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La poésie persane avant et après la Révolution islamique (II)
Shams Langaroudi
Traduit du persan par
Voir en ligne : Première partie
Une fois la révolution de 1357 aboutie, les traditionalistes s’escrimèrent à mettre la poésie classique au service de la révolution. Mais les particularités de la poésie classique faisaient obstacle à l’accomplissement de cet effort. Très vite, ils comprirent la difficulté d’exprimer des vérités palpables au travers de symboles stéréotypés, à l’intérieur d’un cadre lexical limité ; chose que Nima avait au début du siècle expérimentée pour en arriver à une théorie : avec minutie, il fit de la poésie le miroir symbolique de la vie, alors même que les traditionalistes recouraient encore et toujours aux symboles usités chez les poètes des temps anciens. Tous les mots et toutes les images étaient les bienvenus dans la poésie nimaienne, tandis qu’aux yeux d’un traditionaliste, seul l’ensemble des mots employés par les Anciens était digne d’un usage poétique.
Au moment de l’écriture, le poète classique devenait une autre personne, s’éloignait de sa vie réelle pour peaufiner un style chargé de mots qui n’avaient pas leur place dans le langage quotidien. Il parlait de robe datant d’avant la révolution constitutionnelle [1] , quand lui-même portait un costume depuis un siècle déjà. Le costume [veste et pantalon], dans son système esthétique, n’avait rien de poétique (ne l’a toujours pas) et perturbait son ordre.
Dans les " ghazal " [2] et les " ghasideh" du début de la révolution, on peut voir de nombreux exemples de ce type. L’insurrection du peuple iranien représentée dans certains poèmes n’allait pas sans évoquer celle des esclaves du précédant millénaire. Les poètes s’insurgeaient dans leurs textes contre le Pharaon, souverain de l’Egypte ancienne, et parlaient du trésor de Qâroun [3] , alors que leurs intentions visaient plutôt le président des Etats-Unis, le premier ministre britannique, le marché mondial et la bourse. Durant les huit années de guerre entre l’Iran et l’Irak, des milliers d’enfants, de jeunes et de vieillards furent les victimes innocentes des mitrailleuses et des obus de mortier ; dans les poèmes de facture classique, il fut question d’épée, d’arc et de lance. Voilà l’exemple d’une esthétique anachronique qui n’avait plus lieu d’être.
Après plusieurs années, vu la stérilité de ces poèmes, les mots quotidiens remplacèrent le lexique et les images symboliques. La vie réelle se fondit dans le moule des structures anciennes. L’intérêt porté à la réalité et la méticulosité du poète augmentèrent. La langue quotidienne s’introduisit dans les ghazals, les ghasidehs et les masnavis. Mais alors survinrent les mêmes difficultés, rencontrées il y a 70 ans déjà, par les premiers poètes modernes. Ces derniers avaient tenté d’introduire des mots nouveaux dans les moules anciens et concrètement, s’étaient rendus compte de leur inadéquation et de leur manque d’harmonie. L’expression de ce nouveau mode de vie n’était pas possible à travers les formes anciennes. On peut voir dans un poème d’un grand poète partisan de la révolution constitutionnelle, comment l’automobile est entrée dans le champ esthétique de la poésie classique, pour finalement se transformer en mule, sous l’effet de son co-texte. L’ajout de mots comme automobile, banque, police, téléphone, etc., ne pouvaient et ne peut suffire en soi-même à renouveler la poésie. L’agencement des mots nouveaux avait besoin d’un ordre nouveau. Pourtant, les poètes traditionnels continuaient à indexer chez Nima, le non-respect des règles traditionnelles de composition. Campant sur les mêmes positions, ils continuèrent à pratiquer le mètre classique et la rime et se figèrent dans les anciennes formes. Jusqu’au jour où le ghazal se fraya une voie intermédiaire entre la poésie " novatoire " (néo-traditionaliste) et la poésie indienne (à laquelle nous ferons allusion plus bas) et que la poésie traditionaliste finit par évoluer.
Des mots ou groupes nominaux tels que ; gardien des mœurs, taverne, manichéen, coupe de vin, fond du cœur, heure de tristesse, coupe de vœux, etc., ne sont plus employés depuis fort longtemps. A l’instar des néo-traditionalistes, les poètes introduisirent dans leurs poèmes les mots du langage quotidien, créèrent des images vivantes et pallièrent au manque de mots poétiques avec des images surréelles et inédites.
