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Les recherches sur les mythes sont d’actualité et on ne peut guère faire d’exercice de style sans s’y être initié.
On peut raisonnablement prendre comme point de départ, ce que dit Breton à propos du mythe, "un mythe est une très vieille parole où l’humanité se reconnaît depuis longtemps et qu’elle peut charger de significations nouvelles."
Ainsi le mythe stimule-t-il l’imagination créatrice des auteurs. Ce qui revient à dire que le mythe toujours en mouvement, mythe mobile, apparaît comme un cadre institutionnel et presque comme un ensemble de données à l’intérieur desquelles il est possible pour tout écrivain de puiser afin de créer ses propres valeurs.
On se trouve ainsi dans cet article invité à examiner le rapport entre un mythe oriental, Shéhérazade [1], et quelques œuvres singulières et personnelles qui en sont issues.
A en croire Lévi-Strauss, … "un mythe se compose de l’ensemble de ses variantes... ", nous ne manquerons pas non plus d’accorder une certaine importance à ce mythe féminin en l’occurrence, Shéhérazade et ses variantes.
Il importera donc, non pas de mesurer les écarts entre d’une part un modèle idéal qui serait le mythe dans son hypothétique état premier et d’autre part les œuvres qui le reprennent et, ce faisant l’illustrent ou s’en éloignent. Il s’agira plus efficacement, d’étudier ce que l’on appellera le jeu des mutations ce processus qui tout à la fois témoigne de la continuelle relecture et réinterprétation dont il est objet.
Pour ce faire, le corpus étant constitué de deux œuvres romanesques La Vie, mode d’emploi de Perec et Shéhérazade et son romancier (2é) ou l’Auschwitz privé du Dr Sharîfî [2] de Barâhénî se prête à l’évidence à ce travail de comparaison.
En premier lieu, on prendra garde de ne pas oublier que ce n’est pas par hasard si le personnage de Shéhérazade a connu depuis son initiation dans le monde de la littérature jusqu’à nos jours une fortune littéraire considérable et n’a cessé de grandir au point d’éclipser en partie les autres personnages.
S’interroger sur ce qui motive cette fortune passe nécessairement, au cours d’une première étape, par l’examen du mythe. Il suffit, pour en faire connaissance, de donner un bref résumé de ce mythe moderne et de sa genèse :
Shéhérazade est la conteuse qui, dans Les Mille et une nuits, s’offre à épouser le roi perse Shahryâr [3] afin de lui raconter une histoire à ce point passionnante qu’il préférera la laisser en vie tant que le conte ne sera pas terminé, plutôt que de l’égorger comme il a fait de ses précédentes épouses.
Dans une deuxième étape afin de rendre cette réponse plus claire, notre examen est accompagné du résumé de ces deux œuvres choisies. Il en résulte une meilleure compréhension des ressemblances et des dissociations fondamentales.
Dans le roman de Rézâ Barâhénî, Shéhérazade se nomme Azâdeh Khânom ; "Azâdeh" signifie "libre’’ et "Khânom" ’’dame’’ ou "madame’’, un titre familier lorsqu’il est, comme ici, placé après un prénom féminin.
’Il était une fois, il était une autre fois" ... le Dr. Akbar, écrivain et psychanalyste, commande un récit au Dr. Rézâ, docteur ès lettres. Celui-ci se met au travail. "Il était une fois, il était une autre fois le menuisier Bib-Oghlî est âgé de vingt-neuf ans en 1949 quand son histoire commence. Il a un cousin de quatorze ans, qui lui-même avait, en 1946, un frère aîné qui s’appelait Tâghî...’’ Le Dr. Rézâ s’endort, à son réveil les scènes ont changé d’ordre et de perspective, elles semblent raconter une autre histoire, et en effet c’est l’écrivain Sharîfî qui reçoit une lettre de Tâghî. Pourtant pas plus que le Dr. Rézâ, l’écrivain Sharîfî ne peut mener la narration à son idée. A la moindre distraction, au moindre changement de scènes les personnages s’entremettent dans l’histoire, mettent leur grain de sel là où Sharîfî leur demandait simplement de se conduire raisonnablement, c’est-à-dire selon sa propre imagination.
Azâdeh Khânom intervient alors : l’écrivain Sharîfî la croise sans cesse dans les scènes du roman qu’il écrit comme il la reconnaît dans les sculptures de Rodin, dans les tableaux de Picasso ou en compagnie du Fedor des Nuits blanches de Saint-Pétersbourg. Loin d’être femme ou conteuse, elle représente la possibilité même de l’existence de la fiction. Elle exauce le désir que chacun a de raconter et d’entendre raconter une histoire, le désir que chacun a d’être raconté afin que, grâce à la parole et à la fiction, quelque chose de son aventure humaine avant la mort soit recueilli et sauvé. Pensez à la fameuse phrase de Blanchot : écrire pour ne pas mourir.
