N° 6, mai 2006

L’enfant de l’autre


Jalâl Al-é Ahmad
Traduit du persan par

Helena Anguizi


Eh bien, que pouvais-je y faire ? Mon mari ne voulait pas de moi avec un enfant qui n’était pas le sien. C’était celui de mon ex-mari qui n’a pas voulu en prendre la charge et qui nous a abandonné tous les deux. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Il fallait bien que je vive. Qu’allais-je devenir, si lui aussi venait à me quitter ? J’étais obligée de me débarrasser d’une manière ou d’une autre de cet enfant. Une femme comme moi, qui ne connaissait pas grand-chose au monde, ne voyait rien d’autre à faire que de se débarrasser de son bébé. C’est la seule chose qui me venait à l’idée, m’en débarrasser, mais où et comment, ça, je l’ignorais ! Je savais que je pouvais l’emmener à l’orphelinat, mais qu’est-ce qui me disait qu’il l’accepterait d’abord ? Dieu sait ce qui pouvait m’y attendre. Comment être sûre qu’on ne m’aurait pas traitée de tous les noms et qu’on ne m’aurait pas accablée des pires injures qui existent. Comment ? Je ne voulais pas que ça se termine ainsi.

L’après-midi du même jour, quand je suis rentrée du travail, j’ai raconté à ma mère et aux voisines ce que j’avais fait. Je ne sais pas laquelle d’entre elles, a dit : "Mais franchement ! Tu aurais comme même pu l’emmener à l’orphelinat…" Je ne me souviens plus de tous les noms d’établissements où on pouvait placer les enfants, qu’elle m’a cités, je me souviens simplement de ma mère qui lui coupa la parole : "Eh ! Tu crois quoi ? Que c’est la belle vie là-dedans ?" C’est vrai que placer l’enfant dans un orphelinat était la première chose à laquelle j’avais pensé, mais lorsque cette femme me fit le reproche, tout s’est chamboulé dans ma tête et une peur effroyable a envahi mon esprit. Je me suis dit : ça ne coûtait rien d’essayer et j’ai dit à ma mère : "J’aurais dû l’y emmener, elle a raison". Mais pauvre de moi, je n’y connaissais rien, je ne savais pas s’ils allaient l’accepter ou non. De toute façon il était trop tard maintenant. Les paroles de la voisine se mirent à raisonner dans ma tête, c’est comme si tout le malheur du monde était en moi. Et c’est là que tous les faits et gestes de mon enfant chéri resurgirent dans ma pensée. N’en pouvant plus je fondis en larmes devant tout le monde. C’est là que j’entendis quelqu’un dire : " Et elle pleure en plus ! Elle devrait plutôt avoir honte". Cette fois encore ma mère vint à mon secours et me réconforta comme savent si bien le faire les mères. Et elle finit par m’apaiser. Elle avait raison après tout, je n’étais alors qu’une jeune femme et pourquoi devais-je me morfondre pour un enfant. Et surtout si celui-ci est devenu un obstacle à ma vie de couple ? A mon âge je peux encore mettre au monde trois ou quatre enfants. C’est vrai que celui-ci était mon premier né et que je n’aurais jamais dû agir comme ça, mais bon, il était trop tard maintenant pour me plaindre. Il fallait donc que j’arrête de me prendre la tête. Mais oui, après tout c’est mon mari qui avait insisté pour que je le fasse et il avait raison dans un sens. Il ne voulait pas nourrir le bâtard d’un autre. Maintenant que j’y pense je vois qu’il a raison. Moi-même, je ne pourrais jamais aimer les enfants de mon mari comme mes propres enfants. Ne seraient-ils pas un fardeau ? Des bouches de plus à nourrir ? Donc il n’a pas tort s’il ne veut pas élever mon enfant, ou plutôt celui d’un enfoiré, comme il dit !

