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12 Chahrivar 1315
3 Septembre 1936
On trouvera ci-dessous les conclusions générales du cours de M. Lusset, professeur au Lycée de Damas, à l’institut d’Etudes littéraires de Damas. Ainsi présentées, détachées de l’étude qui les a inspirées et des faits qui les justifient, elles pourront paraître manquer de solidité et de cohésion, parce qu’il est impossible de rappeler ici les développements qui les ont précédées. Il ne peut donc s’agir ici que de donner une idée de l’effort qui a été tenté et d’indiquer dans quelle direction cet effort serait susceptible d’être poursuivi.
Je m’étais proposé d’étudier avec vous un certain nombre d’œuvres ou de pages de grands écrivains français de la période classique. Le choix de ces œuvres ou de ces fragments était déterminé par le sujet même de ce cours : Les classiques français et l’Orient. Nous avons été ainsi amenés à aborder successivement dans l’ordre chronologique :
1o Les pensées de Pascal, composées de 1658 à 1662. (Section IX, p. 595 et suiv. dans la petite édition Brunschvicg).
2° La " turquerie " du Bourgeois Gentilhomme, de Molière (1070).
3° La tragédie turque Bajazet, de Racine (1672).
4° Les fables " orientales " du second recueil de La Fontaine (1678-79).
5° Enfin deux fragments des Caractères de La Bruyère (1688) (au chap. XII - Des Jugements - : " Si les ambassadeurs des princes étrangers…" ainsi que les deux petits paragraphes suivants et au chap. XVI - Des esprits forts - ; " Si l’on nous assurait que le motif secret de l’ambassade des Siamois… ")
Les questions essentielles que nous nous étions posées étaient les suivantes : Un certain nombre d’écrivains de l’époque classique, qui comptent parmi les plus grands artistes et les plus grands esprits du siècle de Louis XIV, se sont inspirés de l’Orient, ou du moins ont accordé à l’Orient une certaine place dans leurs œuvres.
1° Comment ont-ils connu l’Orient ? Quel Orient ont-ils connu ? Que pouvaient-ils savoir de lui ? Les problèmes qui se posent ici sont donc des problèmes de documentation et de sources.
2° Comment ont-ils exploité leurs connaissances ? Quelle a été leur vision de l’Orient ? Comment l’ont-ils "utilisé" dans leurs œuvres ? Problèmes d’ordre intellectuel ou esthétique.
On voit aisément le lien qui existe entre ces deux questions : D’une part la connaissance de l’Orient, déterminée à la fois par l’époque qui impose même aux plus grands esprits une certaine façon de voir les choses, d’aborder les problèmes, et aussi par ce qu’on pourrait appeler les hasards de l’information (Racine composant son Bajazet sans connaître la nouvelle de Segrais qui traite le même sujet). - D’autre part la mise en œuvre, qui dépend à la fois de la personnalité de l’artiste, du but qu’il se propose et - ceci est surtout vrai au XVIIe siècle - des exigences du genre qu’il traite.
Sans reprendre les conclusions partielles concernant chacun des auteurs successivement étudiés, je voudrais maintenant, me plaçant à un point de vue plus général, formuler un certain nombre de réflexions qui se dégagent de l’ensemble des faits.
