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Nadjaf Dariabandari [1] a créé la surprise en publiant un ouvrage, en deux volumes de 984 pages chacun, sur la cuisine du monde et la cuisine iranienne en particulier.
Pendant près de 40 ans, il a rassemblé de nombreuses notes et documents. Avec l’aide de sa femme Fahimeh Rastkar et de son ami éditeur M. Zahraï, il a publié cette oeuvre qui est devenue aussitôt une référence en la matière.
Dans son introduction, il explique qu’il est avant tout passionné par les lettres, mais également par la peinture et la cuisine. Selon lui, ces deux arts ont de nombreux points communs. "Dans les deux cas, l’homme compose avec différents éléments pour en créer d’autres." Il ajoute : "La cuisine pourrait, par ses jeux de couleurs et ses décorations, être considérée comme un tableau."
Son livre offre une vision globale des différentes cuisines du monde et attache également une grande importance à nous expliquer les origines de chaque recette. Il est richement illustré, mûrement réfléchi, bien documenté et surtout, basé sur une longue pratique personnelle.
D’après les historiens et les sociologues, la cuisine constitue l’un des aspects les plus représentatifs d’une société. Selon l’auteur, la cuisine iranienne fait partie des trois branches principales de la cuisine mondiale, mais curieusement, son influence n’a pas été reconnue.Trois cuisines de base correspondraient à un découpage géographique : la chinoise en Extrême-Orient, la romaine en Occident et l’iranienne au Moyen-Orient. Chacune a privilégié ses propres couleurs. Les Chinois aiment le blanc, le rouge et le vert ou une composition bien distincte des trois ; pour les Occidentaux,le brun foncé est appétissant ; les Iraniens eux préfèrent le jaune et l’orange et c’est pourquoi, dans la plupart de leurs recettes, ils utilisent le safran et le curcuma.
La cuisine chinoise a influencé tout l’Extrême-Orient y compris le Japon, même si celui-ci conteste cette origine1. La cuisine romaine est la base des cuisines italienne, française et espagnole.
La cuisine iranienne s’est répandue dans tout le Moyen-Orient, car si la Perse n’était pas le centre géographique de la région, elle en était bien le centre culturel. Selon M. Dariabandari, la cuisine indienne d’une part, arabe et turque d’autre part, prennent leur source dans ce pays.
Le peuple indien, héritier d’une vieille civilisation, possédait une cuisine traditionnelle, celle-ci restait toutefois locale. C’est au 17ème siècle, suite à l’entrée de la culture et de la langue persane dans la société indienne que la cuisine iranienne s’introduisit en Inde. Cet heureux mariage donna naissance à la cuisine indienne telle qu’on la connaît actuellement. Les Indiens ne nient d’ailleurs pas ces origines puisque l’on retrouve non seulement des noms persans dans leurs menus, mais également des plats présentés comme tels. Quant aux Arabes, ils ne connaissaient pas l’art culinaire avant d’envahir la Perse, trente ans après la naissance de l’islam. Et ce n’est que cent à deux cents ans plus tard, lors du règne des califes Abbassides, que la cuisine iranienne, servie à la cour, se répandit dans leur région.
Les Turcs de l’Asie Centrale ne maîtrisaient pas non plus l’art culinaire. En traversant la Perse pour se rendre en Asie Mineure (Turquie actuelle), ils ramenèrent donc cette nouvelle cuisine dans cette région qui fut auparavant sous influence byzantine, puis Abbasside.
Il s’agit d’une cuisine populaire, développée essentiellement par les femmes. Elle est variée, équilibrée et économe. L’Iran est un pays vaste, aux climats divers, en majorité composé de terres arides rendant l’élevage et l’agriculture difficiles. La cuisine iranienne est donc consciente de la valeur de ses produits et essaie de mettre à profit leur grande variété. Du point de vue des parfums et des goûts, les fruits, les herbes et les légumineuses qu’on y trouve sont sans égal. L’Iranien a appris, au fil du temps, à connaître et à apprécier les saveurs subtiles et délicates. Il n’utilise ses épices que pour relever la qualité de ses ingrédients.
Un des points essentiels de cette cuisine réside dans le mode de cuisson : lente, à feu doux, dont on bloque l’évaporation à l’aide d’un tissu (dam kardan) pour obtenir un plat bien mijoté.
Une autre de ses particularités est l’association du khorech (sorte de ragoût mélangeant la viande et les légumes) avec le riz. Mais toute une couche de la population pour qui le riz est un aliment trop cher, l’accompagne souvent de pain, dont il existe une grande variété.
Le mode de vie des Iraniens a un rapport direct avec leur cuisine. Dans le passé, la plupart des femmes se consacrait aux tâches domestiques. Nettoyer le riz, les herbes, les hacher, émincer la viande, farcir les feuilles de vigne, les aubergines et les courgettes, etc...étaient des besognes qui nécessitaient un apprentissage, tout comme le tissage du tapis ou la broderie. Une fois assimilée, la pratique de ces activités devenait plaisante. Mais aujourd’hui, la société a évolué, les femmes travaillent de plus en plus à l’extérieur et ont donc moins de temps à consacrer à la cuisine.
L’auteur exprime toutefois un certain nombre de regrets. Une classe aisée, abusant de produits coûteux (viande, corps gras, sucre...) a malheureusement dénaturé l’équilibre de la cuisine iranienne et peu à peu, cette mode s’est répandue dans toutes les couches de la société. D’autre part, de nombreuses recettes pratiquées autrefois dans tous les ménages, tendent à disparaître. La cuisine iranienne s’appauvrit peu à peu. Les restaurants traditionnels fonctionnent comme une industrie de montage et le concentré de tomate a remplacé la plupart des arômes authentiques.
On peut se demander pourquoi une cuisine si riche et raffinée n’a pas trouvé la place qu’elle pourrait mériter en Occident. Cette question est d’autant plus légitime lorsque l’on sait que les cuisines indienne, arabe ou turque connaissent un succès croissant.
Inutile de chercher la réponse dans ce livre, car Dariabandari ne l’offre pas. Il regrette également de voir les tchelos-kebabs, dont il reconnaît pourtant le charme, prendre toute la place dans les menus des restaurants en Iran. Les touristes venus dans ce pays n’ont pas, ou peu, l’occasion de goûter ce que les Iraniens mangent à la maison et se lassent de ne manger que des kebabs. De retour dans leur pays, ces touristes conserveront des souvenirs merveilleux de l’Iran, de sa population chaleureuse et accueillante, de ses monuments historiques et de ses tapis magnifiques, mais ils ne garderont qu’un piètre souvenir de sa cuisine.
[1] Il est vrai que le Japon a fermé ses portes au monde extérieur jusqu’à la fin du 19ème siècle, mais devant tant de ressemblances, on ne peut nier l’influence chinoise. Les deux peuples mangent avec des baguettes, cuisent à la vapeur, coupent les ingrédients en petits dés et mangent dans des bols. De plus, le riz constitue l’aliment de base chez les uns comme chez les autres.