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15 Mars 1936,
24 Esfand 1314
Nous avons le plaisir d’offrir aujourd’hui à nos lecteurs la magistrale évocation d’Ispahan que fit Madame Godard devant un nombreux public à l’Alliance Française. Ce sera, nous en sommes persuadés, une grande joie pour ceux d’entre eux qui n’ont pas eu le privilège de l’entendre, et, pour les autres, un agréable souvenir de l’heure pendant laquelle ils furent dimanche dernier sous le charme de sa parole.
Ispahan appartient au nombre des villes, Versailles en France, Aranjuez en Espagne, Sienne en Italie, où la grandeur du passé s’accompagne d’une atmosphère silencieuse, évocatrice, et favorable aux charmes du souvenir. Ispahan est aussi une ville d’art, elle conserve dans ses monuments les différents aspects de l’art iranien à travers les siècles de l’époque islamique. Elle est d’ailleurs une des seules grandes villes de l’Iran qui ayant été connue dès l’antiquité soit encore maintenant une cité importante.
La légende reporte sa fondation au règne de Tayumarth qui selon la fable créa l’écriture et montra aux hommes à monter à cheval.
Hérodote nous dit que les Achéménides avaient un château à Gabae dans la Haute Perse et Gabae est Djayy, le Chahrestan du Moyen âge, faubourg actuellement en ruine de la ville d’Ispahan. Nous savons d’après le Kar Nameh d’Ardashir qu’à la fin de l’époque parthe Ardawan régnait sur Ispahan et le Fars, Babak père adoptif de Sassan, l’ancêtre des Sassanides était gardien des marches du royaume pour Ardawan, le parthe. Tout cela n’est presque que légende, ce que nous connaissons d’une manière certaine, ne date que de l’époque islamique.
Ispahan fut prise par les Arabes, en l’an 23 de l’Hégire, 643 de notre ère. Ils y construisirent, par la suite, une grande mosquée Djami.
Ispahan, capitale de Malak - Chah était la métropole de l’Asie musulmane à la fin du Vème siècle de l’Hégire, XIème de notre ère. C’était le temps où l’Islam semblait vouloir s’étendre sur le monde entier et menaçait déjà Byzance. En France à ce moment, le roi Philippe I, le Capétien, l’unité française commençait à peine à se réaliser. L’Angleterre venait d’être conquise par le normand Guillaume. La première Croisade n’était pas encore prêchée, elle ne fut décidée qu’en 1095 mais nos grandes cathédrales romanes étaient déjà terminées ou en cours de construction. Tournus fut consacré en 1019, Cluny en 1089, Vézelay en 1104. C’était en France le temps des Chansons de geste, de la foi vibrante. En Europe c’était une grande époque de formation. En Iran c’était déjà une époque de réalisation.
La grande épopée iranienne, le Chah Nameh de Ferdowsi, avait été écrite au début du siècle, Ghazali le grand théologien sunnite vivait au temps de Malak Chah. Le poète Omar Khayyam, l’un des écrivains iraniens dont la poésie philosophique est la plus appréciée des Européens, appartenait à la même époque.
Ardawan régnait sur Ispahan et 1e Fars, Babak père adoptif de Sassan, l’ancêtre des Sassanides était gardien des marches du royaume pour Ardawan, le parthe. Tout cela n’est presque que légende, ce que nous connaissons d’une manière certaine, date que de l’époque islamique.
Ispahan fut prise par les Arabes, l’an 23 de l’Hégire, 643 de notre ère. Ils y construisirent, par la suite, une grande mosquée Djami.
Des géographes arabes Ibn Hawkal, Mukadassi, nous ont laissé des descriptions assez complètes de la ville qui se composait à leur époque de deux cités. Chahrestan et Yahoudiyyeh. Les juifs qui habitent encore cette dernière ville étaient, selon certains, installés là avant Nabuchodonosor.
Sous Chah Ismâ’ïl, le premier safavide, la capitale avait été Tabriz, Chah Tahmasp avait élu domicile à Kazvin, Chah Abbas le Grand s’installa à Ispahan ; il y avait à cet établissement des raisons de goût mais aussi des raisons stratégiques, le Chah avait eu à lutter sur toutes les frontières et cette capitale au centre de l’Empire lui semblait à tous points de vue préférable.
Chah Abbas était un grand patriote, il s’employa à faire progresser l’Iran, à développer son industrie, son commerce, c’est pour intensifier les relations commerciales qu’il fit venir à Djulfa d’Ispahan des Arméniens de l’Adherbaïdjan. Il donna aux étrangers toutes facilités pour s’installer en Iran, comprenant que le commerce est difficile à huis clos. Sa bonne grâce, sa simplicité étaient proverbiales. Un voyageur raconte que pour augmenter le nombre des belles constructions qu’il voulait voir s’élever dans la nouvelle capitale, il se rendait lui-même chez divers commerçants, les priant de coopérer avec lui en édifiant de nouveaux immeubles.
