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C’est en dehors des courants académiques et des écoles d’arts officielles, que les dessins de Ghahveh Khaneh ont pris naissance. Ce qu’on appelle Ghahveh Khaneh, n’est autre que le café traditionnel, où l’on s’adonnait, tout en discutant, à la dégustation de l’amère et noire texture riche en caféine.
"Le dessin de Ghahveh Khaneh", désigne une forme artistique simple et populaire de peinture à l’huile évoquant généralement des sujets religieux, des scènes héroïques et quelque fois des festivités. Des artistes s’inspirèrent du courant naturaliste, très en vogue à l’époque, pour inventer, eux qui n’avaient pas fréquenté les grandes écoles artistiques, une forme inédite de dessin. Pour certains, l’invention de ce genre pictural populaire et religieux remonte à l’époque Safavide, où le chiisme conquit l’ensemble du territoire iranien. Ceux-là se réfèrent, pour illustrer leurs propos, aux fresques dont sont recouverts les murs de l’Imamzadeh Zeyd à Ispahan, et qui représentant des scènes de Taazieh, (théâtre évoquant le martyre de l’Imam Hossein). Cependant, certaines études tendent à démontrer que, malgré ces vestiges de l’époque Safavide, l’utilisation de ces toiles proprement dites, remonterait à l’époque Qadjar, et coïnciderait surtout avec l’émergence de la monarchie constitutionnelle en Iran.
Aujourd’hui, les iraniens se rendent au café pour consommer du thé, quand jadis, jusqu’à la seconde moitié du XIXème siècle, ils se rendaient dans les Ghahveh Khaneh pour y boire comme il se doit, du café ; le thé, pour sa part, est apparu tardivement en Iran, il y a à peine cent ans.
Vers la fin de l’époque Qadjar, ces dessins auxquels certains appliqueront le vocable d’"imaginatifs", connaîtront en effet une floraison considérable. Il est vrai qu’avant l’apparition du genre, existaient déjà de semblables travaux, qui recouvraient des thèmes issus du Chahnameh (compte non tenu de la dimension épique). Au début de la période Qadjar, un dénommé Ali-Réza Ghoullar Aghassi, mit pour la première fois à disposition du plus grand nombre, ce qui jusqu’ici était exclusivement réservé à la cour. C’est en modifiant les règles strictes de cette pratique tant appréciée par les aristocrates, que ce grand maître fit entrer le dessin dans les cafés, dans les Hosseïniehs (lieu de commémoration du martyre de l’Imam Hossein) et dans les différents lieux de rassemblement populaire. Une atmosphère nouvelle vit le jour avec l’apparition de ces fameux dessins dans des lieux à haute fréquentation, et les gens apprirent petit à petit à apprécier ces oeuvres qui n’allaient pas tarder à faire partie de leur quotidien."C’est un genre de dessins spécifiquement iranien" explique Abbas Bolouki Far, grand maître en la matière. "A ce titre il est proprement issu de l’esprit du peintre iranien, qui pratique une technique qui lui appartient en propre, et dont le souci n’est pas de reproduire tel quel l’anatomie du corps humain, ni la perspective". Peu d’importance est effectivement accordée par l’artiste au réalisme des formes. De ce fait, un même personnage peut être représenté différemment selon l’artiste.
Deux facteurs ont sans aucun doute contribué au développement du genre. Les patrons de cafés, tout d’abord. Ils eurent l’excellente idée de faire venir des conteurs de fables. Ces derniers, connus sous le nom de "Naghal" (raconteur) remplissaient d’une part la charge de conteur, et d’autre part, ils interprétaient tous les rôles de l’histoire. Dans les cafés, la narration d’histoires héroïques était une tradition déjà ancienne. Le café était, nous l’avons souligné, un lieu de rassemblement. On y célébrait souvent des événements religieux ou autres. Dire aujourd’hui que les cafés faisaient, à l’époque, le travail de nos médias, serait à peine exagéré. Cependant, le métier de conteur devenant trop difficile, on sentit petit à petit le besoin de recourir aux images pour illustrer les histoires et les rendre plus réelles. C’est ainsi que prit naissance le dessin de Ghahveh Khaneh, que certains classeront dans la catégorie des dessins primitifs.
Le second facteur qui profita à l’essor du genre fut sans conteste la naissance de la monarchie constitutionnelle, et le développement du mouvement dit libéral, en Iran. Les bouleversements sociopolitiques ont toujours permis aux différents mouvements artistiques de prendre de l’ampleur et de se renouveler en s’adaptant aux nouvelles tendances et aux nouveaux modes de pensées. C’est pourquoi la majeure partie de ces tableaux, réalisés en plein mouvement constitutionnel, n’étaient point destinés à divertir et à orner les grandes salles de réception de la bourgeoisie, et encore moins, à faire office de premier de couverture aux livres. Ces dessins étaient en réalité peints dans un but précis ; il s’agissait pour les artistes en général, en particulier pour les artistes populaires, de rendre compte (de préférence haut et fort) des événements marquants de l’actualité. Pour en revenir aux conteurs, il est certain qu’en recourant aux grandes toiles illustratives pour évoquer la bravoure des héros du Chahnameh ou l’épopée de Kerbala, ils gagnaient en efficacité.
