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On compte l’iranologie parmi les nombreux domaines d’études entreprises en Occident, et qui constituent le vaste continent des études orientales. La discipline a véritablement pris son essor au XXème siècle, mais comme on le sait, elle remonte en quelque sorte à la Renaissance, à l’époque où l’Europe tentait de recouvrer son identité, qu’elle avait laissé se dissoudre dans les méandres du Moyen Age chrétien. Dans l’étude qui va suivre, nous essayerons de fournir chronologiquement (et par pays) une esquisse et un bilan qui démontrera l’importance et l’impact de la discipline, sous toutes ses formes (élémentaire ou élaborée) et sous différentes époques. [1] Notre étude s’appuie en partie sur l’ouvrage d’Assadi, mais également, sur un certain nombre de travaux français, et sur d’autres études qui ont été traduites en français ou en persan. Enfin, nous signalons, tout particulièrement, un travail de Lucien Bouvat (Essai sur les rapports de la Perse avec l’Europe. De l’antiquité au commencement du XIXème siècle, in Revue du Monde Musulman, 1921, vol.46, p.25-101).
Une tradition assez ancienne laisse entendre que l’histoire de l’influence de la littérature persane sur les pays européens remonte au 17ème siècle, ce qui correspond à peu près aux débuts des études iraniennes en Europe. Les recherches actuelles tendent cependant à situer cette date aux alentours du 16ème siècle, ou tout au moins, à la Renaissance.
En effet, en 1557, onze ans après la publication de la version persane du Pentateuque, réalisée par un juif de Perse nommé Jacob Tawus, sur lequel nous reviendrons, un arménien de Tabriz connu sous le nom de Christoforo Armeno (ou même Christophe de Roville) publie à Venise, un roman intitulé Le pèlerinage de trois jeunes gens, fils du roi de Serendib, qu’il déclare avoir traduit du persan. Mais, l’allemand Theodor Benfey, historien des études orientales, conteste cette affirmation dans une notice consacrée à ce roman. Il rapporte qu’Armeno se serait contenté d’imiter les Sept Idoles (Haft Paykar) de Nezami Gandjavi, auteur persan du 13ème siècle. [2]
Quoiqu’il en soit, la traduction de ce roman en plusieurs langues européennes, même en danois, démontre son succès au cours du16ème siècle. De plus, au cours du17ème et du18ème siècle, la littérature accueille favorablement sa traduction française, laquelle aura par ailleurs fourni au conteur François Vatable Béroalde de Verville la matière de son Voyage des princes fortunés (1610), à Thomas Simon Gueullette celle d’une partie de ses Soirées bretonnes (1712) et même, dit-on, celle de Zadig (1743) à Voltaire. [3] L’influence de la littérature persane sur celle de l’Europe s’est également faite à travers la tradition orale. En effet, Charles Lévêque, auteur d’un excellent livre de recherches fondamentales, Les Mythes et les Légendes, prouve à l’évidence que le Chah Nameh de Ferdowsi, grand poète épique iranien du11ème siècle, était connu du poète italien du16ème siècle, Ludoxico Arioste, et de l’écrivain français du même siècle, François Rabelais. [4]
Mais c’est évidemment au 20ème siècle que les comparatistes ont effectué leurs travaux les plus importants. En effet, au début de ce siècle, Alexander Haggerty publia à Paris, un article dont le titre, "Une hypothèse sur les sources de l’Orbecca de Giambattista Giraldi Cinthio", attira l’attention des amateurs italiens, sur son imitateur français, Jean-Édouard Du Monin, mais également sur les éventuelles sources de l’Orbecca. Cet article, et ceux d’autres chercheurs, ont été examinés par Gilles Banderier. Tous soutiennent que les sources de l’Orbecca pourraient bien être le Chah Nameh de Ferdowsi. L’attention des comparatistes, des amateurs de littérature européenne et des iranologues s’oriente dès lors vers un champ de recherches extrêmement intéressant, [5] et aujourd’hui encore, prometteur.
