N° 6, mai 2006

L’art iranien est descendu sur la place publique


Alice Bombardier, Massoud Ghârdâshpour


L’histoire de l’œil

oilà une dizaine d’années que les activités culturelles et artistiques prennent de plus en plus d’ampleur au sein de la République Islamique d’Iran. La réouverture des galeries d’exposition au début des années 1990, l’organisation de Biennales de la peinture et de la sculpture autour de 1995, l’attrait croissant des filières artistiques dans les universités, etc… sont des exemples parmi bien d’autres des dynamiques impressionnantes, toujours plus marquées, que connaît la scène artistique iranienne. Dans un élan de régénération par l’imaginaire, les jeunes Iraniens investissent tout autant la peinture, la sculpture, la photo, le théâtre que le cinéma et la littérature, c’est-à-dire, les disciplines artistiques iraniennes les plus connues à l’étranger.

Opium

Le monde pictural téhéranais semble particulièrement en effervescence depuis six à huit ans. Trois réseaux différents de création peuvent le caractériser : un "réseau officiel "qui s’ouvre de plus en plus à l’art contemporain occidental et dont les moteurs sont le Musée d’Art Contemporain et le Centre Sabâ de l’Académie des Arts d’Iran ; un "réseau semi-officiel", nouvellement apparu sous la Présidence de Mohammad Khatami, très original, qui attire de nombreux artistes rassemblés au sein de l’Association des Artistes Peintres d’Iran (créée en 1998-1999), à la Maison des Artistes ou au sein de groupes de peintres plus informels ; enfin, un réseau plus indépendant, dont les artistes, très autonomes et solitaires, travaillent entre l’Iran et l’étranger.

Liaisons dangereuses

En marge de ces circuits artistiques, le profil du "peintre de rue" émerge actuellement en Iran, densifiant et enrichissant encore la scène picturale téhéranaise et révélant peut-être une certaine complexification des pratiques sociales de la société iranienne. Djamshid Aminifar expose en effet depuis deux ans ses tableaux au carrefour des rues Enqélâb et Felestin, au cœur de la capitale. Installé sur une chaise jaune, il peint avec les "moyens du bord", un peu de peinture, un bout de bois, de ferraille ou de carton, sous le regard indifférent, méprisant, curieux ou amusé d’une foule de passants et de conducteurs afférés ou bloqués par la circulation. Il vend ses tableaux à très bas prix (2000 tomans soit environ deux euros), les stocke sur place derrière une palissade ou encore les abandonne sur le trottoir, sûr de les retrouver le lendemain là où il les a laissés. Agé de 45 ans, ayant vécu plusieurs années en Angleterre où il a pris quelques cours de peinture, ayant longtemps fait du théâtre, Djamshid Aminifar est un homme de culture, artiste dans l’âme, mais n’ayant cessé de connaître des difficultés financières. Ainsi, il y a deux ans, il a bravé un certain nombre de pressions familiales et sociales pour se consacrer exclusivement à la peinture.

Clairvoyance

Ses tableaux sont d’une force créatrice impressionnante et revêtent un style très particulier, personnel, qui contraste avec l’austérité, la dureté et la fadeur du bitume. Son art est empreint de spontanéité enfantine et semble être l’émanation d’un monde psychique foisonnant, torturé. En effet, les affres intérieurs de l’artiste sont palpables à travers ses œuvres, aux accents presque expressionnistes. Lui-même, en tant qu’homme blessé, en tant qu’artiste marginalisé, ses proches, son vécu apparaissent le plus souvent dans ses tableaux dans une atmosphère de violence à peine atténuée. La répétition obsessionnelle de certains motifs, têtes, yeux, cœurs, insectes est au centre de ce qui semble être pour l’artiste une tentative de libération mentale par la peinture. D’un point de vue général, en créant hors des normes artistiques collectives, certains artistes sont condamnés à être jugés comme "fous". Mais ne tentent-ils pas seulement de se reconstruire à l’aide d’un peu de couleur ? Djamshid Aminifar affirme peindre surtout "pour pouvoir parler avec ses tableaux" mais il apparaît nettement que ce dialogue s’est universalisé et que ceux-ci parlent aussi à d’autres, comme à ce jeune homme, fasciné, qui aide l’artiste depuis ses débuts. Il a écrit ces quelques lignes qui caractérisent bien l’œuvre de Djamshid Aminifar, en fârsi :