N’oublions pas également la priorité, pour les propriétaires de cafés, de satisfaire leur clientèle tout en augmentant leur chiffre d’affaires. Les cafés étaient particulièrement fréquentés à cette époque. Les différentes couches sociales s’y retrouvaient sans exception. Le lieu alimentait les discussions les plus chaudes et les plus diverses. De nuit, comme de jour, les Ghahveh Khaneh étaient bondés d’amoureux de café et d’histoires, mais aussi de peintres amateurs, qui venaient tracer sur les murs les récits qu’ils entendaient. Tous prenaient leur travail à coeur, dans l’espoir de plaire et d’obtenir ainsi une commande, qui la plupart du temps, venait des propriétaires des cafés qui les gratifiaient médiocrement. C’est durant la même période qu’on vit apparaître des courtiers dont l’achat et la vente de ces grands tableaux étaient devenues le principal gagne-pain. En effet, ce type de peinture se vendait à merveille ; pour décorer les Hamams (bains publics), les Zourkhaneh (gymnase iranien de type traditionnel) pour les cérémonies de deuil enfin. Certains allaient même jusqu’à afficher ou pendre à l’entrée de leur(s) magasin(s), ce genre de dessins dont le support, pour ce cas précis, était en tissu. Du sujet de la toile dépendait le choix de son emplacement. Le thème de l’Ashoura servait par exemple d’emblème aux cérémonies de deuil, tandis que celui du brave boucher apparaissait sur les murs des boucheries ! Il faut dire que les artistes n’étaient pas toujours de vrais artistes, mais de simples ouvriers, souvent peintres en bâtiments, qui avaient appris la peinture à l’huile sur le tas. Leur seul souci était d’évoquer le mieux possible et très simplement, une certaine réalité, tout en obtenant d’attirer le plus grand nombre de regards. Pour cela, ils avaient trouvé un moyen convainquant qui était d’inscrire le nom du personnage à côté de son image.
Dans les peintures de Ghahveh Khaneh, chaque personnage occupe une place précise. Plus son statut sera important, plus il sera mis en valeur. Le personnage principal se remarque par sa taille et par sa position qui lui permet, au centre du tableau, de capter immédiatement l’attention du spectateur. Tout en suivant leur vocation et leur goût personnels les peintres, s’engageaient à respecter la volonté et les croyances des commanditaires en tenant compte des attentes de la société traditionaliste de l’époque. Les dessins constituaient un amalgame de songe et de vérité, de croyances pures et d’amour sincère. Une étude thématique permet d’établir une distinction entre deux types de dessins de Ghahveh Khaneh, chacun en accord avec les exigences de l’époque : les dessins religieux et les dessins mythiques. Les représentations dites religieuses, traitent généralement de l’épopée de Kerbala, dont la plus célèbre porte la signature de Mohammad Modaber.
Les couleurs dominantes sur ces toiles sont respectivement le vert, le rouge et le jaune. Vient ensuite le bleu turquoise, présent sur presque tous les dessins qui représentent l’Imam Husseïn (béni soit-il). A cheval, il tient dans ses bras un nourrisson qui n’est autre que le vénéré Ali-Asghar. Tous deux portent un voile vert qui recouvre leurs têtes. Un même tableau peut représenter plusieurs scènes. Le peintre peindra donc minutieusement toutes les scènes relatives à cette tragédie, car, lorsque le conteur entreprend la narration complète du jour de l’Ashoura, il doit avoir à sa disposition tous les faits marquants se rapportant à l’événement. Chaque artiste suit cependant sa propre logique dans l’élaboration de ses toiles. Par exemple, le visage du vénéré Abolfazal (béni soit-il) restera invariablement calme et serein, sur l’ensemble des représentations, cela malgré les innombrables flèches qui lui transpercent le corps. Les "infâmes" en revanche, seront dépeints tels quels. Chemr, le cruel assassin de l’Imam Hossein, sera par exemple représenté sous les traits d’un sanglier au rictus ensanglanté. Les contrastes de luminosité n’existent pas réellement dans ces tableaux ; la lumière qui éclaire les personnages n’a pas de provenance, d’où l’absence d’ombre dans ces dessins. Peut-être est-ce une des raisons qui offre de rendre ces dessins quelque peu modernes. Les dessins mythologiques de Ghahveh Khaneh, quant à eux, racontent les histoires du Chahnameh de Ferdowsi, et quelques fois, les contes et légendes populaires du pays.Entre autre, la bataille entre Afrasyab (légendaire roi de Touran), épaulés par sept armées, et Rostam (héros de l’épopée iranienne), se présentant seul et sans cheval sur la scène du combat. Ou encore la bataille du même Rostam avec Ashkbouss, autre personnage de poids du Chahnameh. La liste des occurrences est évidemment longue.
