|
Pendant le mois de Moharram, les chiites célèbrent le deuil de l’Imam Hossein. Le jour de l’Achoura, dixième du mois de Moharram, le fils de l’Imam Ali et petit-fils du prophète Mohammad, en compagnie de 72 fidèles et membres de sa famille, encerclés par une troupe de milliers de soldats de Yazid, furent privés d’eau et sauvagement massacrés dans le désert de Karbala.
Paradoxalement, ce carnage cruel et déloyal devint une source d’inspiration pour tous les chiites. Le martyr de l’Imam Hossein donna encore plus de force à son message : ne jamais s’incliner devant l’oppresseur.
La mise en scène de cérémonies religieuses était pratiquée en Iran bien avant l’avènement de l’Islam. Les zoroastriens célébraient l’accueil d’un nouvel adepte par une cérémonie d’initiation qui avait également pour fonction de rappeler à tous les anciens les préceptes fondamentaux de leur religion. Une estrade était dressée au milieu de la salle et l’on attribuait à chacun des participants des masques qui représentaient sept symboles : le soleil, le corbeau (symbole du messager), l’homme ordinaire, le père, les soldats, les lions et enfin, le masque du " Nimfousse " porté par le postulant. Les déguisements les plus importants étaient attribués aux membres les plus avertis et les autres se répartissaient les nombreux masques de lions ou de corbeaux. Dans une atmosphère effrayante entretenue par le croassement des corbeaux et le rugissement des lions, le candidat était soumis à des épreuves qui symbolisaient le dépassement de la faim, de la soif et de la mort. On lui bandait les yeux et ses mains étaient liées par des ficelles faites d’intestins de volaille. Il devait d’abord franchir une fosse remplie d’eau, puis, tel un cadavre, se coucher dans une tombe, repousser une épée maculée de sang ainsi qu’une couronne dorée et finalement, prononcer son allégeance à Mithra.
Les Iraniens ont toujours eu un très grand attachement aux héros dont le sang a été versé injustement et de manière déloyale. Siavoche, une des figures de la mythologie perse célébrée dans le Chahnâmeh de Ferdowsi, fut assassiné par Afrâssiâb, lui-même manipulé par Garssivaz. Simin Dânechvar, dans son célèbre roman intitulé " Souvachoun ", décrit le déroulement de la célébration du deuil de Siavoche, qui avait lieu chaque année, après les moissons, sous un arbre saint nommé "l’arbre Guissou." [1] L’utilisation de symboles dans ce spectacle, tels les anges de la terre, du vent et du feu, sera repris plus tard dans le Ta’ziyé. La présence des spectateurs autour de la scène et leur interaction dans le spectacle est une autre particularité à relever. Leurs manifestations, vocales et physiques, créaient une atmosphère proche de la réalité.
Au deuxième siècle de l’hégire, lorsque l’Islam s’imprégna dans la culture perse, les Iraniens puisèrent dans leur héritage culturel des éléments théâtraux pour glorifier le martyr de l’Imam Hossein.
Les Grecques considéraient le théâtre comme l’école des adultes. A leurs yeux, il mettait en valeur l’amour de la patrie, l’esprit chevaleresque, la pureté et d’autres qualités qui font honneur à l’homme. Dans toutes les civilisations, les spectacles religieux ont servi à rappeler aux fidèles leurs croyances. Des évènements dramatiques ou historiques ont été utilisés comme support pour transmettre des messages.
En Iran, aux environs de l’an 560 de l’hégire, on commenca à écrire des drames décrivant les souffrances infligées à la famille de l’Imam Hossein. Khârazmi, écrivit, à cette époque "Maghtal ol Hossein", dont quatorze des sujets de ce livre concernaient les souffrances et les vertus du troisième Imam chiite. Ce sixième siècle offre les premiers scénarios dramatiques rédigés sur cette tragédie, focalisant sur ses aspects émouvants et passionnants.