"Mes mains, aidez moi,

Je veux dessiner les yeux fermés jusqu’à ce qu’ils s’ouvrent

Je veux dessiner des cris sans réponse sur des bouts de bois afin de donner une réponse

Je veux ouvrir les lèvres fermées pour qu’elles murmurent :

Aimez-vous les uns les autres" (Ali Fakhari)

La pomme

La "peinture de rue" reste encore très peu répandue à Téhéran. Les artistes qui décident d’arpenter le pavé avec leur art sont dits s’y compter sur les doigts d’une main mais il semblerait que ce monde artistique marginal suscite de plus en plus l’intérêt et attire l’attention, surtout chez les jeunes Iraniens. En effet, Djamshid Aminifar et sa peinture, jusque-là isolés, sont actuellement en phase d’accéder à la reconnaissance. L’artiste, qui, selon une conception communément admise, est le plus souvent associal, est en train d’engendrer paradoxalement, dans ce cas précis, des phénomènes de socialisation particuliers. Créer à plusieurs, fonder un groupe de peinture par exemple, est assez à la mode ces dernières années à Téhéran, mais que de jeunes Iraniens se réunissent autour de la figure d’un artiste si marginalisé, voilà qui étonne.

Œudipe

Ainsi, depuis deux ans, Ali Fakhari, âgé de 16 ans, encourage et aide Djamshid Aminifar. Il a pris l’initiative d’organiser la première exposition de l’artiste, qui a eu lieu du 5 au 16 mars 2006 (14 au 25 Esfand 1384) au Centre culturel et artistique Bahman, jusqu’à emprunter 200 000 tomans pour la mener à bien. Lui et ses amis ont tout pris en charge. Parallèlement, Rokhsâréh Ghaemmaghani, 29 ans, aidée de son époux Mehdi Ganji, 28 ans, a décidé de réaliser un court-métrage sur Djamshid Aminifar, ses œuvres et cette exposition dans le cadre de son master de sciences cinématographiques (Université de l’Art).

Châtiments

Tous ces étudiants travaillent maintenant ensemble et partagent un même engouement pour la personne si peu conventionnelle de Djamshid Aminifar et ses tableaux si originaux. Ils sont fascinés. Pour Rokhsâréh Ghaemmaghani, Djamshid Aminifar représente "la figure même de l’artiste" et elle voudrait capter cette essence derrière sa caméra. Il semble que ces jeunes soient à la recherche du naturel, de la simplicité et qu’ils rejettent une culture trop figée. Ils sont à l’origine d’initiatives culturelles et humaines entreprenantes et très intéressantes. Ils se donnent les moyens de réfléchir sur les faces cachées de leur société et accueillent ces innovations avec enthousiasme.

Visage battant

Quant à Djamshid Aminifar, surpris par cet enthousiasme, insensible à la notoriété, "à quoi bon si on reste seul ?" s’exclame-t-il, son souhait désormais serait de pouvoir un jour exposer à Paris, où l’accueil qu’il pourrait recevoir serait cependant plus incertain étant donné le nombre de "peintres de rue" qui y créent.

Symétrie

Soixantenaire, Djamshid Aminifar a le regard creux ; apparemmant distrait quand il prend la parole ; il est trapu ; diminué par les difficultés de la vie. La solitude est sa croix. “Les gens ne se comprennent point de nos jours. Déclare-t-il avec regret, nous sommes seuls, tout le monde se sent seul.” Artiste stagiaire en Angleterre, avant la Révolution islamique, il avait sans doute espéré un avenir de réussite et de succès. Le hasard en décida autrement. Déchu de sa bourse d’étude dans le courant de la Révolution, il est revenu en Iran où il a mené une vie “misérable”, au jour le jour : son père abandonne sa famille, et lui-même est quitté par sa femme. A bout de souffle, il décide alors, depuis deux ans à peine, de se consacrer à la peinture. Il s’établit dans un coin de rue et commence à peindre des tableaux, expressions, manifestations, et symboles de ses disgrâces, avec une franchise exceptionnelle. Ses efforts désespérés portèrent néanmoins leurs fruits : une exposition en mars 2006, consacrée à son oeuvre, au centre culturel Bahman, et organisée par un groupe de jeunes étudiants. Une exposition qui, nous l’espérons, constitue la première d’une longue série.

Ma mère
Etonnement cyclique

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