Sa tolérance religieuse était grande mais souvent aussi la manifestation de sa justice cruelle…Enfin, nous avons surtout à considérer ici l’œuvre qu’il fit à Ispahan. Dès, 1007-1598, il fit embellir et agrandir son petit palais de Naksh-é-Djahan qui devint Ala Kapi puis il fit faire le Tchahar Bagh la grande avenue qui menait de sa propriété de Hezar Djerib jusqu’à la Darwazé Dowlat. Le Tchahar Bagh était plus un jardin qu’une avenue. Son nom même Tchahar Bagh, c’est-à-dire les quatre jardins nous l’indique. De Hezar Djerib dont seules quelques tours et quelques murs ont subsisté jusqu’à la porte Impériale, petit pavillon de plaisance aujourd’hui détruit qui marquait la fin de cette longue promenade, l’avenue mesurait près de trois kilomètres. Les eaux de la rivière Zendé Rude, habilement conduites formaient au milieu un canal bordé d’une très large margelle de pierres de taille.
Le terrain, en pente, avait été aménagé en grandes terrasses ornées de bassins, de cascades et de parterres de fleurs ; de grands platanes ombrageaient ces jardins qui formaient le centre de l’avenue pendant que de chaque côté une allée était réservée aux cavaliers. A gauche et à droite, l’avenue était bordée de grandes propriétés dont les murs à claire-voie permettaient de voir les beaux jardins où des bassins et de grands arbres formaient un spectacle attrayant. Dans le centre de ces parcs, des pavillons ouverts étaient ornés de peintures et de dorures d’un travail très raffiné pendant que d’autres pavillons élevés sur les portails ouverts devant et de côté, permettaient aux habitants des jardins d’assister au va et vient de la grande allée promenade. L’idée de cette spacieuse promenade était toute nouvelle pour l’époque. En France, vers la même date, le Pont-Neuf de Paris fut terminé, la rue Dauphine, la rue Saint-Martin furent percées mais les embarras de Paris étaient alors célèbres, les carrosses avaient commencé à circuler vers le milieu du XVIème siècle et souvent encombraient entièrement des rues qui n’avaient pas été prévues pour ce mode de locomotion. Il n’était pas encore question des vastes avenues de Versailles.
A ce moment s’élevait la mosquée Lotf Allah, sur le côté du Meidan opposé à Ala Kapi. La façade fut terminée en 1012 de l’Hégire et son décor intérieur selon une inscription dans la coupole en 1025 - 1616.
Le Masdjid-é-Chah fut commandé en 1021 et sa façade sur le Meidan fut achevée en 1025 mais cette façade qui appartenait au décor du Meidan a été terminée beaucoup plus tôt que le reste de l’édifice. Ce n’est que treize ans après en 1038 que la grande coupole fut terminée. L’année même de la mort de Chah Abbas.
Son plan avait à résoudre un difficile problème, la façade sur le Meidan devait être orientée au sud-est alors que le sanctuaire devait être tourné vers la Mecque, c’est à dire vers le sud-ouest. C’est une des réussites les plus parfaites du plan iranien de la mosquée à quatre iwans en même temps que l’utilisation la plus accomplie du kashi comme moyen décoratif dans l’art safawide, c’est à un double point de vue le triomphe de l’art de Chah Abbas. Le meidan Chah fut agrandi et embelli en 1021-1611.
Sa belle ordonnance et sa simplicité voulue faisaient valoir les monuments colorés de la place. Le Nakkara Khané, où la musique royale donnait une aubade au soleil levant et couchant, ancienne coutume zoroastrienne que l’Iran a conservée, se construisait ainsi que le Kaysariyé ou bazar impérial, en 1029-1619. Chah Abbas put donc du haut de Ala Kapi contempler une des œuvres les plus saisissantes de son heureux règne. A sa droite il voyait scintiller le dôme, le portail, couvert de céramique du Masdjid-é-Chah. En face de lui le Masdjid Lotf Allah, à sa gauche le Kaysariyè et au centre sur la place couverte de sable fin, des jeunes gens habillés de vêtements de tuiles multicolores cavalcadaient sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés et cavaliers habiles, jouaient au polo. Images heureuses d’une prospérité réelle.
A la nuit tombée les maisons de la place s’illuminaient parfois de mille dessins variés au moyen de petites lampes accrochées à de fins échafaudages.
Les Persans nous dit Chardin, voyageur français qui vécut à Ispahan au temps de Chah Abbas, sont les plus habiles pour l’arrangement de ces fêtes de nuit.
A l’intérieur des jardins du palais qui s’étendaient derrière Ala Kapi et comprenaient l’emplacement qui s’étend du Meidan-é-Chah au Tchahar Bagh se trouvaient plusieurs édifices dont le principal a été conservé, Tchehel Sutun qui doit devenir, prochainement, le musée d’Ispahan et sera remis à ce moment dans son état ancien. Je ne puis mieux faire que de lire le passage que Tavernier consacre à la réception d’un ambassadeur, dans ce charmant pavillon aux colonnes élancées.