La première, c’est que l’Orient tient dans la littérature française de 1a deuxième moitié du XVIIe siècle une place beaucoup plus considérable que celle qu’on serait tenté de lui attribuer à priori, en songeant que la généralité, l’impersonnalité d’une part, d’autre part l’imitation des anciens sont considérés comme des dogmes essentiels du classicisme. Il est intéressant de constater que l’engouement du public français pour l’Orient, qui commence à se développer précisément au cours de la deuxième moitié du XVIle siècle, a influé directement sur les écrivains contemporains et pas seulement sur des écrivains de second plan. Ayant éliminé ces derniers de propos délibérés, j’ai eu cependant à m’occuper de cinq auteurs qui comptent parmi les plus grands de l’époque classique. Et si l’on objecte qu’il n’est pas étonnant de voir Molière et La Bruyère, tous deux peintres de la société contemporaine, accorder une place dans leurs œuvres à l’actualité immédiate, il n’en reste pas moins que Pascal ne croit pas pouvoir passer sous silence la religion musulmane, que La Fontaine cherche dans la fable orientale sinon un renouvellement, du moins un élargissement de son inspiration, et qu’enfin Racine, après Bérénice, tragédie antique et, selon une formule bien connue, la plus racinienne de ses pièces, écrit Bajazet, tragédie turque à sujet contemporain. Ainsi les grands classiques avaient le souci de l’actualité, parce que, comme tous les auteurs, ils écrivaient pour leur public, et que le public aime toujours ce qui est nouveau et actuel - On pourrait certes trouver - d’autres exemples - et même chez Racine - à l’appui de cette affirmation. - On voit par là combien il est inopportun - ceci dit entre parenthèses - de critiquer aujourd’hui le souci de tels de nos auteurs de s’adapter au goût du public, en leur opposant je ne sais quel détachement supérieur de ceux qu’on leur propose comme modèles dans le passé. - Ne conviendrait-il pas plutôt de leur faire remarquer que, quand Racine voulait sacrifier au goût du public, il écrivait quand même Bajazet !
Quoi qu’il en soit ; il convient de noter que l’orient, ainsi intronisé par les grands classiques, semble avoir à ce moment-là acquis définitivement droit de cité dans la littérature française.
Une autre remarque s’impose nous avons eu l’occasion, en étudiant les différents auteurs considérés, de marquer les limites étroites que leur imposait l’insuffisance de la connaissance de l’Orient vers le milieu du XVIIe siècle. Cette connaissance est non seulement sommaire, mais entachée de toute espèce de préjugés. En ce qui concerne particulièrement le monde arabe et l’Islam, nous avons vu que, dans la plupart des cas, voyageurs ou compilateurs étaient presque toujours aveuglés par leurs préjugés religieux, et qu’il leur était pratiquement impossible d’essayer d’être objectifs. Les Croisades sont terminées depuis longtemps, mais "l’esprit des Croisades" subsiste encore. C’est pourquoi, malgré son génie, Pascal, qui n’a pu connaître le Coran qu’à travers les compilations de Baudrier ou de Grotius, et la mauvaise traduction de Du Ryer, a malheureusement, comme nous l’avons vu appuyé certaines de ses affirmations sur des inexactitudes et des erreurs manifestes. A côté de cela, nous avons noté cependant les intéressantes tentatives de reconstitution de costumes orientaux dans le Bourgeois Gentilhomme, avec l’aide du chevalier d’Arvieux. - Nous avons vu aussi avec quel rare bonheur Racine a sauvegardé la vraisemblance morale dans Bajazet. Toutefois, malgré ces limitations et ces insuffisances, n’est-il pas curieux de constater que, si on cherche à classer les auteurs étudiés d’après la façon dont ils ont "utilisé" l’Orient dans leurs œuvres, on se trouve en présence de deux grandes catégories, représentant deux directions essentielles qui ne cesseront de s’affirmer aux époques suivantes avec les mêmes tendances, les mêmes caractères fondamentaux, et cela jusqu’à la période contemporaine.
A) Nous avons trouvé chez Pascal et La Bruyère ce qu’on pourrait appeler une utilisation philosophique de l’Orient. L’adjectif philosophique est pris ici, bien entendu, en un sens très large, au sens du XVIIe siècle, si l’on veut. On pourrait appeler cela aussi l’utilisation idéologique de l’Orient. Nous savons déjà ce qui la caractérise : il s’agit bien moins de chercher à connaître l’Orient que d’utiliser, d’exploiter ce qu’on en connaît - ou ce qu’on croit en connaître - dans le but de défendre ou de combattre certaines idées spécifiquement occidentales. - L’Orient ici n’est donc pas une fin, mais un moyen. Ainsi Pascal réfute le prophète de l’Islam sans le connaître, parce qu’il veut faire l’apologie du christianisme. Ainsi La Bruyère reproche à ses compatriotes leurs étonnements naïfs en présence des Siamois, et le fait que ces étrangers ont montré à Paris du bon sens et de l’esprit lui inspire une réflexion toute cartésienne sur l’universalité de la raison : "La prévention du pays, jointe à l’orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison est de tous les climats, et que l’on pense juste partout où il y a des hommes".