La vie, mode d’emploi, épais roman de six cents pages, augmenté d’annexes - dont un index de soixante-quinze pages - qui défie toute tentative de résumé, compte quatre-vingt-dix-neuf chapitres. Ces chapitres correspondent aux pièces d’un immeuble parisien situé rue Simon-Crubellier : cave, salon, ou chambre de bonnes, chacune d’elles a été témoin d’un drame ou contient des objets ayant une histoire. Ces innombrables mini-romans s’imbriquent comme les pièces d’un puzzle dans l’histoire de Bartlebooth, qui en constitue le cadre.
Cette histoire est axée sur Percival Bartlebooth, richissime bourgeois né en 1990, qui décide "d’organiser sa vie autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même" [4]. Pour le réaliser, il consacre d’abord dix années à apprendre l’art de l’aquarelle (1925-1935) avec le peintre Valène, puis il parcourt le monde pendant vingt ans pour peindre cinq cents marines représentant des ponts. Sitôt achevée, chacune d’elles est envoyée à un artisan, Gaspard Winckler, chargé de la coller sur une mince plaque de bois et de la transformer en un puzzle de sept cent cinquante pièces. Au terme de ses pérégrinations, il reste vingt ans à Bartlebooth pour reconstituer les aquarelles-puzzles, à raison d’une par quinzaine. Chacune d’elles est ensuite décollée, retexturée et plongée, là même où elle avait été peinte, dans une solution décapante d’où elle ressort sous la forme d’une feuille blanche. Bien entendu, il meurt avant la fin de l’entreprise, devant son quatre cent trente-unième puzzle inachevé !
Il convient de rappeler que chacune de ces œuvres, par nature, est suffisamment riche et complexe pour faire l’objet d’une étude à part entière et, comme on le voit, chacune nous offre des espaces de recherche et de travail nécessairement ouverts.
Néanmoins, puisque notre objectif n’est pas l’exhaustivité mais la démonstration de la prégnance des ressemblances et des dissociations essentielles parmi ces variantes du mythe de Shéhérazade, nous nous efforcerons de mettre en relief deux questions, à savoir les structures narratives et la question de la mort laquelle sera abordée sous forme d’une réflexion philosophique et littéraire.
La plus spectaculaire des tentatives de renouvellement se trouve à coup sûr chez Barâhénî qui déplace le temps et le lieu du mythe pour le situer au cœur de notre époque. Poursuivant l’objectif d’actualiser un très vieux mythe, il en reprend certains aspects, mais sur un mode insolite. Ainsi il emprunte aux Mille et une nuits, la mise en place d’un réseau d’éléments narratifs mobiles, mais substitue à la structure temporelle linéaire des Mille et une nuits une structure basée sur la spatialité. Ce qui conduit le récit ce sont les lieux, villes, champs de batailles, stations-service, routes désertes, chambres qui se juxtaposent, se recouvrent ou se chevauchent au gré du basculement dans l’une ou l’autre période, ce sont les voyages, les déplacements, les trajets, les itinéraires qui y conduisent, qu’ils soient courts, de l’atelier de menuiserie à la prison, ou long, de Londres à Téhéran, la distance devenant un élément aussi négligeable que l’écoulement des décennies. On y constate une narration qui ne prendra jamais fin puisque le lecteur, à son tour, une fois le livre refermé, s’en fera relais.
Perec hérite de son maître, Shéhérazade, l’art de raconter, la manière fort habile d’agencer les éléments, d’enchaîner les histoires et d’y camper les personnages. La technique de narration qu’il y utilise s’appuyant toujours comme dans le cas des Mille et une nuits sur l’enchâssement. L’enchâssement conditionne l’œuvre.
Avant toute chose, il convient de définir le procédé de l’enchâssement. Pour ce faire, on se réfère à la définition donnée par Todorov : "l’apparition d’un nouveau personnage entraîne immanquablement l’interruption de l’histoire précédente, pour qu’une nouvelle histoire, celle qui explique le "je suis ici maintenant" du nouveau personnage, nous soit racontée. Une histoire seconde est englobée dans la première ; ce procédé s’appelle enchâssement". [5] Si dans cet enchâssement d’histoire après histoire, d’histoire sur histoire et histoire dans des histoires, on peut parler de la présence des "hommes - récits" [6], dans Les Mille et une nuit ; chaque nouveau personnage entraîne une nouvelle histoire.
Peut-être pourrait-on parler de la présence des "pièces - récits" pour La Vie, mode d’emploi : chaque pièce apporte une nouvelle histoire à l’histoire globale et l’enrichit, et le narrateur, tel Shéhérazade, incite fortement le lecteur à lire la suite pour avoir les clés de l’histoire.
A propos du chiffre des chapitres, il semble que Perec ait de l’aversion pour le chiffre rond. Ainsi son œuvre comprend quatre-vingt-dix-neuf chapitres, et non pas cent. N’oublions pas que c’est la même aversion, courante et partagée par plusieurs peuples, qui dénombre les nuits (mille et une nuits, et non pas mille).