Revenons-en cependant au tout début de notre exposé diachronique. La Hollande fut, surtout au 17ème siècle, célèbre pour ses imprimeries et ses universités, en particulier Leyde. De tous les pays européens, notamment d’Allemagne, on se rendait à Leyde pour étudier sa précieuse collection de manuscrits orientaux. La Hollande avait alors entrepris, par l’intermédiaire de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, d’établir des relations commerciales avec la Perse, dès l’époque des Safavides. Par conséquent, nombre d’employés, d’artistes et d’artisans de ce pays se rendirent à la cour des rois safavides. Ils y furent favorablement accueillis. Un employé de cette Compagnie qui, résidant alors en Inde, pratiquait le persan, rédigea un manuel pratique de la correspondance en Perse. [6]
Thomas Erpenius, sur lequel Johann Fuck, historien des études arabes en Europe, revient avec insistance, est peut-être celui qui a le plus contribué à l’essor de l’orientalisme hollandais de son temps. Il portait alors le titre de professeur de langues orientales et enseignait notamment l’arabe et le persan. [7] Avec Jacques Golius, élève distingué d’Erpenius et celui qui, lors de la guerre, vers 1626, entre la Perse safavide et l’Empire ottoman pour la reprise de Bagdad, accompagnait l’armée de cet Empire [8] , l’orientalisme hollandais façonne son école d’orientalistes et attire de nombreux spécialistes européens sur son sol. [9]
Mais cet intérêt pour le persan remonte au milieu du16ème siècle. En effet, dès cette époque la langue persane avait attiré l’attention des savants et des universitaires hollandais. La traduction en persan d’une partie du Pentateuque, effectuée en 1546 à Constantinople, fut apparemment le point de départ d’une désormais insatiable curiosité (pour les langues en général). Franciscus Raphelengius qui, depuis 1589, enseignait les langues orientales à Leyde, détecte des ressemblances entre le persan et la langue hollandaise. Il rapporte ses observations à un latiniste parmi ses collègues professeurs. Leur correspondance, qui se poursuit pendant quelque temps, aboutit à des débats animés sur la parenté de la langue persane avec les langues européennes. Ce fut à cette époque, et en s’appuyant sur une étymologie sans fondement scientifique que les philologues essayèrent de prouver que la langue employée dans la région d’Antwerp (Anvers) de la Flandre hollandaise dérivait de la langue des Cimmériens germaniques, lesquels s’étaient installés, à une époque très reculée, en Europe occidentale. [10] Quelques mots signalés, dont on pouvait trouver les traces en Bactriane, correspondant au Nord de l’Afghanistan actuel, provoquèrent débats et polémiques. Mais les humanistes, qui considéraient la langue latine comme la plus savante du monde, accueillirent avec scepticisme cette hypothèse.
Joseph Scaliger, parti de Paris pour Leyde pour prendre part à cette discussion, refusa l’étymologie des mots soi-disant germaniques, mais du coup il attacha une grande importance à la langue persane. Il tira profit de cet intérêt nouveau dans un ouvrage qu’il rédigea, et qui portait sur le calendrier (1582). On constate en lisant ses écrits, qu’il s’ingénia à trouver la trace de la langue persane dans d’autres langues et qu’il poursuivit pour ce faire, la voie tracée par Raphelengius. [11] Il est en outre à noter que l’une des plus grandes tentatives portant sur l’étymologie était alors due à un médecin et orientaliste allemand, nommé Johann Elichmann, qui, disait-on, avait repéré plus de quatre cent mots persans transportés tels quels dans la langue allemande. [12]
Avec l’attention portée au persan, les manuscrits gagnèrent à leur tour de l’importance, et leur acquisition, un objectif. Erpenius dirigea ses recherches de manuscrits vers les grands centres orientalistes d’Europe, et Golius, dont l’élève le plus distingué, le médecin et philologue Herbert de Jager, habitait alors avec son ami Jean Chardin à Ispahan, prit l’initiative d’en commander à un hollandais qui s’y rendait. [13] L’allemand Levinus Warner qui fut aussi l’un des élèves célèbres de Golius, rapporta de son long séjour à Constantinople, un grand nombre de manuscrits orientaux qui seront ensuite déposés à l’université de Leyde, où ils porteront et portent encore aujourd’hui le nom de "Legatum Warnerianum". [14]
Selon Louis de Dieu, dont nous parlerons plus bas, la discussion portant sur la parenté entre la langue hollandaise et la langue persane avait amené son maître Erpenius à fixer son attention sur cette dernière. D’ailleurs Erpenius possédait l’histoire universelle, le Rozat-al-Safa (Jardin de la pureté) de Mirkhawd, historien persan qui vécut au 15ème siècle. Mais Golius avait effectivement préparé un Dictionnaire persan-latin qui, après sa mort, fut publié par Edmund Castell, compilateur d’un grand dictionnaire polyglotte. [15]
L’une des tentatives les plus originales de Golius fut celle de prendre comme collaborateur Hakkverdy qui fut membre de l’ambassade persane envoyé à la cour du roi de Schleswig-Holstein. [16] Vers 1642-43, Hakkverdy lui prépara les textes du Golestan de Saadi, du Divan de Hafez, et du Kelileh va Demneh (Pilpay). Il faut ajouter au nom de ce persan converti au christianisme, celui d’un autre converti persan, nommé Ouroudjbek, qui fut envoyé à la cours du roi d’Espagne par Abbas le Grand. [17] Avant d’être tué dans une rixe à Valladolid en 1606, il écrivit, avec le concours d’un aristocrate espagnol, ses Souvenirs et récits de voyages, où il évoquait le souvenir de sa mission en Europe, ainsi que ses souvenirs relatifs à la dynastie safavide. [18]
Le wallon, Louis de Dieu, qui fut un pasteur très versé dans les livres saints, et qui vivait alors à Leyde, composa, en 1639, la première grammaire persane en Europe. Cette même année, il traduisit du persan en latin deux opuscules rédigés par le jésuite Jérôme Xavier ; l’un sur la vie de Jésus-Christ, l’autre sur la vie de Saint-Pierre. Ce dernier les avait écrits à l’attention du célèbre empereur moghol des Indes, Akbar Chah, fondateur d’une nouvelle religion dite "Religion divine". [19] Warner avait lui aussi composé, en 1644, un recueil de proverbes persans, unique dans les annales des études orientales en hollandais. [20]
Mais s’agissant des études d’iranologie dans la Hollande du 17ème siècle, le plus important reste la publication et la traduction de quelques trésors de la littérature persane. Saadi, poète et moraliste iranien du13ème siècle était bien connu dans l’Empire Ottoman quand sa renommée traversa l’Europe où sa fortune littéraire fut extraordinaire. Golius, dans ses cours de langues orientales, enseigna le texte du Golestan. Son élève, George Gentius, publia, pour la première fois, le texte persan de ce chef-d’oeuvre, en 1651, à Amsterdam, et sa traduction latine, en 1656. Si l’on en croit J.J.P. De Bruin [21] , en 1697, un libraire d’Amsterdam nommé J.V.Duisberg, publia une traduction hollandaise du Golestan faite à partir de la version allemande. Mais J.Th. Zenker [22] affirma que la traduction allemande d’Adam Olearius avait été réalisée à partir d’une traduction hollandaise.
