N° 26, janvier 2008

Ce soir, il n’y avait pas de lune


Hossein Mortezâïân Âbkâr
Traduit par

Shahrzâd Mâkoui


J’ai senti tout à coup que j’étais lui. J’étais devant la glace de la salle de bains lorsque je l’ai vu. Ses cheveux mouillés tombaient sur son front et on aurait dit que ses sourcils glissaient et arrivaient jusqu’à ses paupières. Je les ai empoignés et je les ai remontés ; il disparut. Avec le petit peigne noir que j’avais trouvé dans la petite poche de sa veste, je fis tomber les cheveux mèche par mèche, sur les sourcils et un œil… Ma mère l’appela :

"Tu te dépêches un peu ?"

Je revins à la réalité et dit :

"J’arrive tout de suite. Je ne me suis pas encore rasé."

Les longs doigts effilés tenaient le dos du blaireau. Son extrémité entra dans le bol qui contenait de l’eau chaude. Il y entra et sortit plusieurs fois. Il n’avait pas l’habitude de la crème à raser ; je le frottai sur le savon. A gauche et à droite. Puis il gonfla ses joues et j’y étalai la mousse. Sur ses lèvres et le haut de ses joues. Jusque sous la gorge sur la pomme d’Adam. Juste à l’endroit où il se coupait toujours… lorsqu’il sortait de la salle de bains, ma mère s’apercevait qu’il avait encore collé un petit bout de papier sous sa gorge, sur sa pomme d’Adam. Ma mère dit :

"Tu t’es encore coupé !"

Je répondis :

"C’était un bouton. Il s’est percé lui-même."

Elle dit :

"Et toujours au même endroit !"

Il remonta son menton avec deux doigts. Comme pour montrer un grain de beauté noir ou une petite cicatrice à quelqu’un. Je remontai le rasoir de ma main gauche. Il était droitier. J’ajustai l’extrémité, horizontalement. Et puis je suis redescendu jusqu’à la gorge, où le rasoir coupait ou non les poils sur son passage. J’avançai mon visage. Je regardai ses yeux : ils étaient humides et leur couleur marron clair s’était éclaircie. Soudain, notre haleine embua la glace. Nous l’effaçâmes avec le revers de la main.

J’ajustai de nouveau l’extrémité, horizontalement tirée vers un côté. Je rasai ; la lame coupa la saillie de la pomme d’Adam. Une goutte de sang glissa le long de la glace et descendit jusqu’aux côtes. Elle hésita un instant. Puis elle devint encore plus sombre et glissa de nouveau. Elle descendit jusqu’ au sternum…

J’arrachai un petit bout de papier. Je l’humectai avec ma salive et le mis sur la coupure. Puis avec l’auriculaire, je remontai la goutte de sang qui avait maintenant atteint les côtes. Les os des côtes glissèrent doucement au contact de mes doigts. Sous la douche, lorsque je me savonnais la poitrine, c’était comme si je tirais sur les cordes d’une harpe, une par une. Je pensai, il devrait être pareil : maigre, avec des os devenus plus larges, et une poitrine sans poil, qui paraissait blanche… En été, il enlevait sa chemise où l’on pouvait voir qu’elle portait des traces blanches aux aisselles et sous les hanches. Puis il se mettait à manger, torse nu. Les portes de notre vieille maison étaient grandes ouvertes et donnaient sur le balcon et la cour ensoleillée, d’où l’on pouvait voir de loin le jardin déjà en train de verdir. Ma mère l’aimait. Elle aimait tout… Elle lui dit :

"Tu vas prendre froid, rhabille-toi !"

Ses sous-vêtements avec ses trois boutons étaient désormais à ma taille. J’ai mis sa chemise couleur pistache avec les galons par dessus. Si je mettais son pyjama, ma mère qui passait dans le couloir se serait soudain exclamé :

"Oh ! J’ai cru un moment qu’il était venu…"

Parfois, lorsque je venais jusqu’au balcon et que je m’appuyais à la colonne en plâtre ciselé, ma mère, la tête penchée sur les vêtements qu’elle lavait dans une bassine, murmurait :

"C’est bientôt l’automne. Il faut penser aux achats scolaires pour les enfants. En plus c’est la fin du mois. Monsieur Manoutchehr va bientôt venir. Mets son loyer à côté de la niche, sous la lanterne, au cas où tu ne serais pas là, pour que je puisse le lui donner… Ne dis pas je n’ai pas d’argent. Tout le monde dit qu’il ne faut pas se plaindre, ton mari possède un taxi… Et toi qui dis que ce n’est pas un métier… "

Elle parlait et parlait. Et lorsqu’elle relevait la tête, elle disait avec surprise :

" … C’est toi ? J’ai cru que c’était ton père !"

Mais on n’était pas encore en été et mon corps était toujours mouillé. C’était la fin du mois d’octobre. "L’automne sans cœur !" et dire que cette maison n’a pas de cour pour qu’on puisse ouvrir les portes qui donnent sur le jardin, même pas une petite branche verte… "Automne sans cœur" répétait-elle souvent.

Je mis la serviette sur mes épaules. Lorsque je me penchai, je vis ses jambes : longues et musclées avec des veines vert-bleu qui étaient gonflées sous la peau. J’ai essuyé ses jambes avec le bout de la serviette. Si quelqu’un était derrière, il aurait vu la serviette couvrant les épaules jusqu’au en haut de la cuisse, et les jambes nues. Ma mère disait :

"On dirait les spatules du marais !"

