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Nous avons tous eu l’occasion, durant notre enfance, d’inventer des motifs et des représentations, en expérimentant de la sorte (inconsciemment) l’espace imparti et les objets spatiaux arbitrairement disposés à l’intérieur de cet espace. C’est ainsi que l’on commence à découvrir un mode de relation au monde qui dépasse l’approche pratique. Chez la plupart des individus, ce type d’activité créatrice disparaît une fois atteint l’âge adulte mais certaines personnes se métamorphosent en véritables créateurs d’images, voire, de spectacles artistiques professionnels. Il existe aussi un groupe riche et varié de créateurs qu’on ne peut réduire à des artistes professionnels, et encore moins officiels. Ce sont d’extraordinaires créateurs de motifs, capables de produire des œuvres puissantes. L’oeuvre artistique ainsi créée comporte la particularité d’être autonome vis-à-vis de son créateur. On parlera dès lors d’art brut. Autrement dit, et en premier lieu, l’art des malades mentaux, des visionnaires autodidactes et des médiums. Dubuffet n’estimait-il pas que l’art n’était fait que d’ivresse et de folie ?
L’évidence du rapport entre l’art dit brut, la folie et les malades mentaux se passe de toute démonstration. Une illustration par l’exemple sera en revanche la bienvenue. Il s’agit du cas d’Adolf Wِlfli, un ex-patient aujourd’hui considéré comme l’artiste brut par excellence, et dont nous évoquerons le profil dans nos lignes.
Les liens entre l’art et la folie furent tout d’abord explorés par les romantiques, au XIXème siècle. Ces derniers élevaient le dément au rang de héros en communion secrète avec les forces du destin ; cependant il a fallu attendre le début du XXème siècle pour que des artistes commencent à apprécier la production plastique des malades mentaux. Ces artistes appartenaient à une nouvelle génération qui s’intéressait davantage à la distorsion formelle et à l’expressionnisme, et cette découverte a été le fruit d’une recherche approfondie menée par des artistes d’avant-garde tels que Pablo Picasso et Paul Klee. Ce dernier fut le premier artiste moderne à accorder à cet art sa valeur créatrice, dans un article qu’il rédigea pour la revue Die Alpen. "Les œuvres des aliénés, écrivait-il, sont à prendre plus au sérieux que tous les musées des beaux-arts, dès lors qu’il s’agit de réformer l’art aujourd’hui. Pour ne pas simplement archaïser, il faut remonter plus haut."
Certains psychiatres, eux-mêmes influencés par les théories expressionnistes qui s’attachaient avant tout à la spontanéité et à l’immédiateté, ont essayé d’examiner les œuvres de leurs patients sous l’angle esthétique. Hans Prinzhorn, un historien d’art devenu psychiatre fait partie de ce groupe. Son idée de base consiste à montrer que les artistes aliénés sont des artistes à l’état de nature, non corrompus par la société. Il considère les malades mentaux comme des élus qui ont accès aux vérités ultimes. Prinzhorn met l’accent sur la fonction mentale de l’art, cela veut dire que le pouvoir configuratif a ses racines non dans l’observation du visible mais plutôt dans "la vie" prise dans son sens le plus global. Prinzhorn établit des parallèles entre l’évolution de l’art des malades mentaux et l’expressionnisme. Il pense qu’ils ont en commun " un refus du monde extérieur " et " un mouvement marqué vers l’intériorité ", il décrit également leurs différences fondamentales, qui résident selon lui dans l’acte de choix. L’aliénation du monde des apparences est imposée, dans le cas du schizophrène, comme "une chose horrible auquel il lui est impossible d’échapper et contre lequel il lutte quelque temps jusqu’à ce qu’il s’y soumette et commence lentement à se sentir chez lui dans ce monde autiste enrichi par ses fantasmes " ; mais l’aliénation de l’artiste moderne est consécutive à une douloureuse analyse de soi.