Le Ta’ziyé, jusqu’alors muet, mettant en scène des acteurs costumés, à cheval ou à pied, trouva peu à peu un langage. La narration et le dialogue poétique avaient déjà une longue histoire en Iran, mais le Ta’ziyé offrit une nouvelle forme de dialogue ; mokhâlef khâni et Mâvâfegh Khâni, respectivement, chant en opposé et chant en accord. Ainsi, en attribuant un style de mélodie propre à chaque personnage, les rôles négatifs et positifs étaient mieux perçus par les spectateurs et les aidaient à suivre l’histoire.
La musique trouva donc toute sa place ; les premiers instruments utilisés furent le dôhôl, une sorte de percussion et le sôrnâ, un instrument à vent. Ils accompagnaient la présentation du spectacle, celle des acteurs, soulignaient les dialogues et retentissaient pendant les combats. Lors du martyr des disciples de l’Imam Hossein, ils vibraient d’une émotion partagée par le public, s’élevaient à l’entrée des anges et rugissaient à celle de Satan et de ses suppôts. Lorsque la belle voix du " Ta’ziyé Khân ", le chanteur-vedette, se mêlait aux mélodies ambiantes, les spectateurs étaient alors parcourus de frissons. Différents accords musicaux traditionnels furent développés pour l’accompagnement de chaque personnage.
Grâce au Ta’ziyé, d’autres expressions artistiques purent s’affirmer. Un style de peinture illusionniste appelé "Ghahvé Khânéï", se répandit parmi les peintres qui trouvèrent dans les estaminets une galerie idéale pour s’exposer. Dans ces lieux, ils peignirent des fresques ou des toiles sur les mythologies du Chah Nâmeh et des scènes de Karbala.
Pendant des siècles, les chiites eurent de la peine à célébrer l’Achoura. A cet égard, ils ne jouirent pas toujours de liberté d’expression. Il y eu même des représailles violentes sous certains Califats qui donnèrent lieu à des émeutes et des morts.
L’accession de la dynastie Safavide au pouvoir, fut une aubaine pour le Ta’ziyé. Au 16ème siècle, lors de la Renaissance en Europe, l’art chiite rayonna partout en Iran. Il manifesta sa splendeur jusque dans les plus petites catelles des mosquées d’Esfahan. Le chiisme, devenu religion officielle, libéra le Ta’ziyé de toutes ses contraintes et dans cette atmosphère d’effervescence créatrice, ce spectacle se répandit pour atteindre son apogée pendant la période de la dynastie Qâdjâr.
Les Takâiyâ sont les plus anciens théâtres de l’Iran et certains bénéficiaient d’une grande notoriété. Leur architecture évolua peu à peu : des loges furent installées pour les femmes et les hommes, une estrade de scène fut dressée, une place autour de l’estrade réservée aux scènes de galop des chevaliers et une allée aménagée pour faciliter l’entrée des animaux (chevaux, chameaux et même parfois éléphants) ainsi que leur sortie. Il y a environ 150 ans, au temps de Nâsser ed dîn Shah Ghâdjâr, le plus fameux théâtre fut le Takiyé Dôwlat, inscrit dans les annales comme le sommet de l’architecture des Takâiyâ. Immortalisé par le grand peintre Kamol ol Molk. Il comprenait une estrade d’un diamètre de 18 mètres, d’une hauteur de 90 cm ainsi qu’une allée de 6 mètres de largeur. L’amphithéâtre pouvait accueillir jusqu’à 20000 spectateurs et pendant les saisons froides, était recouvert d’un chapiteau. Les costumes, les épées et les boucliers étaient prêtés par le musée royal. Un carrosse offert par Napoléon à Fath Ali Shah, tiré par huit chevaux, transportait Yazid et Shemr.
L’accueil réservé à ce spectacle aujourd’hui, montre que le Ta’ziyé n’a rien perdu de son éclat. De génération en génération, il s’est transmis et affirmé comme un vecteur de la mémoire collective.
Référence :
"Le théâtre en Iran", Behrouz GHARIBPOUR, Bureau des recherches culturelles.
[1] "Nakhl gardâni", littéralement traduit : "la procession du palmier " est également une cérémonie qui a ses racines dans le mythe de Siavoch et est toujours pratiquée dans différentes régions de l’Iran, pendant l’Achourâ. "Nakhl gardâni" de Ali Baloukbâchi, Bureau des recherches culturelles.