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Le bazar iranien fut, depuis toujours, un haut lieu de l’identité culturelle et de l’économie nationale. Il a également joué un rôle actif dans les fluctuations sociales et politiques iraniennes. Il faut en outre ajouter que les Etats-Unis et l’Europe font actuellement preuve d’un intérêt grandissant pour l’établissement et le développement de modèles commerciaux corporatistes proches (toute proportion gardée) du modèle iranien. Il nous est donc paru utile de relayer certaines informations relatives à la situation actuelle du bazar.
Le professeur Mohammad Hossein Zia Tavana, de l’université Shahid Beheshti, titulaire d’un doctorat de géographie obtenu en Allemagne, et auteur d’une thèse importante sur les bazars iraniens, nous a éclairé sur ce sujet, au cours d’une interview accordée à notre service de presse.
Quel a été votre parcours de chercheur jusqu’à présent, et comment se fait-il que vous vous soyez intéressé aux bazars traditionnels iraniens ?
Nous effectuions, avec quelques chercheurs allemands, des recherches sur les particularités géologiques et géographiques de la province de Zâbol, dans la région du Sistan. On travaillait également, et d’une manière générale, sur les écosystèmes naturels de la région.
Toujours pour ce qui concerne cette région du Sistân, j’ai eu l’occasion de travailler de manière approfondie sur les particularités et l’évolution du système agricole. C’est lors de ces études que j’ai réalisé l’importance du rôle des villes dans le développement de ces régions, bien que les caractéristiques de la ville de Zâbol ne soient pas celles d’une ville orientale et islamique.
C’est à cette époque que le bazar Gheisarié de la ville de Lâr commença à attirer mon attention. Etant moi-même du côté de mon père, originaire de la région du Lorestân iranien, je fus tout naturellement conduit à faire une étude détaillée du bazar Gheisarié de Lâr. Il faut dire aussi que mes études se prêtaient assez facilement à ce genre de recherche.
En 1380, je terminais une étude générale sur le vaste sujet de "la ville orientale islamique". Je pense que mes recherches sur le sujet se sont avérées utiles aux chercheurs iraniens et étrangers. J’ai ensuite continué dans ce sens, en engageant des recherches sur les bazars de Shirâz, d’ Ispahan, de Bokhârâ et de Samarkand, qui m’ont valu d’être récompensé par le ministère de la culture.
Quelles sont à votre avis, les particularités du bazar iranien, ses points communs et ses différences avec les centres commerciaux ordinaires ?
Le bazar d’une ville orientale islamique comprend certaines spécificités historiques. D’aucuns considèrent que certaines des particularités du bazar iranien datent de l’époque préislamique ; que le bazar avait déjà, bien avant l’islam, un rôle bien défini dans les plus anciennes régions de la Perse. Dans la ville d’Our, vieille de plus de quatre mille ans, et proche de l’Euphrate en Irak, il existe des indices, des parchemins, qui font remonter l’existence des bazars à une époque lointaine. Dans le passé, le bazar était l’élément qui donnait à la ville sa raison d’être ; il constituait aussi une plate-forme politique, économique et sociale, en relation directe avec l’évolution culturelle de la ville ; d’une certaine manière, des décisions y étaient prises, au sujet de l’avenir politique, économique, et social de la ville, qui avaient un impact réel sur l’ensemble de la société.
Le bazar et ses commerçants étaient très influents. C’est encore le cas aujourd’hui. Le bazar a conservé ce rôle traditionnel de vecteur décisionnel en matière de politique et d’économie, au Moyen-Orient et en Afrique du nord.
Quelles sont les particularités du bazar traditionnel et ses différences avec ce que nous appelons encore aujourd’hui le bazar ?
Le bazar est intrinsèque à la ville dont l’existence dépend de la présence d’un centre économique. Il constitue par ailleurs un instrument de pouvoir, un lieu d’infiltration pour les autorités et pour le gouvernement. Ce sont ces derniers qui permettent et ensuite favorisent son expansion. Le meilleur exemple remonte à l’époque des Séfévides, quand Ispahan était la capitale du pays. C’est à cette époque que des bazars comme les bazars de "Tchahar-sou" ou de "Gheirsarié" furent construits pour assurer la survie économique de la ville et du pays. Ils devinrent d’importants vecteurs de modernisation à l’époque des Qadjars, mais aussi, et encore plus, à l’époque des Pahlavis. Le bazar n’était pas directement lié aux activités du pouvoir, ce qui a permis malgré tout de limiter son pouvoir économique par la création, par exemple, de passages commerciaux et de magasins dans le reste de la ville.