Dubuffet, le peintre considéré comme premier inventeur du terme d’art brut et l’un des plus importants défenseurs de l’art produit en dehors du mainstream, après avoir rassemblé une collection de dessins d’enfants, tourne son attention vers les œuvres des malades mentaux et d’autres artistes autodidactes. Au cours d’un voyage en suisse, il a acquis des œuvres de Wِlfli, Aloïse et Müller, lesquels sont devenus des exemples classiques de créateurs d’art brut, dans l’hôpital psychiatre de La Waldau. Parallèlement, Dubuffet collectionnait l’art de médiums comme Lesage et Pigeon. Malgré des différences stylistiques souvent importantes entre ces œuvres, le groupe était uni par la foi de Dubuffet en la nature brute qui surgirait comme une injonction dictée par leur " moi intérieur ". En effet pour dénoncer le caractère sélectif et répressif de la culture officielle, Dubuffet a créé en 1945 le concept de l’art brut, un art spontané et inventif refusant tout effet d’harmonie et de beauté.
Il est très important de se rappeler, lorsqu’on aborde l’art brut, que ni celui-ci ni ses éventuelles sous-catégories ne se rattachent à une tendance stylistique ou à un mouvement historique. Contrairement aux artistes des mouvements tels que l’impressionnisme ou le cubisme, les créateurs de l’art brut se connaissent rarement et sont loin de former un groupe cohérent. En fait l’art brut ne suit pas les schémas habituels de l’histoire de l’art.
Le mot " brut " évoque à la fois la simplicité et le naturel, mais aussi le manque d’éducation. La diversité des possibilités et en fait, la difficulté de proposer une définition précise est sans doute une des raisons de l’attirance première de Dubuffet pour ce mot. L’idée d’un état naturel est au centre de sa définition et en ce sens, le terme de " brut " s’oppose à celui de " culture ". Dubuffet dans son " Art brut préféré aux arts culturels" (1949) propose sa définition :
Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme […] ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en oeuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phrases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions.
Selon la conception orthodoxe de l’art brut, la situation de l’artiste hors du monde culturel est un gage de la " pureté " de son art parce que l’isolement du créateur montre son absence de duplicité et prouve que son travail ne consiste pas en une manipulation cynique des goûts à la mode.
Pour Dubuffet, l’esthétique masque la réalité. Il considérait la peinture et la promotion de l’art brut comme un moyen de révéler le sublime " dans les choses qu’ils estiment laides " ; selon lui : " un peintre se doit d’être honnête ! Pas de voile ! Pas de ruse ! Tout doit être nu ; présenté à son pire état."
S’étant tout d’abord penché sur la simplicité et la liberté des dessins d’enfant au début des années 40, Dubuffet relève que l’art des fous et des malades mentaux combinent ces caractéristiques avec l’expérience du vécu, pour aboutir à quelque chose de plus sophistiqué et viscéral.
Comme les surréalistes, Dubuffet pense que la conscience fait écran à la perception, élevant une barrière répressive entre la réalité et l’expérience. C’est l’inconscient qui renferme la clé, et seuls des états simulant la folie permettent d’accéder à ce territoire : " La folie dans beaucoup de lieux apparaît comme le pôle de toutes les plus hautes créations mentales, […] et notamment, en premier lieu, de la création artistique ".
D’autre part, il ne faut pas se tromper d’époque. Celle où l’on parle d’art brut est aussi celle d’un nouveau regard sur la maladie mentale, la " folie ", avec des penseurs et praticiens comme François Tosquelles, Lucien Bonnafé, Jean Oury qui entendent abattre tout à la fois les murs de l’asile et les murailles mentales. Pour eux et pour cette époque, il est donc clair que l’art des artistes " fous " est d’abord le chant, avant la prison. De ce point de vue, la reconnaissance de l’art brut fut, et reste aujourd’hui encore, un levier de libération mentale. Dubuffet et tant d’autres ont pu faire table rase parce qu’auparavant ils s’étaient alimentés de l’histoire de l’art.
Dubuffet, comme Nietzsche, estime que les artistes sont par définition des êtres asociaux dont les pouvoirs d’innovation proviennent d’un refus de se contenter de l’ordre des choses. Pour lui, la folie se situe à l’apogée de l’individualisme, et ses jaillissements créatifs sont particulièrement aboutis et homogènes.