Pendant les deux seuls jours que j’ai passé chez lui, la discussion n’a fait que tourner autour de l’enfant. La nuit dernière nous avons longuement parlé. Enfin pas vraiment parlé. Lui a parlé et moi j’ai écouté. J’ai fini par dire : "Que veux tu que je fasse ?". Il ne m’a pas répondu. Après un temps de réflexion, il a répondu " Qu’est-ce que j’en sais moi ! Fais comme tu veux, en tout cas je ne veux plus voir sa face". Et rien d’autre. Il partit et ce soir là, il ne m’a pas rejoint, manière de montrer qu’il était en rogne contre moi. Et dire que c’était la troisième nuit, après notre mariage et qu’on s’était déjà brouillé. Je savais bien qu’il cherchait la petite bête pour que je me débarrasse plus facilement de mon enfant. Le matin avant de quitter la maison il se tourna vers moi et dit sur un ton à couper le souffle : "Que je ne retrouve plus ce môme ici à mon retour". C’est cette phrase qui me décida et maintenant que j’y pense, je me demande comment j’ai pu faire. C’était plus fort que moi et il fallait que le fasse. Après son départ, j’ai mis mon tchador, pris l’enfant par la main et je suis sortie de la maison. Mon bébé avait presque trois ans et il arrivait à marcher tout seul. Le pire dans tout ça, c’est que j’avais passé trois ans à l’élever, trois années difficiles et c’est ça qui m’embêtait le plus. Le laisser maintenant que le plus dur était passé. Il n’avait plus besoin que je reste éveillée toute la nuit ! Et oui, le plus difficile était passé. Mais il fallait que je le fasse. Je le suivi pas à pas jusqu’à la station de taxi. Je lui avait mis ses chaussures et ses plus beaux vêtements, un ensemble bleu ciel que son père lui avait acheté avant notre séparation. Pendant que je l’habillais une petite voix me disait : "Mais pourquoi l’habilles-tu avec ces belles fringues", mais je n’ai pas pu résister ; et puis après tout, à quoi allaient-elles me servir ? Tant pis pour la gueule de mon mari ! Si je venais à avoir un autre enfant, eh bien qu’il lui en achète d’autres. Je l’ai donc habillé et coiffé. Il était beau comme un Dieu. D’une main je le tenais et de l’autre je tenais mon tchador sur ma hanche et on avançait ainsi à petits pas. Je n’avais plus à l’injurier en lui demandant de marcher plus vite. Cette fois, c’était la dernière fois que je lui tenais la main. A deux ou trois reprises il réclama des friandises que je lui promis d’acheter une fois qu’on serait monté en voiture. Je me souviens, ce jour là, tout comme à chacune de nos sorties, il n’arrêtait pas de me poser des questions. Un peu plus loin un cheval s’était coincé la jambe dans une fosse et une foule s’était formée autour de l’animal. Il exigea que je le soulève, pour qu’il puisse voir la scène. Je le pris donc dans mes bras et là, il put voir "le bras en sang" du cheval. Quand je l’ai reposé à terre, il m’a dit d’un air triste : " Maman, il s’est fait bobo à la main le cheval ?", "Oui mon chéri, lui dis-je, il a désobéît à sa maman et il s’est fait bobo". Nous avons continué notre chemin aussi lentement que possible jusqu’à la station. C’était l’heure de pointe et toutes les voitures étaient pleines. J’ai peut-être dû attendre une bonne demi-heure avant de trouver une place. L’enfant commençait à s’impatienter et moi aussi. Je commençais à en avoir marre, tellement il posait des questions. Il répéta plusieurs fois : "Alors maman, qu’est-ce qui s’passe ?" pourquoi, elle n’arrive pas la voiture ? Tu m’achètes des bonbons ?". "Elle va arriver. Attends encore un peu", lui dis-je. Enfin nous sommes montés dans une des voitures de la ligne 7 qui conduisait à la place Shah. Sur la route, il me demanda : "Où est-ce qu’on va maman ?", sans trop comprendre pourquoi, je lui répondit : "On va voir papa". Il me fixa du regard pendant un instant et demanda :" Quel papa ?". Je n’en pouvais vraiment plus, mes nerfs commençaient à lâcher, je lui dit : "Si tu continues à parler tout le temps tu n’auras pas de bonbon ! Je t’aurai prévenu !". Maintenant que j’y repense ça me fait de la peine. C’est toujours ces trucs là qui nous blessent le plus. Comment ai-je pu briser ce petit cœur ? Je m’étais pourtant juré de ne pas perdre mon sang froid jusqu’à la dernière minute. De ne pas le frapper, de ne pas le gronder, d’être gentille quoi ! Mais maintenant je regrette. Qu’est-ce qui m’a pris ? Pourquoi lui ai-je interdit de parler. Le pauvre, il est resté silencieux jusqu’à la fin. Il a finit par sourire aux grimaces du conducteur et de temps en temps il se retournait vers moi, pour voir ma réaction. Mais moi je prêtais attention ni à l’un ni à l’autre. Place Shah, nous descendîmes, et lui, il riait toujours. La place était bondée et il y avait beaucoup de bus. J’avais très peur. Nous avons marché un temps, plus d’une demie heure, je crois bien. La plupart des bus étaient repartis. Nous nous sommes rapprochés de la place, j’ai sorti une pièce de 10 Shahi (monnaie ancienne de l’Iran à l’époque Pahlavi) de ma poche et la lui ai donné. Le pauvre, il se demandait pourquoi. Et me regardait avec des yeux ronds, qui en disaient long. Il n’avait pas encore la notion de l’argent. Comment lui faire comprendre ? De l’autre côté de la place un vendeur de pépites criait à tue-tête. Le montrant du doigt je lui dit : "Tiens tu vois là-bas va t’acheter des friandises, tout seul, comme un grand ! Tu sais le faire ?" Il jeta d’abord un regard curieux à la pièce puis me dit : "Maman ; toi, viens avec moi !". "Non