Ses orteils étaient larges. J’ai relevé un de ses pieds pour essuyer entre les orteils. Celui du milieu avait un cor mais ça ne faisait pas mal. Et je m’étais récemment coupé les ongles. Comme c’est bon de mettre les chaussettes, surtout lorsqu’on a eu les pieds mouillés et froids. Une fois que tu auras mis tes chaussettes, tu te réchaufferas. Les chaussures étaient un peu larges et avaient pris la forme de ses pieds. Je suis allé vers le cintre. J’ai pris son gilet. L’extrémité de la chaîne de sa montre suisse était attachée à une boutonnière, et le reste était dans la petite poche de son gilet. Ma mère me demanda l’heure.

"Dix heures et demie", répondis-je.

Je mis ma main dans ma poche et sortis la montre. Le verre était brisé et des morceaux étaient collés au cadre ; la petite et la grande aiguille étaient restées sur dix heures et demie. Peut-être que si je me mettais à chercher, j’aurai pu trouver des morceaux du verre brisé dans sa poche. Ma mère me dit soudain :

"On entend des bruits venant d’en bas !"

J’ai dit :

"On dirait que quelqu’un est en train de trafiquer la serrure de la voiture".

Je suis allé devant la fenêtre de la salle de bains. Je l’ai ouverte à moitié. Il faisait sombre. La lueur d’un œil s’est reflétée dans le mien. Je n’ai pas compris ce qu’il disait. J’entendis la voix de mon père qui lui répondit avec colère. Ma mère tremblait. Elle me dit :

"Laisse tomber. Ce sont pas des voleurs. Ils ont été payés par quelqu’un…"

Je pris sa veste. Le col était rouge. On aurait dit que le sang du cou avait imprégné le tissu, et maintenant sa couleur bleue tirait sur un rouge mort. J’ai arrangé son col devant la glace.

Quelqu’un a donné un coup de pied à la porte. Bien fort. Encore. Ensuite, il a redescendu les escaliers et a commencé à brailler. Ma mère est venue près de la porte. Elle a ouvert ses deux mains en croix. Elle dit :

"N’y vas pas ! Pour l’amour de Dieu n’y vas pas... L’autre soir c’était pareil : ils sont venus, ils ont donné des coups de pied contre la porte et ils ont crié.

Ton père s’est fâché. Je n’ai pas pu l’empêcher. Il m’a poussé. J’ai heurté la porte. Il devait partir, l’orgueilleux. S’il n’y allait pas, on aurait dit qu’il avait eu peur et …encore… mais pas toi, n’y vas pas, toi !"

Je suis allé vers la porte. Je pris ses mains et y déposai un baiser. Je dis :

"Pas moi, je suis lui."

Elle implora :

"N’y vas pas"

Je dis :

"Il y est allé, et je dois y aller aussi. Si je n’y vais pas, je ne suis pas lui. Je ne serais jamais comme lui."

Elle resta silencieuse. Elle versa seulement quelques larmes, avant de s’écarter de la porte.

Il faisait sombre dans les escaliers. Je connaissais les marches, il y en avait huit. Après ça tournait à gauche, et il y en avait encore huit : un, deux, trois, quatre… un, deux, trois, quatre… J’arrivai en bas. Il n’y avait pas de lune. Comme l’autre soir. Je vis que l’un d’eux venait vers moi. Trois d’entre eux étaient derrière la voiture. Je frappai son torse qu’il avait bombé avec le revers de ma main. Il recula de deux ou trois mètres. J’allais de nouveau vers lui. Il partit en courant se mettre derrière la voiture avec les trois autres. L’un d’eux dit :

" Mais … on dirait que c’est… ?"

Je vis alors quelque chose briller dans leurs mains. Le même s’est encore rapproché de moi. J’ai attrapé sa main en l’air. C’était trop tard. J’ai senti une sensation de chaleur au niveau de ma gorge, à l’endroit où je m’étais coupé. J’ai reculé d’un pas. J’ai vu mon père qui était tombé par terre, sur le dos. J’ai entendu le bruit de sa montre qui s’est brisée car elle était sortie de sa poche et avait heurté le bitume… "L’automne sans cœur !" Je me suis relevé. Je me suis retourné. Il était tombé et du sang coulait de son cou. Je sentis le froid sur ma poitrine. Puis, un autre vint ; comme le premier, il était mince et grand. Cette fois, je l’empoignai de mes deux mains. Je devais le frapper. Je frappai. Il tomba. Le grand mince s’écroula par terre. Les trois autres le regardèrent tomber… et s’enfuirent.

Je tournai la tête et vis les yeux qui regardaient. Ils regardaient pour ensuite dire :

"On a rien vu !"

"On a rien vu et on ne sait rien !"

Quelques-uns sont venus. Ils ont demandé à ma mère :

"Où est ton fils ?"

Ma mère a dit :

"Si tu avais été là l’autre soir !"

Je lui répondis :

"Maman, j’ai toujours pas compris qui avait remis la montre dans la poche de son gilet !"

Mais ma mère répétait :

"Si l’autre soir tu avais été là…, tu avais été là…"


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