finalement la sonate [12] qui est justement la forme la plus complète connue dans ce domaine jusqu’au maintenant. La sonate n’est pas une symphonie puisqu’elle est composée pour deux instruments, alors que la symphonie est composée pour l’orchestre. Cependant, elles ont toutes les deux la même forme. Bien qu’elle soit d’origine allemande, elle s’est répandue partout dans le monde. Le thème principal de la symphonie est adapté à la description de la vie humaine de la naissance jusqu’à la mort : lorsque l’on naît, lorsque l’on commence à percevoir son entourage durant l’enfance, lorsque l’on entre dans l’adolescence, lorsque l’on exprime des souhaits et des désirs, puis lorsque l’on se bat afin d’obtenir ce que l’on souhaite, lorsque l’on arrive au point où, après maints efforts, on l’a obtenu, et, enfin, lorsque l’on regarde son passé en sentant l’approche de la mort.
A.P : De quelle manière et quand la symphonie est-elle entrée en Iran ?
Sh.Farhat : Elle est venue en Iran surtout grâce à l’invention de la radio et depuis ce temps là, elle a toujours eu ses propres admirateurs.
A.P : Est-ce que toutes vos symphonies racontent une histoire ? Comment le public peut-il comprendre leurs thèmes ?
Sh.Farhat : Pas toutes. La symphonie n° 1, "Khayyâm " est programmatique ; les symphonies n° 2, n° 3, et n° 4, sont non programmatiques ; la cinquième qui s’appelle "La Symphonie Iranienne ", n’a pas d’histoire. Cependant, j’y ai inséré l’élément folklorique présent dans la musique iranienne. La sixième qui s’intitule "Damâvand ", est programmatique. Cette montagne a toujours attiré mon attention. La première partie de cette dernière dépeint une ascension spirituelle vers son sommet, la deuxième partie montre la beauté du pied de cette montagne, enfin, la troisième raconte une nuit hivernale et orageuse au-dessus de Damavând. Elle décrit la nature de façon très élégante en même temps qu’elle montre sa violence. La symphonie n° 7 intitulée " Iran " ne "raconte " rien de particulier et est seulement un symbole de notre patrie. La symphonie n° 8 appelée "Le printemps de Touss" [13] et que je considère comme programmatique, est une oeuvre religieuse qui parle de l’éminence de notre huitième Imam. " Le Golfe Perse " est le titre de la neuvième symphonie. J’ai voulu y exprimer mes sentiments patriotiques comme je l’ai fait dans la symphonie " Damâvand". Une de mes œuvres préférées est la dixième symphonie qui sera bientôt disponible au public. Enfin, la onzième symphonie est dédiée à notre grand prophète.
F.P : Comment peut-on arriver à comprendre l’histoire cachée dans une symphonie ?
Sh. Farhat : D’un côté, la fibre musicale joue un rôle essentiel dans la compréhension de n’importe quelle musique. D’un autre côté, on peut écouter une symphonie programmatique en la considérant comme une symphonie absolue, mais en tout cas si elle raconte une histoire, elle est souvent narrée dans la pochette du CD ou sur la couverture de la cassette. Et plus on écoute ce genre de musique, plus on la comprend.
F.P : Pourquoi la symphonie ne semble-t-elle pas forcément bien s’adapter au goût iranien ?
Sh. Farhat : Il n’en est pas du tout ainsi. Au contraire, ce sont les gens d’Extrême Orient qui accueillent moins bien cette forme. A ce propos, la musique iranienne est très riche. Notre système modal englobe les modes majeur et mineur. Il est intéressant de constater que nos mélodies plaisent aux européens. A plusieurs reprises, j’ai fait écouter de la musique iranienne durant mes cours à l’étranger. Ils ont beaucoup aimé la musique et les chants iraniens, parce que les " dastgahs " ou bien les systèmes modaux iraniens comme Ispahan, Mahour, Homayoun, et Tchahargah sont très proches de la musique occidentale .
F.P : Que pensez-vous de l’évolution de la musique en Iran ? Comment voyez-vous son avenir ?