L’automatisme qui est comme l’élément fondateur de l’expression graphique des malades mentaux, se met bien en avant dans l’art brut, c’est donc dans ce domaine que l’art brut s’approche de plus en plus du surréalisme. Dans le langage et l’image des peintures brutes, il existe une connaissance puisée dans les profondeurs du psychisme et dans la folie. Les peintures de forme pure, aux couleurs audacieuses et à la maladresse délibérée, rappellent explicitement les réalisations des malades mentaux et des enfants. La répétition obsessionnelle des mêmes formes, qui présente une liberté d’invention, occupe une place à part chez les artistes bruts. Il serait regrettable de ne pas citer qu’un rêve du paradis originel se manifeste dans certaines confusions autour de l’art brut.
Ci-dessous deux œuvres touchantes d’art brut sont présentées. A gauche, L’innocent, le témoin et le saut, de Louis Soutter, silhouettes noires peintes directement avec les doigts, pantins désarticulés aux mains immenses, dansant un ballet violent. A droite, L’ange de Christian Dobringer, figure androgyne aux cheveux rouges, seul sur son immense feuille blanche, dégageant une radiation paisible.
En marge du monde culturel où les artistes exposent leurs œuvres et leurs recherches, il existe des hommes et des femmes qui élaborent des créations irréductibles à toute convention, loin de toute finalité esthétique, échappant ainsi, d’une certaine façon, à l’histoire de l’art ; Adolf Wِlfli, paysan suisse, fait partie de ce groupe.
Wِlfli a été interné à la clinique psychiatrique de la Waldau [1], située à Berne, après avoir été accusé de plusieurs agressions sexuelles à l’encontre des enfants. Il y restera jusqu’à la fin de sa vie.
Souvent violent, il passe de longues périodes en chambre d’isolement. Il commence donc à dessiner spontanément, à écrire, à composer de la musique et comme ces activités paraissaient le calmer, ses médecins lui préparent le matériel. En 1899, il enfonce la porte de sa cellule et casse une fenêtre. Est-ce pour s’enfuir ? Il le "pourrait", mais ne le fait pas.
En décembre 1908, un jeune assistant arrive à l’hôpital : Walter Morgenthaler, qui s’intéresse à lui, à son travail, commence donc à étudier le cas étrange de ce malade où les délires les plus aigus s’associent à une pratique artistique spontanée d’une exceptionnelle qualité. Il lui a consacré une petite monographie devançant d’une année la publication de l’ouvrage magistral de Prinzhorn.
Selon Morgenthaler, Wِlfli pensait avec son crayon. Son enferment le poussait à inventer un monde de la démesure. Chez lui tout se mêle, c’est-à-dire les textes, les notes de musique, les formes géométriques, les architectures et les visages grimaçants. En fait, l’œuvre de Wِlfli est immense : elle couvre une période de trente ans et comprend des centaines de dessins, de nombreux écrits, des partitions musicales, des collages.
Comme on vient de dire pendant trente ans Wِlfli a accumulé une production énorme et cohérente de 1300 dessins organisés en trois cycles. Il a rempli 44 cahiers d’histoires de son invention, calligraphiées dans des écritures différentes, passant du roman au gothique, accumulant parfois les majuscules, redoublant les consonnes, insérant des mots de langues étrangères, créant des néologismes, des onomatopées. Il a composé aussi sa biographie tout à fait imaginaire, titrée " La Légende de Saint Adolf ". Wِlfli y affirme une connaissance nouvelle, quasi encyclopédique.
Il réinvente tout : l’histoire, la géographie, la religion, la musique, etc. Par exemple comme notre système métrique lui paraît trop restreint, il invente les "Regoniff", "Suniff", "Teratif", qui dépassent nos milliards de milliards. Les portées de musique chez lui ont une fonction aussi bien plastique que musicale. On pourrait dire que le dessin devient musique, la note dessinée relève autant du signe musical que de la forme décorative. Les fleuves, les routes, souvent représentés par des portées de musique, font entendre leur chant. Il joue avec les formes et les thèmes comme il le fait avec les mots.
Il entend dominer la création, l’espace, mais aussi l’éternité. Il excelle dans les inventions plastiques. Il joue avec les associations de perspectives contraires, les différents points de vue révèlent des réseaux complexes ; les éléments ornementaux ont une fonction aussi bien décorative que rythmique.