B) Molière, Racine et La Fontaine, au contraire, utilisent l’Orient en artistes, c’est-à-dire d’une façon essentiellement personnelle. Eux aussi, avec le tact souverain que leur confère leur génie, attirent l’Orient à eux, mais pour des fins esthétiques, c’est-à-dire désintéressées, et ils lui empruntent exactement ce qui leur convient ou plutôt ce qui exactement convient à leur oeuvre, ce qui lui apportera juste ce qu’il faut de piquant, d’actuel, d’inédit, sans rien lui faire perdre de son originalité profonde- Ainsi, dans le second recueil, seule l’étude des sources peut permettre de distinguer les fables "orientales" des autres. Pas plus qu’il n’a accepté la sécheresse de la fable ésopique, La Fontaine ne s’est laissé aller à l’abondante prolixité de la fable orientale, et l’équilibre qu’il garde entre les deux n’est pas autre chose que la marque de son tempérament et de sa personnalité. De même nous avons vu, en étudiant Bajazet, avec quelle délicatesse de touche Racine avait procédé, pour unir dans un dosage subtil les éléments turcs aux éléments proprement raciniens de sa tragédie
Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse d’une utilisation philosophique ou d’une utilisation esthétique de l’Orient, on constate dans les deux cas la même interprétation subjective de l’Orient et c’est justement cela que j’ai voulu marquer en choisissant, au lieu du mot influence qu’on aurait peut-être attendu, le mot "utilisation", plus prosaïque peut-être, mais combien plus significatif. Or, sans vouloir dépasser les limites que je me suis assignées dans ce cours, je crois qu’il serait intéressant d’essayer d’en poursuivre la démonstration dans le temps, et qu’on arriverait peut-être à établir d’une façon suffisamment valable que ce caractère d’interprétation subjective de l’Orient par l’Occident, du moins en ce qui concerne la France, est l’une des formes essentielles des échanges culturels qui ont lieu entre ces deux mondes différents.
Enfin et pour terminer nous ferons une dernière constatation : malgré les insuffisances qui tiennent l’époque, en ce qui concerne la connaissance de l’Orient, Il n’est pas interdit de se demander quel est, parmi les écrivains que nous avons étudiés, celui qui en a donné l’image la plus fidèle. La réponse n’est pas douteuse : C’est Racine. Nous parlions tout à l’heure du dosage subtil des différents éléments de sa tragédie.-Nous avons vu d’autre part dans notre examen de Bajazet que si Racine avait, selon l’expression de P. Martino "anobli et francisé ses personnages ", il n’en a pas moins en même temps attaché la plus grande importance à la vraisemblance morale, à ce qu’on pourrait appeler la couleur locale psychologique ; et nous avons démontré texte en mains, qu’il a tiré le plus heureux parti des renseignements que lui avait fournis M. de Nantouillet, que pas un seul instant il n’oublie que son drame est un drame du Sérail. Quant aux personnages, n’a-t-il pas créé la figure inoubliable du vieil Achomat, "nourri dans le sérail", rompu à toutes les intrigues, méprisant Tes femmes et l’amour, et dont les rapports complexes avec son sultan - d’hier ou de demain - sont si finement marqués ? En vérité, ce grand vizir semble sorti tout vivant de l’histoire turque, et on ne sait ce qui doit l’emporter le plus, de la surprise ou de l’admiration, quand on constate que ce personnage est précisément un de ceux qui sont de l’invention de Racine : Dans la nouvelle de Segrais, et sans doute aussi dans la réalité, le vieil Achomat était un eunuque du palais. Ainsi l’intuition de l’artiste rejoint l’objectivité du savant. Contrairement à Pascal, Racine ne veut rien défendre, rien imposer, rien démontrer. Il ne songe qu’à sa mission d’artiste, qui est de créer de la beauté, et c’est précisément pour cela qu’il atteint au plus haut degré de vérité auquel il pouvait parvenir. Belle leçon d’objectivité, et qui, je le crois, est encore valable aujourd’hui.