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Avant d’enseigner au Collège de France où il a occupé, sur l’avis de Raymond Aron, la place de l’orientaliste Henri Laoust à la chaire de littérature arabe, André Miquel, qui aime être qualifié d’islamisant, était directeur de recherche à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
C’est en 1968 qu’il publie, dans la collection "Destins du Monde" dirigée par Lucien Febvre et Fernand Braudel, la première édition [1] de sa grande synthèse intitulée L’Islam et sa civilisation. Cette édition a été suivie par d’autres dont la sixième, publiée en 1990, a été traduite par M. Hassan Foroughi, professeur de littérature française à l’Université Shahid Tchamran d’Ahvaz et publiée par l’editeur SAMT.
Miquel était déjà connu en Iran grâce à un article intitulé "Bref aperçu de la science géographique chez les Musulmans", qu’il avait rédigé suite à la demande de M. Ali-Asghar Mossadegh, lequel, le traduisant en persan, l’a ensuite présenté comme préface à la traduction persane de Massalek al-Mamalek d’Ibn Khordad-beh [2]. Ce petit travail portant la date du 26/06/1986 est signé "André Miquel, professeur au Collège de France et administrateur général de la Bibliothèque Nationale".
L’année suivante, abandonnant son poste à la Bibliothèque Nationale, André Miquel devient administrateur général du Collège de France, tout en y conservant sa chaire de littérature arabe.
Enfin, pour conclure sur ce qui concerne notre auteur, rappelons qu’en 1961, à l’époque où il était attaché culturel à l’Ambassade de France au Caire, Djamal Abdol Nasser, président de la République d’Egypte, le jette en prison en l’accusant d’espionnage.
Le général De Gaulle, alors président de la République, décide d’intervenir. Il demande soit le jugement de Miquel et son inculpation avec preuves à l’appui, soit sa libération immédiate et inconditionnelle.
Le Raïs en colère cède à l’insistance de De Gaulle qui exige solennellement la libération d’André Miquel, et libère ce dernier.
C’est Miquel lui-même qui nous a raconté cette anecdote en 1987, à l’Université Paul Valery de Montpellier, au moment de la parution du livre controversé d’Edward Saïd, L’Orientalisme, qui avait fait ressurgir l’étonnant autodafé des orientalistes.
C’est son allusion à l’affaire [3] qui nous a amené, en cette année 2006, à la dévoiler ; et ce d’autant plus qu’elle est désormais couverte par la prescription.
Les quatorze siècles du monde arabo-islamique sont présentés en quatre grandes parties comportant chacune plusieurs chapitres.
La propagation du culte chez les Arabes s’étend du premier siècle de l’Hégire (l’année 610) au 8ème siècle.
Puis, dès la seconde moitié du 11ème siècle, l’Islam se stabilise politiquement et c’est à cette époque que l’on constate, de près ou de loin, la présence de l’esprit persan.
En effet, l’Iran prend finalement en main le gouvernement des territoires islamiques, tout en écartant les Arabes qui allaient monopoliser l’Islam.
Ensuite, du onzième au dix-huitième siècle, pendant près de huit siècles, l’Islam attire l’attention des habitants de l’Asie centrale, notamment des Moghols et des Turcs. L’Islam marque alors un nouveau départ, avec l’apogée de l’Empire ottoman en Europe qui s’arrête face à l’expansionnisme européen et qui se traduit par la prise du contrôle des mers par les Occidentaux.
Enfin, durant le 19e et 20e siècle, la tradition orientale essaie de résister au modernisme européen et l’on voit finalement l’Occident mettre la main sur l’Orient.
Le rôle de Seyyed Djamal-e-Din Assadabadi en tant que réformateur islamisant et maître de beaucoup de disciples, est à maintes reprises évoqué [4] dans l’œuvre d’André Miquel.
De surcroît, l’auteur, qui essaie d’englober la civilisation islamique toute entière tout en recourant au synchronisme, tente d’une part de faire le point sur l’historique de l’Empire ottoman, de ses débuts au 15ème siècle jusqu’à sa désintégration et son partage par les accords Sykes-Picot (9 mars 1916). Il examine également le rôle d’Ata Türk en ayant recours à l’unique monographie [5] disponible. D’autre part, il analyse l’histoire de l’Egypte de l’époque de Mohammad Ali et de la domination anglaise jusqu’au 20ème siècle, avec la Révolution égyptienne et ses conséquences.