Vous revivrez ainsi ses fastes anciens.
On me fit entrer dans un grand jardin par une allée d’environ huit toises de large, toute pavée de grandes pierres de marbre et au milieu de laquelle il y a un canal d’eau courante de quatre pieds de large, avec de petits jets d’eau qui d’espace en espace sortent du canal. De chaque côté de cette allée jusqu’à la salle où était le Roy, il y a un étang presque aussi long que l’allée même, et au milieu de cet étang on voit encore d’autres jets d’eau. Plusieurs officiers de guerre étaient rangés le long de l’allée, et aux bouts des deux étangs il y avait d’un côté quatre lions attachés, et de l’autre trois tigres couchés sur des tapis de soie, avec les hommes qui les gardaient et qui avaient en main des demi - piques. Cette salle est plus longue que large et ouverte tout au tour. Le plafond est soutenu de seize colonnes de bois, chacune à huit pans et d’une hauteur prodigieuse et tant le plafond que les colonnes, tout est peint en grands feuillages d’or et d’azur avec quelques autres couleurs qui y sont mêlées.
Au milieu de la salle il y a un bassin de très beau marbre, avec une fontaine qui jette de l’eau de diverses façons. Le plancher où l’on marche est couvert de riches tapis d’or et de soie faits exprès pour ce lieu-là et assez proche du bassin il y a une estrade de douze pieds de long et de huit de large, relevée d’un pied plus que le plancher et couverte d’un magnifique tapis. C’était au milieu de cette estrade que le roi était assis sur un carreau de brocard d’or, en ayant un autre derrière lui couvert d’un autre brocard, et appuyé contre un grand tapis où il n’y avait ni figures mais seulement quelques caractères persans qui contenaient quelque chose de la loi. Le roi étant assis plusieurs eunuques avec le mousquet se rangèrent à ses côtés. Sa Majesté commanda à l’Ettemad al-Daulè de s’asseoir avec quatre ou cinq autres, et l’Ettemad al-Dawlè me fit signe de m’asseoir.
La Madressé Madaré Chah terminée en 1126 par la mère de Chah Sultan Hussein est la dernière grande œuvre architecturale de la dynastie safawide.
Ses kashis d’une tonalité plus dorée que ceux de l’époque de Chah Abbas prennent à la fin de la journée une coloration douce et rare, ce lieu a été créé pour l’étude et la méditation par une généreuse princesse qui voulut assurer la pérennité de son œuvre en faisant construire tout près de là, un caravansérail dont les revenus étaient consacrés à l’entretien de la madressé.
Après avoir descendu le Tchahar Bagh on traverse le Zendé Rude par un très long pont aux nombreuses arcades nommé d’après son constructeur qui était le généralissime de Chah Abbas, le pont de Allah Werdi Khan. A droite de ce pont à un kilomètre de là se trouve Djulfa, la ville des Arméniens, dont les églises et plusieurs maisons particulières datent de Chah Abbas.
Au dessus de Djulfa subsistent les ruines de Farahabad, conception grandiose mais réalisation fugitive de Chah Sultan Hussein. Il avait voulu fonder là, un palais, des jardins, des bazars, en somme une véritable ville royale.
Ces splendeurs d’un jour retournent en poussière et il n’en reste plus de visible que quelques pans de murs de terre. Tout près de là s’étend le cimetière chrétien. Quelques dalles funéraires rappellent qu’une famille française de l’Estoile vivait à Ispahan au XVIIème et au XVlllème siècle, qu’un oncle de Jean Jacques Rousseau, horloger, y épousa une demoiselle de l’Estoile et y mourut ayant vécu quarante-huit ans à Ispahan. A gauche de la grande route de Shiraz se trouvent les cimetières musulmans que domine un joli monument construit par Chah Abbas pour Rokn al din, un savant religieux, mort quelques siècles auparavant.
C’est peut-être de cet endroit au soleil couchant que l’aspect de la ville est le plus impressionnant. D’une rive à l’autre, la vallée, bordée d’après déserts et de hautes montagnes arides est un lac de verdure d’où émerge une ville de tours émaillées, d’aériennes coupoles bleues, de minarets élancés et de hauts murs autour de jardins invisibles. Vers la droite on distingue dans la douceur du soleil déclinant les ruines successives de l’ancienne métropole et il y a entre ces somptuosités délabrées, la ville vivante et la splendeur éternelle du site, un contraste et en même temps, un accord dont le sentiment confus anime le spectateur. Exaltation de ce qu’il y a en nous d’éternel, adoration d’une beauté à laquelle nous ne nous associons que pour un instant, pensées à la fois douces et cruelles qui justifient, il est vrai en tout endroit, l’effort singulier de l’homme édifiant son œuvre périssable mais qui prennent ici une force, une valeur d’une intensité particulièrement émouvante.
Ispahan, isolée dans ses déserts, secrète, merveilleusement ornée, chargée d’histoire, est une image de l’exaltation dans la solitude.
Madame Y. A. GODARD