Sh. Farhat : Si l’on jette un coup d’œil sur l’histoire de la musique en Iran, on peut constater qu’il y a environ 70 ans, il n’y avait pas de système pour enregistrer la musique. On ne peut donc pas juger la musique de cette époque-là, contrairement à la musique d’occident qui a été écrite dès ses origines. Chaque époque a donné naissance à d’illustres musiciens. Si vous regardez le passé, un siècle auparavant, vous verrez de grands hommes tels que Habib Somaii, Agha Haussein Gholi, Derviche Khan, et Mirza Abdollah qui ont porté la musique de leur époque à son apogée. La seconde moitié de XXe siècle a été le témoin de l’apparition de grands génies en Iran tels que Abolhassan Saba, Reza Varzandeh, Jalil Chahnaz, Ebadi, Rouhollah Khaleghi, et le défunt colonel Ali Naghi Khan Vaziri. On a eu également des chanteurs célèbres comme Ghavami, Banan, et Mahmoudi Khonsari. De nos jours, on est entré dans une nouvelle phase qui laisse présager de l’évolution future de la musique iranienne. Nous avons des jeunes de moins de vingt ans qui sont incroyablement talentueux. Chaque année, lorsque je fais passer des oraux d’entrée à l’université, je suis surpris par le fait qu’ils jouent de mieux en mieux. Je prévois un avenir brillant à notre musique, et je pense même qu’elle pourrait dépasser les frontières à condition qu’on aide ces jeunes à présenter leurs œuvres à l’étranger. Je voudrais ajouter qu’actuellement, les femmes ont fait une entrée remarquée tant dans le domaine de la recherche que de la composition. D’ailleurs, à l’université, les meilleurs étudiants sont des filles.
F.P : Comment l’improvisation vient-elle au secours de la musique ?
Sh.Farhat : L’improvisation est le principe de base de la musique iranienne. Tous les sept systèmes modaux iraniens dont je vous ai parlé - Segah, Tchahargah, Mahour, Nava, Rastpanjgah, Homayoun, Chour - et tous les cinq chants - Bayat Ispahan, Afchari, Bayat Tork, Abou Ata et Dachti -, peuvent donner naissance à de nombreux motifs et mélodies. On les joue à chaque fois de façon différente. A titre d’exemple, après avoir joué le Tchour durant cinq minutes et si l’on recommence à jouer le même morceau quelques instants après, il sonnera autrement. En fait, on a fait intervenir inconsciemment l’art de l’improvisation. C’est pourquoi, je considère qu’un musicien iranien est en même temps un compositeur. L’improvisation a donc un rôle fondamental dans la musique iranienne. C’est la question de la création momentanée… Et cela n’a rien à voir avec la connaissance musicale. Autrefois, cela était très important en l’Occident, mais de nos jours, on peut dire que cette tendance a été atténuée parce que tout a été consigné par écrit.
A.P : Si un musicien n’arrive pas à jouer une partie d’un morceau, cela est-il remplaçable par l’improvisation ?
Sh. Farhat : En guise de réponse, je vais vous raconter un souvenir : c’était à Paris, en 1974 si je ne me trompe pas, et j’étais alors étudiant. Il y avait le concert de Wilhelm Kempf. Il était en train de jouer l’une des sonates de Schubert. Il en a soudain oublié une partie et il s’est mis à improviser mais, grâce à son grand talent, il l’a joué exactement dans le même style que Schubert. Je vous assure que les gens qui ne connaissaient pas parfaitement cette sonate ne l’ont même pas remarqué. Cet événement est exceptionnel dans la musique classique.
F.A.P : Merci de nous avoir fourni des informations si intéressantes …
Sh. Farhat : Je vous en prie, merci à vous et à la " Revue de Téhéran ".
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16- [16]
[1] Répertoire académique embrassant tous les systèmes modaux.
[2] Système modal englobant un certain nombre de figures modales dans la musique iranienne traditionnelle.
[3] Système modal : Dastgah.
[4] Mélodie, modèle mélodique de la musique traditionnelle.
[5] Introduction d’un morceau de musique.
[6] Chanson.
[7] Pièce instrumentale rythmique.
[8] Œuvre de musique écrite pour quatre instruments ou quatre voix.
[9] Suite de morceaux musicaux composés sur le même thème.
[10] Forme de composition ou différentes parties répétant le même motif.
[11] Forme instrumentale ou vocale caractérisée par l’alternance d’un refrain et de couplets.
[12] Pièce de musique instrumentale, composée de plusieurs morceaux de caractère différent.
[13] Une province de Mashad.
[14] Instrument de musique à vent, à anche double.
[15] Instrument à anche qui forme dans l’orchestre la basse de la série des hautbois.
[16] Pièce musicale et instrumentale de composition très libre et d’inspiration nationale et populaire.