N° 8, juillet 2006

Au Journal de Téhéran

Hommage à la mémoire de Maxime Gorki


Saïd Naficy


1 Mordad 1315,
23 Juillet 1936

Discours de Monsieur Saïd Naficy
Membre de l’Académie iranienne

Aujourd’hui juste un mois s’est écoulé depuis la mort d’un des plus grands écrivains de cette époque, Maxime Gorki, survenue à Moscou. Ne croyez pas que la Société des Hommes de Lettres étant une réunion des écrivains iraniens c’est par esprit de solidarité que je prononce quelques paroles devant vous, Mesdames et Messieurs ; afin de lui décerner une couronne, tout en nous en décernant une, comme nous disons en persan. En un autre terme ce n’est pas l’esprit de compréhension universelle qui existe entre tous les écrivains de toute époque et de toute langue qui me pousse à regretter la mort de notre collègue, qui a disparu, il y a un mois, en territoire soviétique. Nous regardons les écrivains et les poètes de tous pays avec des visées humanitaires.

Il y a beaucoup de maux que le médecin ne peut pas diagnostiquer et que l’apothicaire ne peut soulager par aucun remède. Par exemple avec quelle langue peut-on exprimer les maux du malheur, de la pauvreté et du désenchantement afin qu’on puisse les connaître et qu’on puisse les guérir par une drogue ?

Si les maux apparents et corporels différents dans les climats et les constitutions variées, les maux cachés et spirituels de l’homme, dans tous les climats et dans toutes les constitutions, sont toujours les mêmes qui ont existé depuis la création de l’homme et qui resteront toujours les mêmes jusqu’à la résurrection. Comme dit notre poète

iranien :

" Partout où tu iras, le ciel aura toujours la même couleur ! "

Ce sont ces considérations qui font que les grands écrivains et poètes n’ont pas de patrie et n’appartiennent pas à un seul pays. Ils appartiennent à l’Univers entier, car ils sont les interprètes des maux cachés et spirituels qui sont partout les mêmes et qui ont été les mêmes de tous temps. Si vous voyez que tout vieillit la philosophie et la musique vieillissent aussi, que la littérature ne vieillit jamais et que les écrivains et les poètes des milliers d’années auparavant ont encore une fraîcheur et un charme pour ceux qui ne les ont pas lus, c’est parce que ces maux de l’humanité n’ont pas vieilli et ne vieilliront jamais.

Maxime Gorki est celui qui a été pendant quarante ans l’interprète de ces maux cachés de l’humanité. Il a laissé des œuvres immortelles sur cette voie. Par conséquent il a été un des plus nobles fils de l’homme. Il n’appartient à aucun pays et son oeuvre est le domaine de l’humanité entière.

Il est certain que chacun a une besogne dans ce monde et qu’au milieu de tous ces gens qui travaillent pour vivre dans chaque pays il y a un nombre de personnes qui noircissent le papier pour le vendre afin d’avoir un morceau de pain et de faire une tête parmi les têtes, comme nous disons en persan. Quelques uns comptent ces personnes au nombre des écrivains, mais cela n’est pas ainsi. La grandeur revient seule à celui qui, en partant du rang social le plus bas, peut arriver à la plus haute dignité. Celui qui peut laisser une œuvre, sur ces papiers que les autres noircissent, une œuvre que les autres soient in capables de fournir. Celui qui fait tous les sacrifices pour sa tâche. Celui qui peut obtenir à juste titre, c’est au moyen de son zèle un rang que les autres ne puissent acquérir malgré tous leurs efforts.

Voici le rang de Maxime Gorki. Si la Société des Hommes de Lettres a organisé cette réunion ce soir et si mes confrères m’ont chargé de vous faire connaître son rang et sa place dans l’humanité, c’est pour vous parler de sa dignité morale et non de son rang social.

Figurez-vous seulement, qu’il y a soixante ans, un homme vint au monde dans une famille bien malheureuse, dans un milieu sur lequel les portes de l’abondance étaient fermées de toutes parts. Depuis les premiers jours les circonstances lui créèrent toutes les difficultés, car à l’âge de quatre ans, il perdit son père, mort du choléra, à l’âge de huit ans, il vit disparaître aussi sa mère. A dix ans on le mit à l’école, mais il en fut bientôt chassé, car il n’avait pas les moyens de payer les mensualités.

