N° 3, février 2006

Le lac de sel
L’autre Grand blanc


Esfandiar Esfandi


Que représente pour un non spécialiste, outre l’espoir de localiser l’emplacement exact, au millimètre près, d’un point sur une feuille également millimétrée, l’indication d’une coordonnée espace-temps. Rien, pour ceux d’entre nous qui ont cessé de pratiquer le haut langage des chiffres. Rien, sinon un lointain souvenir de cliquetis de calculette et de froissement fâché de feuilles destinées à la corbeille à papier. Cette image incontournable de nos passés d’écolier est cependant revenue me visiter dans un lieu des plus improbables… a priori improbable. Ce lieu n’a pas de nom, et c’est justice. Depuis je l’appelle " temps" de son prénom "espace". Pourtant à des années lumières de la plus élémentaire des équations mathématiques, ce lieu-dit suscite immédiatement chez le spectateur le mot de “coordonnée” (du moins pour ce qui me concerne) mot garde-fou comme peuvent l’être les mathématiques, et si peu, la métaphysique, quand elle jongle avec les concepts d’espace et de temps. Me tenant debout sur ce sol familier que je n’avais jamais vu (ce qui vous inspire de l’amour est toujours familier) je me suis surpris à rêver d’abscisses et d’ordonnées, d’un point fixe, d’un centre. Ce fut bref, fulgurant, et bien peu scientifique. Debout au milieu de nulle part, le sourire fraternel que j’aime le plus au monde m’a tiré hors de moi-même.

Alors le lieu m’est réapparu, comme au moment de notre arrivée, splendide et plat à n’en plus finir. Un sol sans nom, qui répond au goûteux nom de " Lac salé ", ou " Lac de Sel ". Jadis il fut une mer. Puis il devint lac, avant que l’eau ne se retire, en abandonnant ses précieux cristaux qui forment aujourd’hui une nappe compacte, un blanc revêtement qui couvre de toute sa superficie, l’ouest du grand Kévir iranien. Là, toujours j’aimerais que ma route commence et finisse par le Kévir, immense contenant qui déborde sur sa périphérie ; vers la très Sainte Qom, la plaine de Varamin, Guarmsar, au nord ouest et au nord ; à l’extrême est également, sur Eshg Abad la bien nommée ; vers Aran-et-Bidgol enfin, à l’ouest du grand Lac, " dernière étape avant la soif " me suis-je dis en tâtant ma gourde, bien à l’abris dans notre 4x 4 à toute épreuve (même piètrement vécue, l’aventure reste l’aventure). Nous allions vers le grand Lac. Aran-et-Bidgol constituait notre avant dernière "escale". Auparavant, nous avions longé " Hoz-é-Soltan" autre lac salé que nos compatriotes continuent de confondre avec le Lac de notre récit. La vue de cet échantillon de lac ne manqua cependant pas de m’enchanter. J’étais le seul membre de l’équipée à ne m’être jamais aventuré au cœur du Kévir, et " Hoz-é-Soltan" m’apparu (l’absence d’éléments de comparaison aidant) telle une immense plaine enneigée. Nonchalamment, nous traversâmes Kashan, puis, Aran-et-Bidgol. Déjà, la petite ville nous sembla minuscule, tellement ses limites semblaient se confondre avec la désormais franche vacuité du paysage ; tout d’abord rocailleux, buissonneux, montagneux par endroit et donc sinueux, le décors se métamorphosait sensiblement sous nos yeux. Peu à peu les rêches sinuosités cédèrent la place au galbe des dunes de sable fin. Nous longeâmes l’antique fort de Marandjab (un des derniers vestiges de la très romanesque Route de la Soie) avant de quitter les sentiers battus, et mettre ainsi nos quatre roues motrices à rude épreuve. Nous quittâmes notre véhicule. Il était temps pour nous de recevoir nos premières "bouffées" d’espace en plein visage. "Quel immense tapis de prière" pensais-je en laissant défiler dans ma tête une incontrôlable suite d’images, certaines véritablement inspirées par la majesté de l’endroit, d’autres glanées machinalement parmi les innombrables clichés cinématographiques qui encombrent encore et à jamais ma (nos ?) mémoire(s). Je voulais authentifier mes sensations par associations d’idées. J’eu soudain la désagréable impression d’être un voyageur du dimanche, un touriste en quête de "déjà vu". L’arrivée d’un troupeau de chameau accentua cette sensation. Ils me firent irrésistiblement penser, compte non tenu de leur sauvage nudité, aux quadrupèdes des péplums américains (Laurence d’Arabie en tête). Ces ridicules lieux communs de mon esprit stéréotypé de citadin me quittèrent néanmoins rapidement, dès que mes camarades se mirent à encercler méthodiquement le troupeau. Perplexes, les bêtes se dispersèrent, ou du moins tentèrent de se disperser, provoquant ainsi, à n’en pas douter, un désordre jamais vu de mémoire de chameau, du moins dans les environs. Je me mêlais au jeu. Je caressais le juvénile espoir de chevaucher quelques instants l’une de ces montures si peu coopératives. Quand à mes camarades, ils avaient la certitude d’y parvenir. Très vite désillusionnés, nous retournâmes vers notre auto qui nous ramena docilement vers notre tronçon de route, à destination de l’horizon…