moi je reste là pour voir si tu peux le faire tout seul ou pas, Vas-y je te regarde". Encore une fois il regarda la pièce. Il hésitait. Il n’avait encore jamais rien acheté. Je ne lui avais jamais appris une telle chose. Il continuait à me regarder droit dans les yeux. Quel regard ! A cet instant précis une peur bleue m’a prise. Je me sentais vraiment mal. J’ai failli tout laisser tomber. Je ne me suis jamais sentie aussi mal, depuis l’instant où l’enfant est parti et que moi j’ai lâchement fui. C’était vraiment difficile, je n’arrive pas à effacer ce dernier regard foudroyant de ma mémoire. Le pauvre, il ne savait pas trop quoi faire et on aurait dit qu’il avait encore quelque chose à me demander. Je ne sais vraiment pas comment j’ai pu me contrôler. Une fois de plus je lui ai montré le vendeur de pépites et j’ai dit : "Mais vas-y, n’ai pas peur. Tu donnes l’argent au monsieur et tu lui dis je veux des pépites et c’est tout, vas-y !" Il regarda le vendeur de pépites et comme à chaque fois qu’il boudait et qu’il avait envie de pleurer, me dit : "Maman, je ne veux pas de pépites, je veux des raisins secs". J’allais craquer. S’il avait attendu rien qu’un peu, s’il avait versé ne serait-ce que quelques larmes, j’aurai tout laissé tomber. Mais il n’a pas pleuré. J’étais vraiment sur les nerfs. Je n’en pouvais plus, j’ai crié :"Il a aussi des raisins secs, vas-y je te dis !". J’ai mis la main derrière son dos et l’ai poussé en avant : "Allez !". La rue était presque déserte, il n’y avait heureusement pas de bus ou de calèches qui auraient pu renverser mon petit. Il n’avait pas fait quelques pas qu’il est revenu vers moi, en me disant : "Maman, il a aussi des raisins secs ?". "Mais oui, mon chéri, dis-lui, je voudrais des raisins secs pour 10 Shahi". Et il est reparti. Arrivé au milieu de la rue, le klaxon d’une voiture me fit froid dans le dos. Sans trop savoir pourquoi je me suis lancée au milieu de la rue, pris l’enfant dans mes bras et me suis dissimulée dans la foule. Je haletais, chaque parcelle de mon corps avait sa goutte de sueur. "Qu’est-ce qu’il y a maman ?". "Rien chéri. La rue c’est trop dangereux, tu as failli te faire renverser." A peine j’avais fini ma phrase, qu’une envie folle de pleurer m’a prise. "C’est pas grave, maman, pose-moi par terre, cette fois j’irai vite, comme ça la voiture, eh ben, elle m’écrasera pas !". S’il n’avait pas dit cela, j’aurai complètement oublié la raison pour laquelle j’étais venue ici. Mes larmes n’avaient pas encore séché que je me souvins de mon mari et de ses menaces. C’était décidé, j’ai embrassé le petit. C’était le dernier baiser que je déposais sur son visage angélique. Je lui ai dit à l’oreille : "Traverse la rue rapidement, y a des voitures". Cette fois encore, il n’y avait pas trop de circulation et l’enfant traversa rapidement. Il doublait ses petits pas afin d’aller plus vite et à plusieurs reprises j’eus peur que ses pieds s’emmêlent et qu’il finisse par tomber. Une fois de l’autre côté, il se retourna et me regarda. J’avais retroussé les ourlets de mon tchador et étais prête à partir. Dès qu’il s’est retourné, j’étais comme pétrifiée. C’est vrai que je ne voulais pas qu’il comprenne que je voulais m’enfuir, mais ce n’était point là, la raison de ma crainte. J’étais comme un voleur qu’on arrêtait en flagrant délit. J’étais choquée, incapable de faire le moindre mouvement. Exactement comme la fois où je fouillais dans la poche de mon ancien mari, et qu’il est arrivé à l’improviste. Je baignais dans la sueur. J’ai baissé la tête et lorsque par mille efforts j’ai réussi à la relever, je vis mon enfant avancer. Il n’était plus qu’à quelques pas du vendeur de pépites. Voilà, c’était fait. L’enfant était arrivé saint et sauf de l’autre côté de la rue. Dès lors j’avais achevé ma tache et c’était comme si je n’avais jamais eu d’enfant. La dernière fois que j’ai regardé mon enfant, c’était comme si je regardais celui des autres. Je le contemplais tout comme on contemple les enfants des autres et qu’on prend plaisir à observer leurs enfantillages. J’ai donc savouré cet instant. J’ai regardé faire l’enfant de l’autre et me suis faufilée dans la foule. Mais soudain je fus prise de panique, j’ai senti que mes pas se dérobaient. Et si quelqu’un m’avait vu faire ? Cette idée me fit tellement peur que j’ai doublé mes pas. Je courrais presque. Deux rues plus loin, je comptais m’enfuir à toutes jambes par les ruelles alentours. J’étais plongée dans ces idées qu’un taxi freina juste quelques mètres derrière moi. Les frissons envahirent tout mon corps, comme si j’allais être démasquée. Je me suis dit, c’est sûrement l’agent qui m’a vu faire. Il a sauté dans le premier taxi et s’est lancé à ma poursuite et dans un instant il va m’attraper par la main. Je ne sais pas où j’ai trouvé le courage, mais je me suis retourné et là… rien du tout. Les passagers avaient payé leurs courses et quittaient le véhicule. Ouf ! Sans trop réfléchir je suis monté dans le taxi et claqué la portière. Ce qui fit râler le chauffeur qui finit par démarrer. Dans la hâte j’avais laissé un bout de mon chador à l’extérieur. J’ai attendu pour qu’on s’éloigne un peu et une fois rassurée, j’ai ouvert doucement la portière et ramassé mon chador. Je me suis écroulée contre le siège arrière du taxi en soupirant. Enfin je respirais ! Sauf que le soir, je n’ai pas pu convaincre mon mari de me payer l’argent que j’avais dépensé pour le taxi.