Le style poétique indien - ou d’Ispahan- a été conçu il y a près de trois cents ans, à l’heure de l’urbanisme commençant, sa facture en fit le moyen idéal pour rendre compte du quotidien de la population. Contrairement aux anciens poètes issus de la cour, ou des derviches, ceux qui excellaient dans ce genre, étaient pour la plupart des commerçants ou des artisans, et se réunissaient dans des cafés. Ils surent inventer de nouvelles expressions et des images surréalistes afin de répondre à l’attente des " gens de café ". Pendant longtemps, la poésie indienne a largement dominé la poésie persane, et ce, jusqu’au déclin de la dynastie séfévide où elle fut bannie de la littérature. Au cours des années qui suivirent la révolution constitutionnelle, le genre indien ne fut pas pris au sérieux, voire, totalement négligé. C’est l’impuissance à transcrire la réalité de la vie et la volonté d’expérimenter la poésie moderne qui firent que les poètes conservateurs s’intéressèrent à ce genre.
Chez les poètes du style "indien" tout comme chez Nima, aucune discrimination en matière de mots n’était de mise. La seule différence est que dans la poésie nimaienne, ceux-ci apparaissaient comme organiquement liés à l’intégralité des vers, tandis que dans le genre indien, ils étaient mis en relief par le jeu impressionnant de l’imagination créative " dans chaque vers ".
Suite à la révolution, tous les efforts des poètes conservateurs portèrent sur la mise en place d’un nouvel ordre dans lequel la langue vivante et courante serait porteuse de messages. Ce qui les poussa à pratiquer le style indien et le vers libre modéré. Or, le " thème du message " se déployait et se filait dans tous les vers du poème. C’est ainsi que le conservateur se démarqua des règles traditionnelles.
Le ghazal et le masnavi, formes officielles des poèmes traditionnels, subirent donc certaines transformations. Bien qu’il fût encore question de poésie classique dans tous les milieux et toutes les revues littéraires, le néo-traditionalisme triompha.
Signalons néanmoins deux points importants : Premièrement, les premiers signes de l’évolution du ghazal avaient déjà plus ou moins été perçus chez quelques esprits novateurs comme Nader Naderpour et Forough Farokhzad. L’importance de ce changement était due à son ancrage dans le " domaine esthétique fondamentaliste ". L’esthétique conservatrice - sur laquelle la révolution constitutionnelle n’a eu aucun impact et pour qui les soixante-dix années de pratique du vers libre ne représentaient qu’une pure corruption via l’influence occidentale - avait évolué en fonction de la nécessité historique. Deuxièmement, l’évolution s’était faite dans une perspective tout à fait traditionnelle et la question de l’évolution du masnavi et du ghazal ne cessa jamais d’être posée à l’intérieur d’un cadre préconçu. Or, c’était faire preuve d’impertinence que d’attendre l’élimination pure et simple des idées, des expressions et des termes usés mais usités dans ces types de poèmes.
Après la révolution islamique, le terrain fut propice à l’essor des jeunes poètes novateurs. On peut dire que si la révolution n’avait pas eu lieu, leur ardeur poétique se serait amoindrie, voire totalement éteinte, ankylosée par la censure et la répression. Mais ils parvinrent à reconquérir une position de force. Les événements qui défilaient devant eux comme une coulée de lave, et desquels dépendait leur existence matérielle et émotionnelle, ne pouvaient les laisser apathiques et insensibles.
Compte non tenu de Shamlou et de Forough Farokhzad, les auteurs ne parvenaient pas à trouver un langage approprié. L’œuvre de Shamlou constitua un amalgame d’expériences colorées qui marquèrent la poésie des 50 dernières années. Mais les événements défilaient à toute vitesse, la réalité était bien plus amère, poignante et âpre que le laissait entendre l’expression raffinée, noble, parfaite et symbolique de Shamlou ou les murmures intelligibles de Forough.
Peu de temps après la révolution, la guerre entre l’Iran et l’Irak éclata et la vie se défraîchit.
Les rébellions, les exécutions, les poursuites, les exodes, les troubles, les atrocités venant de toute part, la tromperie, la famine et le chômage devinrent autant de facteurs destabilisateurs.
Les autorités gouvernementales considéraient les Etats-Unis et les opposants comme responsables du chaos et les opposants fustigeaient l’incompétence des gouverneurs. Ces deux opinions constituèrent le thème de la poésie post-révolutionnaire.
Avant la révolution, les poètes engagés écrivaient dans le but d’assouvir leurs rêves. Mais à la fin des années 50, face à leur existence politisée, à laquelle il leur était impossible d’échapper, leurs poèmes se chargèrent de connotations politiques.
Leur poésie, lieu d’expression de leur esprit bouleversé, attira l’attention des jeunes poètes que nous étions à l’époque, vers " l’automatisme des idées " dans la même veine que les créations rattachées au " Cri violet "et à la nouvelle vague, au moyen duquel nous pouvions pénétrer dans les profondeurs inconnues de notre inconscient. Pour les poètes de notre génération, le surréalisme de la nouvelle vague (…) nous offrait une nouvelle voie pour la formulation des problèmes épineux. C’était une question de vie ou de mort. Nous lisions " Lorca " [4], "Ritsos" [5] et " Paz " [6]. C’est pourquoi aujourd’hui encore dans les critiques littéraires et sociologiques, on parle du phénomène des " poètes des années 60 [de l’Hégire]".