En effet l’horizon, car soudain nous vîmes devant nous (moi ébahi, mes camarades
satisfaits) une surface plane qui s’étirait jusqu’à l’extrême pointe de notre regard, jusqu’à l’horizon (cet infini des empiristes) ai-je dis. Nous entrâmes dans le panorama en suivant le tracé boueux laissé par nos rares prédécesseurs. Le paysage défilait à droite et à gauche du véhicule. Le sol terreux perdait lentement ses nuances de marron : marron foncé, marron clair, marron clair strié de blanc, et soudain, une irruption de blanc. Misère et candeur du sol ; de la blancheur pour toute réponse à la fixité interrogative de mon regard. Je fis volte face pour voir une dernière fois le reste de couleur qui s’éloignait à l’arrière de l’auto, puis dans le rétroviseur. Nous nous enfonçâmes au cœur de l’étendue salée.

Plus une once de couleur ne vint dès lors défaire l’uniformité lunaire du décor qui n’en finissait pas de s’ouvrir devant notre pare-brise. Lancé à toute allure, nous déchirions la perspective. Une fois de plus des images familières me submergèrent et j’eus l’impression d’être en présence d’une image dynamique, modélisée et visible à travers un large écran d’ordinateur : sur le pare-brise avant, au centre de l’écran, une surface blanche se matérialisait pour immédiatement se dissoudre sur les rebords, se re-matérialisant sur les vitres latérales, avant de s’en aller dans notre dos sous la forme d’un tableau fuyant. Notre navigateur freina subitement et l’auto cessa son embardée. Je fus le dernier à poser pied sur le sol craquelé. Les cristaux de sel faisaient miroiter le sol ; la lumière dévorait l’air. Le revêtement salé crissait sous nos pas. L’abscisse et l’ordonnée se démultiplièrent. Je tournais le dos à mes camarades pour perdre définitivement le nord. Le pur espace l’emporta sur l’espace mesurable. Une violente pulsion de vie me submergea ; un rire jaillit hors de mes poumons, se cogna contre l’aluminium de l’auto et fut saisit au vol et restitué par mes compagnons. Miracle du lieu, à peine articulés, les sons se dispersaient dans l’univers (ou bien se dissolvaient prosaïquement dans l’atmosphère). Nous restâmes longtemps assis sur le sel, en silence, pensifs, un peu ridicule je dois dire. De piteux Magelans sur un océan sans eau, sur un sol paradoxal, compact comme du granit et friable comme du calcaire. Piteux je me sentais, comme ignoré par la majesté du cadre qui nous annulait moi et mes frères, tandis que je persistais dans ma posture inadéquate et anachronique d’explorateur en mal de découverte. Content j’étais néanmoins, heureux même, que dis-je, enthousiaste, d’avoir pu admirer, l’incroyable Lac de Sel.

Le soleil baissait. Nous reprîmes alors le chemin du retour. Nous traversâmes une second fois le paysage (maintenant crépusculaire) Nous regagnâmes bientôt le monde de la substance ; notre lieu d’origine : la grande ville, l’immense métropole, un autre temps, un autre espace.

Paix au temps…paix à l’espace.


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