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L’histoire du manichéisme et de sa tradition s’étend du IIIe au XVe siècle, sans compter leurs résurgences modernes et mêmes contemporaines. Pendant douze siècles l’Eglise fondée par Mâni en Babylonie et les doctrines qu’elle a inspirées étendirent leur influence de la Chine à l’Espagne, à la France et aux différents pays de l’Europe occidentale, après avoir pénétré successivement dans de nombreuses provinces des Empires iranien, romain, musulman et byzantin.
Il n’est certes jamais simple pour un guide d’accomplir sa mission, surtout quand lui échoit la périlleuse charge de proclamer son message en un temps où les politiques de son pays ont décidé d’entreprendre ce qu’il convient d’appeler leur grand dessin. Mâni apparut au moment ou l’Iran tentait précisément de recouvrer dans le monde la place qu’il avait occupée sous la glorieuse dynastie des Achéménides. On n’avait pas oublié en Iran les gestes glorieuses de Cyrus, "roi de Babylone, roi des pays", et de Darius. Ils avaient porté les frontières de l’Empire à des limites jamais atteintes par la suite : au nord, la mer d’Aral, la Caspienne, la mer Noire et l’embouchure du Danube ; au sud, le golfe Persique ; à l’est au-delà de l’Oxus, jusqu’aux rives de l’Iaxarte (Syr Daria) et la vallée de l’Indes ; à l’ouest enfin, l’Egypte, jusqu’au désert de Libye.
Istakhr, dans le Fârs, région qui vit naître la lignée des Achéménides, fut le berceau des Sassanides. Dans cette ville fortifiée, toute proche de l’antique Persépolis de Darius, le légendaire Sassan veillait sur le Sanctuaire " d’Ardvi Sûra Anâhitâ ", (haute, puissante, immaculée). Le prestige d’Anâhitâ1 rivalisait avec celui d’Ahura Mazda2 et de Mithra3. Forte de cette prestigieuse ascendance, la nouvelle dynastie perse s’employa énergiquement en vue d’accomplir le grand destin qu’elle s’était fixée. Elle avait fermement décidée d’écarter sans états d’âme les gêneurs éventuels (Mâni, nous le verrons, fut considéré comme tel). Effort de centralisation et renforcement du pouvoir à l’intérieur, défense des frontières menacées, extension de l’Empire sur ses limites orientales d’abord, puis lutte victorieuse contre Rome, et enfin création d’une véritable religion d’Etat destinée à servir la cause de l’unité nationale ; tels furent les objectifs majeurs que s’étaient fixés les Sassanides du IIIe siècle.
Témoin de la prodigieuse et rapide ascension de l’Iran en moins d’un demi-siècle, Mâni classait l’Empire de Babylone et de Perse parmi les quatre puissance impériale de son temps, les trois autres étant : l’Empire Romain, l’Empire des Axoumites, et l’Empire Chinois.
Pour ceux qui présidaient au dessin " impérial ", il importait que la religion prenne sa juste place dans l’édifice national.
Sous les Arsacides, le mazdéisme4, sans être reconnu comme religion officielle, était demeuré la religion populaire de l’Iran. Le clergé-môbedhs, hêrbads-recruté dans l’inépuisable caste des Mages, n’avait droit à aucun privilège. Simple religion traditionnelle à l’époque des Arsacides, le mazdéisme allait devenir religion d’Etat sous les Sassanides.
Cependant ce ne fut guère Shâpûr qui, à l’image de son père Ardashir, éleva le mazdéisme au rang de religion d’Etat. Il semble bien que cette promotion se soit faite par étapes, à l’instigation d’une coterie de clergé en quête de reconnaissance et d’installation officielle. Il attendre les règnes de Hormizd 1er et surtout de Bahrâm 1er.
Kartêr, l’ancien hêrbad (à la fois maître de connaissance et simple prêtre du feu, premier échelon de la hiérarchie sacerdotale perse) expose ainsi sa promotion à la haute dignité de magupat (archimage, titre caractéristique de la hiérarchie proprement mazdéenne) :
"Moi, Kartêr, le magupat, envers les dieux et Shârûr, Roi des rois, j’ai été soumis. "
Cette promotion marque les étapes de la restauration du mazdéisme et son établissement comme religion d’Etat dans la théocratie5 sassanide.
Cependant, le prestige grandissant du grand mage Kartêr apportera son lot de drames. Et le haut dignitaire de l’Eglise établit de dire (tout en faisant état de son zèle inlassable et de ses services) : "(…) les doctrines d’Ahriman et des démons, de l’Empire furent chassées …, bouddhistes, brahmanes, nazaréens, maktaks, et zandigs (=Manichéens) dans l’Empire furent abattus. "
L’inscription de Kartêr mentionne ainsi avec précision les religions "étrangères " qui furent implacablement persécutés par la théocratie irano mazdéenne au cours du IIIe siècle. L’illustre magupat fournit du même coup un témoignage autorisé montrant à quel point l’Iran était devenu un creuset de civilisations, lieu d’influence mutuelle pour les diverses religions. C’est ce cadre géographique et humain qui servit de berceau au manichéisme.