Le bazar traditionnel est, par définition, inadapté au monde moderne, bien qu’il ait malgré tout consenti à composer avec les nouvelles données sociales, culturelles et politiques du monde d’aujourd’hui.
Comment peut-on définir le nouveau rôle du bazar ?
Cette évolution concerne les nouvelles activités économiques à l’intérieur du pays, les transactions directes avec l’étranger, le contrôle et la résolution des problèmes de distribution, de production et des services.
Par exemple, beaucoup de grands commerçants jouent encore un rôle important de relais entre le secteur de la production et le marché (les usines et les centres de productions agricoles). Le secteur des échanges et de l’exportation est aussi en partie géré par le bazar.
Notons qu’en donnant au bazar un rôle prédominant après la révolution, le pouvoir à tenu compte des relations historiques que celui-ci entretenait avec la religion.
Quels sont à votre avis les éléments essentiels qui ont contribué à la formation et au prestige du bazar ? Est-ce que ces éléments sont les mêmes que par le passé ?
Les facteurs traditionnels ont perdu de leur importance, surtout pour ce qui est du processus de modernisation. L’apparition spontanée des corporations professionnelles en est un exemple. Des expressions traditionnelles comme "malik o tojar" (le "Roi des commerçants"), qui faisaient entre autres le prestige du bazar, n’existent plus aujourd’hui. Le personnage lui-même a disparu, en même temps que l’expression, et s’il existe encore sous une certaine forme, son influence reste négligeable. Il s’agissait d’un individu reconnu par les grands commerçants, et qui avait le contrôle des activités de cette corporation. Parfois même, il contrôlait les activités du bazar dans son ensemble.
Ce système existe aujourd’hui dans l’institution des Chambres de commerce qui peuvent se prévaloir d’une certaine autorité au niveau national, sans influer sur le bazar. Actuellement, se développent au sein du bazar, des structures inédites, adaptées aux nouvelles données économiques et sociales, qui ne parviennent cependant pas à garantir la solidité et l’unité de l’ensemble.
Beaucoup de gens sont indifférents au côté traditionnel et culturel du bazar. Quelles en sont les raisons et comment envisagez-vous une éventuelle réconciliation ?
C’est une question très importante mais la réponse n’est pas facile à formuler. Depuis une centaine d’années, aux alentours des villes orientales islamiques, les éléments traditionnels et populaires ont subi de grandes transformations, et dans certains cas, ont même littéralement disparu. Ces éléments dépendent directement de la situation sociale. Cette relation bilatérale d’indifférence ou de réconciliation, doit être envisagée sous un double aspect.
Une relation traditionnelle existe encore entre les gens et le bazar. On entend souvent dire que le bazar procure, encore aujourd’hui, des produits moins chers et plus accessibles ; et c’est un fait, le bazar offre aux clients des rabais et une plus large palette de produits.
Il faut garder à l’esprit que les "passages "en Europe ou les centres commerciaux américains ou canadiens fonctionnent sur le même principe que le bazar iranien. C’est l’idée qui ressort des études et des recherches que j’ai pu mener sur le sujet, et dont les résultats sont édifiants. Figura, ambassadeur d’Espagne à la cour du roi Abbas et chercheur réputé, prétendait que les bazars traditionnels iraniens étaient tellement vastes et prospères qu’il était normal qu’ils puissent inspirer les étrangers. Ce fut le cas pour la création des" passages commerciaux" : des magasins proposant un même type d’activité ou de produits étaient regroupés dans un même lieu ; ce qui encourageait la concurrence et permettait de proposer de meilleurs prix aux clients. Il faut dire que le goût pour la modernité et le luxe est aujourd’hui visible dans la conception des luxueux magasins du centre ville, qui offrent à leur clientèle le sentiment d’avoir affaire à des produits de qualité (qui augmentent le prestige social) supérieurs aux produits achetés au bazar. Malgré tout, ce dernier a conservé sa potentialité économique, mais il incombe aux responsables de ne pas omettre de le restaurer, tout en respectant sa mécanique (économique et sociale) traditionnelle, et son architecture d’origine.