Il créé une œuvre à plusieurs niveaux, à lecture autant frontale que verticale, si bien qu’on ne peut plus parler de regard, de point de vue, de sens, ni de direction. Les notions optique, esthétique, idéologique et culturelle, qui sont au cœur de notre perception, vacillent. Wِlfli, "rejeté", victime d’un "amère accident", par une "malédiction bien rimée, mais horrible" se nomme "Saint" et "Grand-Grand-Dieu", "génie", "Dieu créateur du ciel et de la terre", mais aussi, "Saint Adolf", "Adolf II", "Roi-Dieu", "Excellence", "Duc", "Majesté", "Empereur", "Grand-Grand Empereur", ou simplement "Adolf Wِlfli, Catastrophe réformée". Mais il se nomme aussi "Doufi", "le petit Wِlfli, être chétif, perdu au milieu de ce monde effrayant, enfermé au centre d’une spirale, allongé sur son lit de mort, dans son cercueil, au centre du labyrinthe". Ce type de nomination présente l’expédition imaginaire à travers le monde au cours de laquelle Wِlfli se métamorphose pour devenir saint Adolf. (La nouvelle création du monde par Wِlfli)
C’est ainsi qu’ Adolf Wِlfli devient alors très rapidement dans un processus lent d’abord ces 31 années de 1899-1930, l’artiste. Cependant, il ne devient certes plus sain jamais pour la société, mais en tant qu’artiste dans sa cellule, il développe un nouveau sentiment de sa propre valeur sur la base de sa propre production artistique qui n’est pas par hasard ouverte au cours artistique sur une histoire de réception.
Selon Breton " On appelle fou, dans tout groupe éthique, celui dont la pensée et les vues s’écartent de la norme adoptée collectivement ou qui même seulement le met en question ". C’est ainsi qu’en refusant les normes collectives, certains artistes sont condamnés à être nommés " fous ". De même dans la pensée de Dubuffet, assez vite cette conviction est apparue que si tous les fous ne sont pas artistes, par contre tous les artistes sont un peu fous. Cependant il faut constater que si l’oeuvre d’art s’apparente toujours à la folie, la folie n’est par contre pas synonyme d’œuvre d’art. Et il est serait mal venu de penser que la création artistique ait été prédominante dans les asiles, comme le laissaient à penser les collections Prinzhorn et Morgenthaler. En réalité, le nombre des artistes dans la population asilaire était à peu près le même que dans les milieux dits normaux.
Explicitement dans ce type de production artistique d’une grande diversité, il n’est question que d’un seul sujet, l’humain. Qu’il soit blessé, déchiré, ou brisé, l’homme tente désespérément de reconstruire, à l’aide d’un peu de couleurs ou de quelques morceaux de pierre, ce qui le différencie de l’Autre, son identité.
L’intérêt que porte notre siècle à l’art des malades mentaux et à l’art brut depuis quelques décennies n’a cessé de croître. On se presse toujours dans les expositions qui dévoilent une production née en dehors des circuits culturels ; mais qu’est-ce qui motive cet engouement ? Est-ce l’amusant suscité par l’irrévérence de quelques anonymes envers le milieu de l’art ? Une curiosité inassouvie pour la face cachée de société ? Ou peut-être le sentiment troublant que tous ces actes créateurs nous interrogent sur nous-mêmes ?
Bibliographie
FERRIER, Jean-Louis, Les primitifs du XXe siècle Art brut et Art des malades mentaux, Ed.Terrail, 1997.
RAGON, Michel, Du côté de l’art brut, Ed. Albin Michel, 1996.
RHODES, Colin, Art Outsider Art brut et création hors norme au XXe siècle, Ed. Thames & Hudson. Paris, 2002.
[1] La Waldau a été longtemps considéré comme un " asile de l’art " dans la mesure où, non seulement de nombreux pensionnaires anonymes produisaient des œuvres plastiques, mais parce que des artistes connus comme Robert Walser, Friedrich Glauser, le danseur Nijinski, y étaient également détenus. C’est à La Waldau que Cendrars, qui considérait la folie comme " un état de santé débordante", a situé le cadre de son roman Moravagine (1926)