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Je viens de Kâchân
Je suis peintre
Je fais parfois une cage avec des couleurs, je vous la vends
Pour que le chant du coquelicot, qui se trouve dedans
Rafraîchisse votre cœur flétri de solitude
Oh ! Ce songe qui me vient, ce songe !
Ma toile est morte
Je sais bien que le petit bassin de ma peinture
Manque de poissons.
Le peintre de la poésie persane contemporaine, Sohrâb Sepehrî est à n’en pas douter l’un des plus grands poètes de l’Iran moderne. Il naquit en 1929 à Kâchân, la ville qu’il affectionnait surtout pour son désert. Celui-ci évoque pour le poète la solitude, l’immensité et la liberté ; des thèmes qui informent l’œuvre sepehrienne. Par là même, il suggère à son lecteur "imaginaire" d’être " immense, solitaire, modeste et solide". Lui-même, il vécut en solitaire toute sa vie. Reconnu comme peintre avant d’être élevé aux premiers rangs de la poésie moderne, Sohrâb publie son premier recueil, La Mort de la couleur, en 1962. Viennent ensuite : La vie des sommeils, Les décombres du soleil et L’Orient de la douleur. Ces derniers se font l’écho de la poésie nimaienne. C’est dans Les pas de l’eau, Le voyageur, et surtout L’espace vert, qu’on entend les pas d’une nouvelle poésie, pure et transparente, laquelle est à la recherche des origines en empruntant la voie de la simplicité. Intimité et clarté y prennent donc une place prépondérante. Sohrâb est effectivement le poète de l’eau et de la lumière. De ce point de vue, l’eau constitue dans son oeuvre un "purificateur", qui rend neuf les regards. L’eau est la clarté. Elle va à l’encontre des complexités.
Ce regard "paisible" qu’il porte sur le monde lui attira certes de sévères critiques de la part des "intellectuels" de l’époque qui exigeaient de lui de combattre avec eux les misères sociales. Cependant, le poète reste à l’écart des courants, des idées politiques, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’il restait en dehors de son temps. Au contraire, sa poésie, dans son ensemble, est une réaction contre la violence des temps modernes. Dans cette optique, il offre place dans son œuvre à tout ce qui aura su adoucir notre monde. L’image et le mot s’y entrelacent afin de donner naissance à une phrase, qui "coulerait comme de l’eau", et dont la transparence ne signifie en rien qu’elle ne soit profonde. Le mysticisme de la poésie sepehrienne, prend son origine dans cette même simplicité, voire la pureté qu’on trouve dans son éloge de la lumière, la vérité et l’amour. Le poète cherche effectivement, par la poésie aussi bien que par la peinture, à nous rappeler ce " commencement originel" où " la vie n’était qu’une pluie de fête et de printemps…une vasque de musique". Ce mysticisme s’abreuve notamment aux cultures de l’Extrême-Orient. Sohrâb effectua entre autre, des voyages au Japon, en Inde et en Chine. D’où vient sa passion pour des pensées bouddhistes et taoïstes. La nature se trouve ainsi au coeur de son œuvre, et sa poésie évoque le Haïku japonais : une poésie courte, pleine de sensations, et qui fait l’éloge de la nature. Celles-ci marquent aussi ses toiles.
La solitude et le voyage constituent d’autres thèmes de la poésie sepehrienne. Le poète aspire toujours au voyage. Cela constitue le côté exotique de son oeuvre. " Il faut partir ", répète mainte fois le poète, qui s’ennuie dans " cette ville ", symbole du monde que l’on s’est construit, où " il n’y a personne pour éveiller les héros dormant au bois de l’amour ". Sohrâb concevait ainsi toute la vie comme un voyage, et l’homme comme un voyageur. En lisant ses poèmes, on est atteint de "cet étrange sentiment qu’a un oiseau immigrant". Et on entend incessamment une voix qui chuchote à nos oreilles, et qui nous appelle au voyage :
Des voyages rêvent de toi dans leurs ruelles
Dans des villages lointains, des oiseaux se félicitent de t’avoir rencontré.
Je ferai un bateau
Je le jetterai sur l’eau
Et m’éloignerai de cette étrange terre
Où il ne se trouve personne pour éveiller les héros
Dormant au bois de l’amour.
Mon bateau sera sans lumière
Et mon cœur d’espoir en perle
Je conduirai sans arrêt.
