|
Jacqueline Mirsadeghi, originaire de la ville de Bienne, en Suisse, est photographe de profession. En 1992, elle s’installe en Iran, en compagnie de son mari et de ses deux enfants(Leila, alors âgée de 3 ans et demi, Madjid 2 ans.) Depuis, elle a publié ses photos sur la nature et l’architecture traditionnelle de notre pays dans plusieurs éditions et revues iraniennes et étrangères. Aujourd’hui, elle partage son temps entre la Suisse, où ses enfants poursuivent leurs études universitaires et l’Iran auquel elle se sent très attachée. Elle nous a confié son carnet de voyage dans lequel nous avons eu l’agréable surprise de découvrir des récits touchants dont les descriptions sont aussi captivantes que ses photos.
A son arrivée en Iran, Jacqueline a 30 ans. Elle passe d’abord trois ans à Téhéran, dans la cité d’Ekbatan. Puis, la famille décide de s’établir dans la périphérie de Saveh, une région arboricole réputée pour ses savoureuses grenades. Avec enthousiasme et minutie, elle a construit une charmante petite maison qui s’inspire de l’architecture traditionnelle des habitations du désert. Sa première lettre écrite trois semaines après son arrivée commence ainsi :
Chers amis, Comme je vous avais promis à chacun une " lettre persane ", je profite de l’occasion pour vous envoyer une lettre collective.
Il nous est aisé d’imaginer la curiosité et l’inquiétude de la famille et des proches d’une européenne émigrant dans un pays si souvent présenté comme dangereux et hostile. Toutefois, les témoignages intimes et réalistes de Jacqueline viennent démentir les idées reçues et calmer leurs inquiétudes. Sa précision et sa franchise imposent le respect. Elle décrit l’ambiance de la cité d’Ekbatan à Téhéran, les vergers de Saveh, la ville sainte de Mashad et le mausolée de l’Emam Rezâ, relate son voyage à Yazd, parle de nos us et coutumes, et… On découvre un regard parfois étonné, amusé, mais toujours intéressé. "La Revue de Téhéran" vous propose des extraits de ces récits. Ils nous permettent de voir notre pays et notre mentalité à travers les yeux d’une européenne qui apprivoise la vie quotidienne en Iran.
" Trois semaines après notre arrivée, nous pouvons enfin emménagé dans notre appartement, situé au 9ème étage, avec vue sur les montagnes. Un seul inconvénient : en Iran, c’est le nouveau locataire qui s’occupe de nettoyer les détritus de son prédécesseur ! Notre appartement se trouve à Ekbatan, situé à l’ouest de Téhéran, près de l’aéroport ; cette " cité nouvelle " de 150 000 habitants, est formée de deux longues et spacieuses rangées de bloc en béton, heureusement agrémentées d’allées d’arbres, de parterres de fleurs et de beaucoup d’espace. Mais le grand avantage d’Ekbâtan, c’est surtout un vaste réseau de galeries marchandes où l’on trouve presque tout. Pour faire les courses, il vaut mieux prendre son temps ; à part quelques "supermarchés ", qui sont en fait de grosses épiceries qui occupent deux échoppes au lieu d’une, on doit quand même passer la porte d’à côté pour acheter ses légumes (toujours en grandes quantités.) Chez le boucher, Leila a eu un fou rire en voyant parmi les gros morceaux de viande, deux têtes de moutons chauves qui la regardaient d’un œil glauque ; le charcutier vend des petites saucisses de bœuf délicieuses au mètre. Le poissonnier étale d’énormes spécimens de la Mer Caspienne et le vendeur de glaces fait cuire, chaque jour, dans un énorme chaudron du Ach Rechte, une sorte de soupe aux nouilles et légumineuses que les clients dégustent devant sa porte, au milieu de bols de poissons rouges que l’on achète pour le Nouvel An iranien. Pour le pain, on peut faire la queue pour avoir le succulent " noun barbari " chaud (la queue pour un seul pain est toujours moins longue), mais on peut aussi acheter des baguettes (molles) ou un sac de dix pains extra-plats (noun lavâch) chez l’épicier.
Les pâtissiers offrent un choix remarquable : du super-collant à l’extra sec en passant par d’énormes beignets soufflés remplis de crème fraîche. Le yoghourt s’achète dans de petits seaux que l’on doit ramener, le lait pasteurisé en bouteilles d’un demi-litre, que l’on ramène aussi ; on peut acheter des plateaux de trente œufs et si l’on en veut moins, mieux vaut amener un récipient pour les emporter chez soi sans les casser. En fin de compte, le système ici, malgré ses inconvénients, produit beaucoup moins d’emballages perdus et les sacs à poubelle sont surtout remplis de pelures de fruits, extraordinairement savoureux (tout comme les légumes.) Lorsqu’on paie, le vendeur fait une vague addition sur sa calculatrice de poche, puis il dit : " Befarmaïn" (je vous en prie), ce qui littéralement veut dire qu’on pourrait partir sans payer. Cette offre fait partie du délectable code des civilités (ou ta’arof) que les Iraniens aiment utiliser en toutes occasions. De tels ta’arofs, répétés plusieurs fois, sont sincères, les autres font partie de la vaste panoplie de politesses persanes (qui disparaissent totalement lorsque les Iraniens sont derrière le volant de leur voiture !) Au téléphone, lorsqu’un interlocuteur s’annonce, il dit d’abord : " Comment allez-vous ? et puis, littéralement, " Ne soyez pas fatigué ", et après il dit son nom…
La saison, la date et la météo locale sont des détails qui n’échappent pas aux yeux de cette photographe. Chaque lettre se termine dans ce style : …Pour le moment, nous subissons les sautes d’humeur du printemps iranien, un mélange de pluie, de chaleur, d’orages et de vent et le thermomètre ne sait plus où donner de la tête ! (les températures aujourd’hui à Téhéran : 20 ; hier : 27. La ville la plus chaude : Abadan, 33 ; la ville la plus froide : Kuhrang, - 5.) A tous, nos meilleures pensées, à bientôt et Khodâhâfez, khodâ negah dâr. Le 25 Farvardin 1371 Ou si vous y perdez votre persan Le 14 avril 1992 Jacqueline MIRSADEGHI |