Si l’on évoque en particulier ces quelques dessins, c’est d’une part en raison de leur exemplarité, et par ailleurs, parce qu’ils contiennent de notables et plaisantes anomalies. A titre d’exemple l’un de ces tableaux représente une scène, où Ashkbouss est vaincu par son adversaire Rostam qui brandit un étendard sur lequel nous pouvons lire des versets coraniques. Négligence, erreur, ou omission volontaire, le peintre a oublié que Rostam est un héros légendaire vivant bien avant l’arrivée de l’Islam en Iran. Ne se souciant guère de la véracité de leurs toiles, les peintres ont choisi de valoriser d’autres détails dans leurs travaux. Ils considèrent que c’est l’être humain qui donne un sens à la nature de par son existence. Le spectateur iranien accorde plus d’importance à l’héroïsme, aux scènes de batailles manichéistes entre le bien et le mal, où, faut-il le préciser, le bien l’emporte sur le mal. Il regarde avec émotion la poussière déposée sur le visage des guerriers, plutôt que le feuillage des arbres qui se trouvent à l’arrière plan de la toile. Autre caractéristique de ces dessins c’est qu’ils peuvent retracer différentes périodes de la vie d’un même héros, et, fait notable, sans que la moindre ride ne vienne se poser sur le visage du héros. Les soixante-dix années périlleuses de l’existence de Rostam, ne blanchiront point sa barbe. Dès le jour où il devint guerrier, et jusqu’au jour où il fut précipité dans un puits par son frère, il reste le même, toujours pareillement vêtu, héroïque et combatif jusqu’à son dernier jour. La critique nomme ce type d’illustration, des "fausses représentations".
A ce propos, le géant du dessin de Ghahveh Khaneh, Hosseïn Ghoullar Aghassi dont le travail se démarque de celui-de Modaber (autre grand) par les contours noirs qu’il trace autour de ces personnages, dit :"Ce qui nous distingue des peintres naturalistes, c’est que dès le départ, nous avons pris soin de ne pas nous immerger dans la nature. Nous n’avions jamais été de vrais amateurs de livres et nous ne savions pas exactement ce qui se passait à l’autre bout du monde. Tout ce que nous savions, nous l’avions entendu lors des sermons prononcés par le prédicateur de la mosquée après la prière, ou bien de la bouche d’un Naghal, les deux sachant si bien raconter les histoires. Nous avons écouté et les images se sont formées toutes seules dans notre esprit. Nous avons osé, nous avons pris notre courage à deux mains, et nous avons reproduit tout ce qui avait traversé notre imagination (…) Beaucoup, des prétendus experts en arts, se sont moqués de nous, nous qualifiant de faux peintres. Mais nous avons continué sur cette voie. (…) Si les faux dessins font mieux passer les messages, autant dessiner faussement".
C’est grâce à de tels grands maîtres et grâce à leurs disciples que les dessins de Ghahveh Khaneh ont atteint un haut niveau de qualité. Cependant leur popularité n’a pas résisté à l’émergence et à la poussée de l’art moderne. Malgré les efforts et le volontariat des artistes modernes, qui se sont mis, un peu plus tard à rassembler et parfois même à restaurer les toiles, espérant y trouver des beautés cachées, la situation n’a pas vraiment évolué. Les travaux les plus importants dans ce sens remontent à l’année 1977, où des galeries privées et le musée du Kakhé Golestan exposèrent un florilège de ces dessins. Pendant la même année, le musée d’art contemporain fut fondé à Téhéran et fit l’acquisition de ces tableaux, pour la plupart achetés lors d’une exposition regroupant les dessins de Ghahveh Khaneh, à La Maison de l’Iran, à Paris. La majeure partie des tableaux était soit l’œuvre de Ghoullar Aghassi, soit de Mohammad Modaber ou bien de Hosseïn Hamedani. Malgré la vente de leurs travaux à des collectionneurs, qui à leur tour les ont revendu aux musées, ces artistes ont pour la plupart, vécu dans la précarité. Hadi Hedayat évoque dans un triste et beau poème, la misère et le dénuement de ces artisants du souvenir :
"Que sont les peintres de Ghahveh Khaneh devenus ?
Ceux qui, d’un morceau de pain ont survécu.
L’un a, toute sa vie, dessiné sur les murs d’un café,
L’autre mit des couleurs dans un Hosseïnieh.
Tous moururent, seuls et solitaires
Dans un coin de Ghahveh Khaneh.
Ce sont peintres dont le temps emporte le souvenir,
Dont le travail est par d’autres accaparé".
Bibliographie :
1-Afshâr Mohâjer Kâmrân, Artiste iranien et modernisme, Edition Université de l’art, Téhéran, 2005, pp. 163-166
2-Pâkbâz Rouïn, La peinture iranienne, de l’antiquité à nos jours, Edition Zarïn et Simïn, Téhéran, 2004, pp. 198-202
3-Goudarzi Mortezâ, A la recherche de l’identité dans la peinture iranienne, Edition Elmi et Farhangui, Téhéran, 1999, pp. 45-51