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4 Messages

  • L’enfant de l’autre 27 avril 2013 20:15, par Ponctuelle

    combien de fautes ?
    "Je le suivi pas à pas"
    "Je lui avait mis ses chaussures"
    ...

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  • L’enfant de l’autre 22 septembre 2014 19:46, par shoraya74@hotmail.com

    Bonjour j ai lu votre histoire je la trouve très dure je ne juge pas mou même j ai ete abandonnée a Téhéran sur un banc public et j ai tout fait pour retrouver ma mère naturel mais que des échecs je pense que pour vous aussi sa doit êtres dur et vous vous demandez se qu il est devenu votre fils courage

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    • L’enfant de l’autre 30 septembre 2014 16:52, par TOI ET MOI

      Quel calvaire et traumatisme pour ces mamans et leurs petits. Espérons qu ’un jour , L’Amour leur soit donné. Aussi bien aux mamans qu’à leurs petits. Nous avons vu des mamans venir abandonner leurs petits faute de moyens de les nourrir et espérer les rechercher plus tard......

      C’est encore gravé au fond de mon coeur. Et pourtant cela fait 40 ans. Dure réalité.

      TOI ET MOI.

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      • L’enfant de l’autre 22 février 2019 19:13, par zary

        Bonjour j ai vu votre mot sur le site avez vous travaillé à l orphelina de Téhéran en 1974 ? je vous laisse mon e mail merci pour une réponse C est très important
        Pour moi. desmeuleszary@gmail.com meilleures salutations

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