André Miquel, que sa spécialité et son penchant personnel attirent plutôt vers le monde arabe, s’étonne au passage du nombre de travaux concernant le chiisme alors que d’après lui, le sunnisme a beaucoup plus d’adeptes dans le monde. Il oublie, entre parenthèses, de souligner que la plupart de ces travaux ne sont dûs qu’à une seule personne : Henry Corbin.
L’auteur parle aussi du rôle d’Arabi Pacha, le chef révolutionnaire égyptien, qui avait fait naître tant d’espoirs chez ses compatriotes combattant la présence anglaise dans leur pays. L’idée ingénieuse de l’époque était due à ce disciple d’Assadabadi, qui avait lancé le fameux slogan "l’Egypte aux Egyptiens" [6]. Ce slogan rappelle, dans un autre contexte, celui du cinquième président américain, James Monroe, qui déclarait en 1823 "l’Amérique aux Américains", ainsi que celui du Japon qui reprenait avec vigueur au début du 20ème siècle " l’Asie aux Asiatiques" et demandait impérativement la fin de l’hégémonie européenne en Asie - hégémonie qui avait tout de même fait prospérer les régions en question.
L’histoire des deux derniers siècles est remplie d’événements et de guerres qui, d’un côté, affaiblissent les pays islamiques, et de l’autre, apportent richesse et puissance aux pays colonialistes d’Europe. Ces pays qui, sur leur propre continent, s’entredéchirent, se partagent sans scrupules le monde islamique et certains d’entre eux demandent même la part du lion.
L’Iran de cette époque est en butte d’une part, à des rois faibles et parfaitement incapables, et de l’autre, aux deux puissances hégémoniques anglaise et russe. Miquel, qui fait une rapide esquisse des événements importants de l’histoire de la Perse safavide et afsharide, omet de façon surprenante la dynastie des Zands, fondée par Karim Khan-e Zand, pour arriver directement aux Qadjars. Il écrit [7] : "Lorsque le gouvernement Qadjar, c’est-à-dire le gouvernement qui, après Nader Shah[e-Afshar], accède au pouvoir….."
De toute manière, la Perse qui, pendant l’ère naderienne, était exclusivement un pays guerrier, se transforme au 18ème siècle en objet de convoitise permanente pour les Anglais et les Russes. Ainsi, une bonne partie de ses régions septentrionales et orientales sera définitivement détachée de l’Iran, mais l’aire culturelle et linguistique restera intacte, et même, de nos jours, renforcée sous divers aspects.
Lorsque Miquel parle des événements du début du 20ème siècle et notamment de la propagation de l’Islam au Japon de 1905 à 1935 [8], il nous étonne mais n’explique pas les raisons de l’échec de l’Islam dans ce pays.
Par ailleurs, il décrit dans cet ouvrage toutes les tendances laïques occidentales existant en Orient.
Chose curieuse, il évoque également dans cette édition l’aspect juridictionnel de la République Islamique d’Iran et son slogan" Ni oriental, ni occidental" [9], tant accrédité par les événements que l’Iran a vécu depuis 1978.
Il faut absolument lire cet intéressant ouvrage d’André Miquel et apprécier la somme d’efforts qu’il a fournie pour présenter ce travail qui, étant unique en son genre, présente par ailleurs beaucoup d’intérêt aussi bien pour les historiens que pour les chercheurs qui pourront se référer aux nouvelles bibliographies dont il s’est inspiré pour écrire ce livre.
Le traducteur, Foroughi, nous offre pour sa part une excellente traduction de cet ouvrage. Il a très bien su conserver le style initial et la manière dont l’auteur aborde le sujet tout en donnant son analyse ; et c’est justement ici que l’érudition et la finesse du traducteur se font sentir.
André Miquel,
L’Islam et sa civilisation
(VIIe et XXe siècle) 6ème éd,
traduction persane par Hassan Foroughi,
Téhéran, SAMT, 2 vol., 1381/2002,
5 et 794 pages, illustrés.
[1] L’Islam et sa civilisation, vol.2, p. 610.
[2] Ibn Khordad-beh, Massalek al-Mamalek, traduction persane par Saïd Khakrand avec la préface d’André Miquel, Téhéran, Mirath-e Melal, 1371/1992.
[3] L’Islam et sa civilisation, vol.2, p.714.
[4] Ibid., pp.542-45, 554, 560, 571,579et 581.
[5] Ibid., p.568.
[6] Ibid., vol.2, p.538.
[7] Ibid., p.508.
[8] Ibid., p.562.
[9] Ibid., p.642.