Depuis ce temps il fut contraint d’être tour à tour chiffonnier de rue, commissionnaire, aide -boulanger, gardien de chemin de fer, marmiton, portefaix, garçon de ferme, employé des pêcheurs, gardien de balance aux chemins de fer, etc. afin de gagner une bouchée de pain. Au milieu de ces besognes pénibles et cette vie insupportable qui ne peut être supposée pour personne, il a étudié tout seul, il a tant lu qu’il est devenu un des plus grands écrivains de son époque. A un moment donné il a eu l’intention d’entrer à l’Université de Kazan, mais il n’y a pas été admis. Depuis lors, jusqu’à l’âge de quarante neuf ans, il a vécu en prison, en exil et en persécution. Entre temps, il a voulu se suicider à force d’indigence, une balle a traversé son poumon, en conséquence il est devenu phtisique et a été souffrant et faible jusqu’à la fin de sa vie. Plusieurs fois il est allé au seuil de la mort. Pendant les six dernières années de son existence il a été atteint d’une forte grippe une fois par an, il a connu six fois le danger de la mort. Ce même homme ayant acquis une renommée au moyen de son œuvre, a été nommé membre honoraire de l’Académie de son pays, mais l’Empereur de l’époque a refusé d’approuver sa nomination. Ce même homme, pendant une carrière de quarante-quatre ans ; jusqu’à la mort, malgré toutes ces prisons, tous ces exils et toutes ces maladies, n’a jamais été tranquille, il n’a jamais manqué d’écrire des articles politiques et sociaux, des contes et nouvelles, des romans et des pièces de théâtre. On peut dire en toute assurance que, parmi les grands écrivains qui ont vécu à notre époque, c’est-à-dire à la fin du XIXème Siècle et au commencement du XXème Siècle, personne n’a eu le zèle, la persévérance et le sacrifice de Gorki. Son sort a été un des sorts les plus prodigieux de l’humanité et les étapes de sa vie ont été un des meilleurs exemples d’effort et de travail pour le fils de l’homme :

Par conséquent il n’est pas étonnant si, à la mort de cet homme, survenue il y a un mois, quand son corps fut exposé au public, plus de 700000 personnes parmi les habitants lui ont rendu la dernière visite. Il n’est pas étonnant si des lettres, des télégrammes et des couronnes de fleurs ont été envoyés par les hommes les plus connus du monde actuel.

Celui qui comme Maxime Gorki a écrit pendant quarante-quatre ans et dont je connais personnellement trente trois ouvrages, est beaucoup plus grand pour être connu en quelques minutes. De nombreux articles et même des ouvrages ont été écrits en toutes langues sur sa vie. Dernièrement on a fait paraître en persan un ou deux articles sur lui et ces dames et ces messieurs doivent certainement les connaître déjà ou les connaîtront plus tard. D’un autre côté l’analyse du style et la description des particularités de l’œuvre d’un tel homme est un travail difficile qui de mande une étude longue et attentive.

Je peux dire seulement en toute concision que son véritable nom n’était pas Maxime Gorki. Son nom réel était Alexi Maximovitch Piechkov. Parmi les écrivains européens il est d’usage que parfois ils ne signent pas leurs ouvrages de leurs propres noms et ils adoptent des noms d’emprunt sous lesquels ils publient leurs œuvres. Ce nom est dit pseudonyme, c’est-à-dire faux nom, ce qui correspond au terme "takhal1ous " ou nom de plume employé par nos poètes. Dans la littérature européenne les personnes les plus connues qui ont eu de ces noms d’emprunt étaient Molière, le grand poète ; Voltaire le célèbre penseur et Pierre Loti l’illustre romancier. Lui aussi a signé ses ouvrages du nom de Maxime Gorki et plus tard il a été connu de ce nom dans le monde entier.

Gorki est né le 28 mars 1808, à Nijni -Novgorod, en Russie Le gouvernement soviétique, pour le respecter a changé le nom de cette ville et l’a appelée Gorki. Il a passé son enfance et sa jeunesse au milieu des peines et des difficultés dont je viens de vous parler.