Mâni était fils de Fatag (Babak) de la famille des Haskâniya. Sa mère se prénommait Méis ou Mar Mariam, de la famille des mazdéenne On rapporte que Mâni fut évêque de Qunâ. Son père, originaire de Hamadân (ancienne capitale de la Perse), vint s’installer en terre de Babylonie et séjourna à al-Madain, au lieu dit Tisfûn qui abritait le temple des idoles. Mâni reçu de son père une éducation en accord avec les doctrines nazaréenne de son temps. Plus tard, Mâni abandonna sa communauté, et s’en alla, d’abord vers la capitale, Stésiphon (Tisfûn), puis, dès avant la fin du règne Mariam, au pays des indiens. Sans doute ce voyage se situe-t-il à l’époque ou Shâpûr lui-même occupait la vallée de l’Indus et se préparait à lancer ses armées à l’assaut du royaume de Kûchâns.
A la suite de ce voyage, Shâpûr, qui régnait désormais seul depuis la mort de son père, invita Mâni à se rendre à la cour. L’entrevue fut préparée par Fîrûz (Pirouz), le jeune Frère du Roi des rois. Cette rencontre est relatée par Ibn-an-Nadim dans son livre Fihrist :
" Mâni annonça sa doctrine à Fîrûz, frère de Shâpûr et fils Mariam Fîrûz l’introduisit donc auprès de son frère (…). Mâni gagna l’estime de Shâpûr, ce dernier oubliant qu’il y a peu, il avait songé à l’éliminer. Après leur rencontre, il fut saisi d’une crainte respectueuse et se réjouit de sa présence… "
Cette rencontre entre Mâni et le Chahanchâh peut être considéré comme la manifestation officielle de la nouvelle Religion. Mâni prétendait n’être animé par aucune ambition personnelle ; son unique souci étant l’établissement et la défense de sa doctrine.
Shâpûr accorda plusieurs entretiens à Mâni au cours desquels le penseur se chargea de son initiation. Néanmoins, il serait impropre de dire du Roi qu’il fut converti. En habile politique, il eut peut-être des raisons de penser que le manichéisme offrait, pour la réalisation de ses dessins, des avantages supérieurs à ceux du mazdéisme. La doctrine de Mâni était syncrétique6 , ouverte aux grands courants religieux. A ce titre, le manichéisme permettait de pénétrer et de conquérir pacifiquement les empires voisins.
Quoi qu’il en fût de ses véritables sentiments vis-à-vis de la doctrine de Mâni, il semble bien que Shâpûr resta fidèle à ses promesses. C’est du moins ce que soutient Mâni lui-même " (…) tu as devant toi les preuves que le roi Shâpûr a fait preuve de délicatesse à mon encontre, il a pris soin de moi. Pour preuve, également, les lettres qu’il a écrites… "
On sait déjà que la chronologie établie pour rendre compte des dernières années du règne de Shâpûr et des règnes respectifs de ses deux fils est incertaine. Hormizid, l’aîné, semble avoir accordé à Mâni la même bienveillance que celle dont il bénéficiait du temps de son père. Mais lorsque Bahram 1er monta sur le trône, rapidement, la situation évolua.
Depuis longtemps en effet le clan des Mages regardait d’un mauvais oeil la faveur dont jouissait Mâni, guettant le lieu et l’endroit propices en vue de son élimination et du rétablissement du mazdéisme comme Eglise d’Etat. S’il est vrai que Shâpûr a su utiliser le manichéisme comme cheval de Troie pour s’emparer des empires rivaux, Bahram 1er aura été, pour sa part, plus sensible aux arguments développés par Kartêr. Déjà promu au rang de magupat, il ne devait pas tarder à faire admettre par le Roi l’avantage que tirerait l’Etat d’une unification autour du culte traditionnel ; de le mettre en garde, par ailleurs, face au danger encouru par l’Iran, s’il continuait à tolérer l’influence dissolvante des religions étrangères. Cette attitude politique était parfaitement logique. Un scénario fut alors imaginé par le grand Roi et son tout puissant môbedh. Le projet sera mis en application au cours d’un voyage de Mâni dans sa Babylonie natale.
Voici pour finir l’essentiel du récit de la mise à mort du penseur. Sommé de se rendre immédiatement à la résidence royale, Mâni se met en route à destination de gundeshâpûr. Son arrivée ne laisse personne indifférent, ce qui une fois de plus irrite fortement les Mages. Ceux-ci engagent immédiatement les formalités d’une mise en accusation de Mâni devant le roi. Or c’est jour de chasse, et le roi est tout à la dégustation de son gibier. Sitôt le repas fini, Bahram 1er va jusqu’à la porte du palais où se tient Mâni, accompagné par le pontife d’Ohrmazd. Il interpelle le philosophe en ces terme :" Tu n’es pas le bien venu !". Et Mâni de répondre : " Quel est donc mon tort ? ". Et le roi de dire : " Eh ! A quoi es-tu bon, puisque tu ne vas ni au combat ni à la chasse ? Mais peut-être a-t-on besoin de toi pour jouer au savant ou au guérisseur ! Même cela, tu en es incapable !.. "
Sans doute Bahrâm reproche-t-il à Mâni d’avoir condamné tout acte de violence qui répandrait le sang et causerait la mort, en négligeant parallèlement son rôle de guérisseur à la cour.
On le couvre alors de chaînes : autour du cou et des bras ; on lui met les fers aux pieds avant de l’abandonner à la merci d’une bande de gaillards, et d’être pour finir jeté en prison. Mâni entre dans la nuit du cachot pour n’en plus ressortir de son vivant.
Ainsi se clôt l’existence charnelle du penseur persan, tandis que sa doctrine, aujourd’hui encore, reste d’actualité.
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