Je ne me lierai pas aux espaces bleus
Ni aux sirènes qui émergent de l’eau
Et qui dans le reflet de la solitude des pêcheurs
Déploient le charme de leur chevelure.
Je conduirai sans arrêt
Je chanterai sans arrêt
Car il faut s’éloigner
De cette ville dont l’homme
Manque de mythes
Et dont la femme n’est pas une belle grappe de raisin
Aucun miroir dans un hall n’y reflétait les joies
Ni même l’eau d’un fossé ne reflétait une flamme.
Il faut s’en éloigner
La nuit a fini de chanter
C’est alors au tour des fenêtres.
Je chanterai sans arrêt
Je conduirai sans arrêt
Derrière les mers se trouve une ville
Où les fenêtres donnent sur l’intuition
Les toits s’offrent aux colombes qui fixent
Le jet d’eau de l’intelligence humaine
Tout enfant de dix ans y tient à la main
Une branche de connaissance.
Les gens de la ville regardent de la même façon
La cloison, la flamme et le doux sommeil
La terre y entend la musique de ton sentiment
Le vent apporte la voix de plume des oiseaux mythiques.
Derrière les mers se trouve une ville
Dont le soleil est aussi vaste que les yeux des matinaux
Où les poètes héritent de l’eau, de la raison et de la lumière
Derrière les mers se trouve une ville
Il faut faire un bateau.
Le voyageur
Je m’ennuie étrangement.
Et rien, ni ces instants parfumés qui s’éteignent sur les branches de l’oranger
Ni cette sincérité qui existe dans le silence de deux feuilles de cette giroflée
Ni rien d’autre ne me délibère
Du déferlement du vide qui nous entoure.
Et je crois que ce chant mélodieux
De la douleur ne s’arrêtera jamais.
...
Il existe toujours la distance.
Bien que la courbe de l’eau fasse un bon oreiller
Pour le sommeil doux et léger du nénuphar
Il existe toujours la distance.
Il faut se donner à l’amour
Sinon, le murmure de la vie serait gâché
Entre deux lettres.
Et l’amour, c’est un voyage vers l’heureuse clarté de la quiétude des objets.
Et l’amour, c’est la voix des distances.
La voix des distances, qui sont
- plongées dans l’obscure
- non, qui sont propres comme l’argent
Et qui noircissent en entendant un rien.
Un amant est toujours solitaire.
Il a la main posée dans la main fragile des secondes
Lui et les secondes vont au–delà du jour.
Lui et les secondes se couchent sur la lumière.
Lui et les secondes offrent à l’eau le meilleur livre du monde.
Et ils savent très bien
Que nul poisson n’a jamais su dénouer
Les mille et uns nœuds de la rivière.
A chaque minuit sur des bateaux de l’Ishrâgh
Ils vont sur les eaux de la guidance
Ils accompagnent jusqu’à la révélation de l’étrange.
...
Je suis encore en voyage.
Je m’imagine que sur les eaux du monde
Se trouve un bateau
Que je conduis, depuis des milliers d’années,
Tout en fredonnant le vivant chant des marins anciens
A l’oreille des interstices des saisons.
Vers où me conduit le voyage ?
Où les traces de pas restent-elles inachevées ?
Où dénouera-t-on les lacets des chaussures aux doux doigts du loisir ?
Où sera l’arrivée, pour y étendre le tapis
Et s’asseoir insouciant
Et écouter
Le son d’une assiette qu’on lave
Au robinet du voisinage ?
…
Il faut partir.
J’entends la voix du vent, il faut partir.
Et moi, je suis un voyageur, O vents de toujours !
Emportez-moi vers l’étendue où se forment les feuilles !
Emportez-moi vers l’enfance salée des eaux !
Et alors que le corps du raisin mûrit
Remplissez mes chaussures du bel ondoiement de la modestie !
Aussi haut que s’envolent les récurrentes colombes
Elevez mes instants dans le ciel blanc de l’instinct !
Et transformez l’accident de ma présence près de l’arbre
En une pure relation perdue !
Et dans la respiration de la solitude
Fermez les petites fenêtres de mon intelligence !
Envoyez-moi vers le cerf-volant de ce jour !
Emportez-moi vers la quiétude des dimensions de la vie !
Montrez-moi la présence de l’agréable "néant" !