Peut-être pourrait-on également chercher d’autres justifications concernant la répartition de cet ouvrage en quatre-vingt-dix-neuf chapitres : Les Mille et une nuits représentent depuis leur forme primitive, un livre structurellement ouvert. Elles forment une suite qui pourrait continuer indéfiniment. Cette interprétation est confirmée par Borges qui en parle comme d’un livre inépuisable où l’on ajoute le singulier à l’innombrable, "une nuit à l’infini des nuits". [7]
Alors, la question se pose : Perec, amateur des Mille et une nuits, voudrait-il rester fidèle à la caractéristique de son modèle ? Certes, une réponse affirmative est possible, puisqu’on pourrait annexer de nouvelles pièces à l’immeuble ainsi que de nouvelles histoires de leurs occupants à l’œuvre.
Azâdeh Khânom, une nouvelle Shéhérazade, dans ce roman, comme on a déjà vu, est immortelle à l’instar de son sosie Shéhérazade. Au cours du roman, Azâdeh Khânom est tuée, à la suite des tortures infligées par Bib-Oghlî ou, comme elle le révèle, par le stylo de l’écrivain Sharîfî, ce stylo même qu’"elle glisse entre nos doigts" [8] en nous commandant de recommencer à écrire. Cependant on la croise sans répit dans les scènes du roman. Elle est indépendante des contingences parce qu’elle semble naître à tout moment, elle est liberté pure, commencement, surgissement. On se persuade ainsi qu’elle n’est pas sujette à la mort. Si Shéhérazade reste éternelle grâce à ses récits enchâssés, Azâdeh Khânom, l’est à son tour, grâce au narrateur, à ses déplacements dans le temps et l’espace et enfin par l’aide de sa métempsychose. Parfois elle anime le corps de la femme fatale de Hedâyat ou celui du corps de la mère du narrateur.
L’écriture a traditionnellement sauvé de la mort et conféré l’immortalité au héros. Elle a longtemps conjuré la mort, comme dans Les Mille et une nuits, racontées par Shéhérazade, pour survivre, pour retarder chaque nuit la mort. L’œuvre moderne a reçu "le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur." [9]
On comprend mieux, dès lors, la cause de l’échec et de la mort de Bartlebooth. La mort de Bartlebooth empêche tout simplement que disparaissent toutes les traces de son entreprise (puisque des puzzles subsistent). "…il voulait que le projet tout entier se referme sur lui-même sans laisser de traces, comme une mer d’huile qui se referme sur un homme qui se noie, il voulait que rien, absolument rien n’en subsiste, qu’il n’en sorte rien que le vide, la blancheur immaculée du rien…" [10]
Ainsi Perec, montre-t-il dans son œuvre, La Vie, mode d’emploi, "cette disparition ou cette mort de l’auteur" [11] que Foucault considère comme une idée fixe de la critique et de la philosophie contemporaine.
On se doit enfin de souligner que ces auteurs vont s’emparer du mythe, chargeant ainsi l’intrigue de péripéties, lui imposant une suite, toujours plus complexe, d’infléchissement et de mutations. Et, en effet, à considérer les différents états du mythe, on est nécessairement amené à observer un ensemble de changements qui tiennent à la simplicité d’un sujet aussi originellement dense qu’il est puissamment suggestif. C’est là ce qui confère à ce mythe sa richesse et son dynamisme c’est là ce qui, par le jeu des inventions, des ajouts, des mutations, voire des renversements, le met en mouvement.
A la fin, on pourrait définir le mythe de Shéhérazade comme l’évoque Yourcenar, mythe dont elle s’inspire aussi, c’est-à-dire "comme une espèce d’admirable chèque blanc sur lequel chaque poète, à tour de rôle, peut se permettre d’inscrire le chiffre qui lui convient."
Ainsi comme nous l’avons vu, le chiffre de chaque écrivain qu’il soit français ou persan, est aussi une signature. Chaque œuvre est le point de rencontre des éléments mythiques et du regard original qui est porté sur eux par l’écrivain.
Sources :
- BARAHENI, Rézâ, Shéhérazade et son romancier (2é) ou l’Auschwitz privé du Dr. Sharîfî, traduit du persan par Katayoun Shahpar-Rad, Fayard, 2002.- PEREC, George, La Vie, mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978.
- TODOROV, T., Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971.
- http://vox-poetica.org/t/menabyme.html
- http://www.fabula.org/compagnon/auteur2.php
[1] Ou Schéhérazade
[2] BARAHENI, Rézâ, Shéhérazade et son romancier (2é) ou l’Auschwitz privé du Dr Sharîfî, traduit du persan par Katayoun Shahpar-Rad, Fayard, 2002.
[3] Ou Shahryâr
[4] PEREC, George, La Vie, mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978, p.152.
[5] TODOROV, T., Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 37.
[6] Ibid, p. 35.
[8] Ibid.
[10] La Vie, mode d’emploi, op.cit, p.481.