Ces années coïncidèrent avec l’éclatement de l’Union Soviétique, qui laissa de nombreuses questions sans réponse. L’alternance des échecs et des déchéances amena à douter des idéaux et suscita l’idéal-refuge.
La poésie libre était toujours en quête d’équilibre, tantôt elle abordait les questions philosophiques tantôt elle fuyait l’idéal et devenait technique. Ces multiples aspirations préoccupaient les intellectuels - religieux ou laïques - du milieu poétique, à l’orée d’un véritable terrain vague (The waste land).
La caste des versificateurs éreintés choisit l’option d’une poésie apaisante, simple et humanitaire, déjà mise en pratique par les romantiques des décennies passées. Les néo-traditionalistes comme Fereydoun Moshiri, Hamid Mosadegh et Houshang Ebtehadj avaient le même poids que les Ahmad Shamlou, Akhavan Sales, Sepehri, Forough ou Nima. Et la traduction des poèmes de Margott Bickel, poétesse allemande, par Shamlou, parut en plusieurs éditions.
Le recueil " Débordements " de Yadollah Ro’yaï (poète de la nouvelle vague et du Hadjm - de masse) fut publié à Paris avant de paraître en Iran. Il retint l’attention d’un certain nombre de poètes qui recouraient volontiers à la technique aux dépens de l’idéal. Son succès ne dura pas, mais le débat autour de " la forme " et de " la langue " prit de l’ampleur au début des années 70.
La poésie " hadjm " qui dérive de la nouvelle vague, fut mis en pratique par Ro’yaï à la fin des années 40. Le débat que suscita ce recueil, se prolongea jusqu’à intégrer les recherches des formalistes russes, tant défendus par Ro’yaï. De nombreux textes fondamentaux dans ce domaine furent traduits en persan. Le structuralisme et le déconstructionisme s’imposèrent jusqu’en 1373, année où Réza Barahani publia son recueil de poèmes intitulé : "A l’attention des papillons " avec une postface exhaustive, " Pourquoi ne suis-je plus un nimaien ?".
Réza Barahani enseignait la littérature à l’université de Téhéran. Démis de ses fonctions après la révolution, il anima à son domicile des ateliers de poésie. L’article susmentionné résultait de ses recherches et de son enseignement de la philosophie et de la poésie. Il y abordait les contraintes de la poésie nimanienne et proposa une thèse que ses adeptes qualifieront plus tard de post-moderne. " A l’attention des papillons " en offre un exemple.
La publication de cet article coïncida avec l’apparition d’autres articles et ouvrages concernant le post-modernisme qui enflammait alors le milieu des jeunes intellectuels.
Quelques années plus tard, d’autres textes ainsi que des poèmes dits post-modernes, dans une optique différente de celle adoptée par Barahani, ont fait date.
La poésie post-moderne, à côté des autres formes de vers libre (généralement philosophique, structurale et surréaliste) anime les cercles poétiques actuels de l’Iran.
Après le 2 khordad 1376, au terme d’une longue période de censure, des livres et de nombreuses revues sont publiés. Certains ouvrages bloqués par la censure obtiennent leur permis de publication et sont distribués sur le marché. Suite aux farouches événements qui ont secoué la vie des Iraniens après la révolution, la poésie persane aurait pu atteindre un fort potentiel, mais les événements en décidèrent autrement.
Aujourd’hui la poésie élitaire et la poésie populaire iranienne sont dissociables. Les poètes ont recours à la complexité alors que les lecteurs préfèrent les poètes des précédentes décennies. Peut-on espérer que les lecteurs et les poètes se rencontreront un jour dans le voisinage d’une nouvelle tendance esthétique ?
* Texte de conférence de Shams Langaroudi à l’université Georges Washington en novembre 1999.
[1] Cette révolution a eu lieu à l’époque Qadjar.
[2] Le ghazal, chant ou ode, généralement formé de moins de quinze vers, n’a pas d’équivalent occidental. C’est une des formes anciennes de la poésie lyrique persane, consacrée aux confidences mystiques, à l’expression de la joie et de la souffrance amoureuse.
[3] Qâroun est un personnage légendaire iranien réputé pour sa richesse.
[4] Federico Garcia Paz, écrivain et poète espagnol (1898-1936)
[5] Yannis Ritsos, poète grec (1909-1990)
[6] Octavio Paz, poète et essayiste mexicain (1914-1998)