Ses ouvrages les plus importants sont traduits dans la plupart des langues et ces dames et ces messieurs qui ne connaissent pas le russe peuvent lire les traductions françaises, anglaises on allemandes. Je vous conseille surtout de ne pas oublier ses chefs - d’œuvre comme : Dans les basfonds, Mon enfance, Son amant, Dans le monde, La mère, L’œuvre et l’homme, L’amour mortel, Wania, Dans la steppe, La vieille, Les Bourgeois, Konovalov, Thomas Gordiev, En gagnant du pain, Makar Tchoudra, Emélian Piliai, Tchelkach, Une fois en automne, Bolesa, Mechtchanié, Les Artamonov, La vie de Klein Samguine, Egor Boulytchev et Vassili Dostigaev.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’art de Gorki et ce qui le distingue de tout autre écrivain pour le placer au rang des grands hommes de ce siècle c’est la véracité extrême et la sincérité qu’on remarque chez lui et c’est l’émotion et la tristesse extraordinaires qui traduisent ses impressions. Pendant sa vie il a toujours été le compagnon favori des malheureux et des indigents et il a reproduit dans ses livres toutes les douleurs cachées qu’il a vues chez ses camarades sans rien dissimuler et sans chercher une apparence trompeuse. Il a dépeint les plus dures manifestations de la vie avec un art des plus puissants et un langage des plus touchants. En général la littérature russe possède un avantage que l’on ne remarque pas dans les littératures des autres nations européennes. En effet ; les écrivains russes sont d’une dextérité complète pour décrire les calamités des malheureux indigents, l’état d’âme de ceux qui ont souffert et les douleurs cachées du genre humain. Ces derniers temps Dostoïevski, Tchékhov et Tolstoï avaient donné le plus haut degré de perfection à ce genre et avaient peint avec tant de maîtrise les différents états psychiques de ceux qui étaient atteints de ces maux cachés que la mémoire de l’humanité ne les oubliera jamais.

Peut-être la cause vient de ce qu’ont vécu à un moment et dans un endroit de la terre où le fils de l’homme a souffert plus que jamais et où une des plus grandes nations du monde a vécu l’étape la plus dure de son histoire. Gorki a traversé aussi les mêmes étapes, il est allé encore plus loin qu’eux pour sentir ces douleurs, car il en a été atteint lui-même et a été le compagnon inséparable de ces patients. Il n’a pas seulement remarqué leurs douleurs par son imagination et ses observations, il les a senties, il en a été atteint lui-même et c’est pour cela que son expression est plus sincère et qu’il produit infiniment plus d’effet. Un autre avantage qu’il a possédé c’est qu’il n’a pas fait d’études régulières depuis le début de sa vie et c’est ainsi qu’il n’a subi l’influence d’aucun autre écrivain. Il n’a été que sous l’impression de sa nature et de ses sentiments, il a une méthode particulière qui ne ressemble à celle de personne, tandis que nous voyons que la plupart des grands écrivains russes sont sous l’impulsion des littératures étrangères, notamment des littératures allemande et française. Il est le seul grand écrivain russe qui a interprété purement et simplement tous les détails de l’âme de sa nation et son œuvre est un miroir transparent et une manifestation sincère où se reflète l’âme nationale russe.

En étudiant la vie de Maxime Gorki on traverse sans le vouloir une étape prodigieuse et c’est cette étape qu’a parcourue un chiffonnier, au milieu d’un malheur extrême, d’une indigence, d’un délaissement et d’une ignorance complète pour devenir l’un des plus grands hommes de son siècle.

Ici on fait forcément une réflexion et l’on se demande s’il est possible que tout chiffonnier puisse devenir Maxime Gorki ? Si Maxime Gorki n’était pas venu en ce monde et n’avait pas montré ce chemin même la supposition de cette réalité aurait paru impossible. Mais depuis qu’il a parcouru cette voie, depuis qu’il n’a laissé plus de doute, cette réalité semble bien facile. C’est ce problème qui a de l’importance dans sa vie avant tout autre problème et c’est ce problème qui lui donne une place qui n’a peut être jamais été accordée à un autre jusqu’ici. C’est pour cela que sa mort survenue il y a un mois, on a respecté son âme partout au monde et maintenant moi, à mon tour je participe à ces hommages universels et publics de la part des écrivains Iraniens et au nom de la nation iranienne et vous prie, Mesdames et Messieurs, de bien vouloir vous lever pour saluer son âme éternelle.


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