Est-ce qu’une solution intermédiaire entre le bazar traditionnel et moderne, tant du point de vue instrumental qu’esthétique reste envisageable ?
Lord Krezn, un des puissants ministres anglais de l’époque des Qadjars écrivait : "L’Iran est un pays où le possible devient impossible et où l’impossible devient possible." La solution se trouve dans la conciliation des éléments externes et internes. La constitution traditionnelle du bazar s’est affaiblie. Les commerçants avaient des convictions humaines et religieuses qui remontaient très loin dans le passé ; ils faisaient très souvent partie de la classe des érudits, comme Attar de Néichabour. Leurs collègues d’aujourd’hui ne montrent pas un grand intérêt pour les traditions, d’où qu’elles viennent, et quelles qu’elles soient. Une partie des revenus du bazar doit être réinvestie pour la création de capitaux nouveaux ; dans le système capitaliste, vous le savez, on remet sur le marché les revenus obtenus dans des conditions favorables, dans l’espoir de toucher des intérêts conséquents. C’est un des rouages du système capitaliste et bon nombre de commerçants et de propriétaires d’usines, entre autres, désirent reprendre en main leurs capitaux dans les plus brefs délais avec des bénéfices substantiels. C’est une méthode nouvelle qui n’était pas pratiquée auparavant. Une partie des revenus du bazar était destinée au bazar et à la construction de relais pour les voyageurs. Les revenus sont aujourd’hui consacrés à la construction de "passages", à des transactions de terrains et à l’achat d’actions. De plus, les commerçants du bazar sont souvent multicartes. Ils ont d’autres occupations professionnelles en dehors du bazar ; des occupations qui peuvent s’avérer nuisibles au fonctionnement même du lieu. Les responsables devraient, à mon avis, prêter plus d’attention au fonctionnement de cette structure traditionnelle.
A votre avis quels sont les aspects de cette structure traditionnelle qui sont restés ignorés et devraient faire l’objet de recherches plus approfondies et plus étendues ?
Certains impératifs politiques et économiques faussent dans ce domaine les statistiques, et donc, la lecture des statistiques. Il est nécessaire de développer en premier lieu un sentiment de confiance qui faciliterait les recherches scientifiques relatives au bazar comme lieu et comme système économique et social. Si les conditions d’exploitation s’améliorent, le progrès sera assuré. Dans le cas contraire, de réels problèmes nous guettent. Par conséquent, pour aller dans le sens d’une amélioration des conditions actuelles de fonctionnement, il est nécessaire d’y réfléchir de manière constructive. Il faut ensuite très vite se préoccuper de la rénovation des anciennes structures pour faciliter l’utilisation des lieux de passage, et pour permettre aux utilisateurs et aux visiteurs de prendre plaisir au contact de l’architecture du lieu. Il faut souhaiter que le bazar réussisse sa métamorphose et qu’il devienne performant au regard des exigences de l’économie moderne.
C’est donc aux services de l’Organisation du Patrimoine de s’occuper du maintien de ces structures traditionnelles ?
Bien sûr, c’est évident. Il faut envisager une collaboration élargie pour venir à bout de cet immense travail. Prenez par exemple le cas de la place Jahan Nama. Comment expliquer qu’on ait pu délivrer des permis de construire aux alentours de cette place historique ; alors que l’Unesco l’avait classée patrimoine culturel mondial ? Vous voyez ? Nous avons véritablement affaire à des problèmes de fond.
En tant que chercheur et professeur à l’université, qu’attendez-vous des responsables et de la société, en ce qui concerne les structures traditionnelles comme celles du bazar ?
Je souhaite que les organismes responsables travaillent et agissent avec plus de fermeté dans le but de mieux protéger notre patrimoine culturel. Je souhaite également que mes compatriotes continuent, de manière concertée, à valoriser leur identité culturelle nationale en évitant autant que faire se peut, le piège de l’occidentalisation.