Henri Massé, qui a consacré une étude magistrale à Saadi [23] , rapporte, d’après V.Chauvin, la date de 1694 pour la traduction du Golestan en hollandais (d’après la version d’Olearius). Le Boustan, autre livre de Saadi, a également été traduit en hollandais en 1688, par J. Hoorm, et publié à Amsterdam [24]. Warner, qui initia plusieurs tentatives orientalistes, est également le premier européen qui a traduit en latin grâce au commentaire d’un iranisant turc nommé Soudi, quelques ghazals de Hafez.
Le bilan des études iranologiques en Hollande, pour l’époque qui nous concerne, démontre que les iranologues de ce pays s’intéressaient à la philologie et à la littérature persanes, un intérêt qui attira aussi, et très tôt, l’attention d’autres pays européens.
[1] Rudi Matthee et Nikki Keddi, rassemblant un recueil d’articles portant le titre de Iranien Studies in Europe and Japon, les ont publiés dans le Journal of the Society for Iranian Studies, New York, 1987, articles qui ont été écrits par Bernard Hourcade (France), Bert G. Fragner (Allemagne, Autriche et Suisse), Angelo Piemontese (Italie), Nisae Nakaniski (Japon), J.T.P. De Bruin (Hollande), Anna Krasnowolska (Pologne) et Mauriel Atkin (Russie). Heureusement ils ont été traduits en persan et publiés dans le magistral périodique du Docteur Nasrollah Pourdjavadi, Nachr-é Danech. Morteza Assadi, qui était l’un des plus actifs traducteurs de ce recueil, les a ensuite rassemblés et publiés en un volume (Iranologie en Europe et au Japon, Téhéran, Ed.Al-Hoda, 1992).
[2] Bouvat, Essai, p.72.
[3] Ibid., p. 72 et 73.
[4] Ibid., p.73.
[5] Luqmân, 18, 1, automne - hiver, 201-2002, p.57-65.
[6] Assadi, p.24.
[7] Ibid., p.230 ; Abd Al-Rahmân Badavi, A Dictionary of orientalists ; trad. persane par Chokrollah Khakrand, Qom, 1996, p.8.
[8] Ibid., p.337.
[9] V.V. Barthold, La découverte de l’Asie. Histoire de l’orientalisme en Europe et en Russie. Trad.du russe par B. Nikitine, Paris, Payot, 1947, p.130.
[10] Assadi, p.226-227.
[11] Assadi, p.227 ; Badavi, p.12.
[12] Assadi, p.XVII et 228.
[13] Assadi, p.229 ; Dirk Vander Cruysse, Chardin et Iran ; trad. Persane par H. Akhavan Taghavi, Téhéran, Ed.du Farzan-é Rouz, 2001, p.76.
[14] Barthold, p.130.
[15] Assadi, p.231.
[16] Barthold, p.136.
[17] Ibid., p.135 ; Abdol-Hadi Hairi, Les premières rencontres des penseurs iraniens avec deux types de civilisations bourgeoises, Téhéran, Ed. Amir Kabir, 1998, p.161.
[18] The cambridge history of Iran, vol.6, trad. Persane par Yaghoub Ajand, Téhéran, Ed. de Djami, 2001, p.195.
[19] Assadi, p.231.
[20] Ibid., p.231-320.
[21] Ibid., p.232.
[22] Manuel de Bibliographie orientale, Leipzig, 1861, vol.2, p.37 (n° 474).
[23] Essai sur le poète Saadi, Paris, 1921 ; trad. Persane par Gh. Yuossefi et M.H. Mahdavi, Téhéran, Ed. de Tous, 1990,p.378.
[24] Ibid.