N° 3, février 2006

Entretien avec Réza Seyed-Hosseini
De la traduction à la rédaction de l’Encyclopédie des œuvres irano-islamiques


Massoud Ghârdâshpour, Rouhollah Hosseini


Réza Seyed-Hosseini, éminent traducteur d’ouvrages littéraires (pour la plupart français) est l’un de ceux qui a permis de favoriser, par son travail, l’ouverture de notre pays sur la culture, et en particulier la littérature mondiale. Ses deux tomes portant sur Les Ecoles littéraires entre autres, restent une somme incontournable pour ce qui concerne la compréhension de l’évolution des tendances et des courants littéraires en occident. Le remarquable Dictionnaire des œuvres vient également de paraître sous sa direction aux Editions Soroush.

Rouhollah Hosseini : La culture iranienne moderne est fortement axée sur la traduction. Cette situation nous a-t-elle été selon vous bénéfique ? Autrement dit, est-ce que la traduction a pu jouer un rôle positif et épanouissant ?

Réza Seyed-Hosseini : Sans doute. Il est certain que notre connaissance de la culture occidentale, connaissance par ailleurs très récente, car elle ne date que de quelques décennies, est issue des travaux de traduction. Je ne connais pas la situation dans d’autre pays, mais pour ce qui nous concerne, nous avons commencé à penser (au sens moderne du terme) grâce et à travers la traduction. Effectivement, la situation a de nos jours bien évolué. De jeunes essayistes, dans leurs articles se réfèrent le plus souvent à des sources iraniennes, et l’on ne table plus uniquement sur la traduction. Les auteurs d’articles ne pratiquent la plupart du temps aucune langue étrangère, et ils jettent leur dévolu sur des écrits essentiellement persans pour mener leur recherche à bien. Ce qui n’était pas le cas, il y a cinquante ans. A cette époque, la traduction constituait le seul recours pour les chercheurs iraniens, dont l’objectif était de penser la condition moderne. On peut dire qu’aujourd’hui on écrit autant qu’on traduit.

Massoud Ghardashpour : Pensez-vous que nous soyons aujourd’hui en mesure de ne plus recourir à la traduction dans notre pratique de l’écriture ?

La culture de l’écriture existait déjà dans l’Iran ancien, mais elle a disparu durant l’époque des Kadjars, où l’on ne "pratiquait" pas le livre. Evidemment, la culture musulmane suivait son propre chemin en se passant de traduction. Mais pour ce qui concerne les sciences et la culture modernes, nous avons évidement pris du retard. Ce n’est qu’après septembre 1320 (1941) que le pays est devenu perméable à la science occidentale ; c’est à ce moment qu’une dynamique de traduction s’est mise en place. Malgré tout, nous n’étions pas libre de tout traduire, une véritable censure s’exerçait de la part des communistes du "Parti du peuple", qui orientaient les traductions en fonction de leurs préoccupations idéologiques. Après cette période, pendant les décennies 30 et 40, la traduction occupa le terrain, et progressivement l’écriture est devenue encyclopédique. Actuellement, nous continuons sur cette voie, et je pense que l’encyclopédisme nourrira toujours plus notre production intellectuelle et le style de nos écrivains. Prenez par exemple nos six tomes du Dictionnaire des œuvres, publié aux Editions Soroush. Assurément, ce travail influencera bon nombre d’écrivains iranophones.

M. Gh. : Mais cette encyclopédie n’est-elle pas en quelque sorte une traduction ?

Si, c’est une traduction, mais par ailleurs nous travaillons également sur une Encyclopédie des œuvres irano-islamiques, sous la direction de M. Sami’i Guilani. Là, il ne s’agit plus de traduction. De jeunes chercheurs se sont attelés à ce travail. Ces derniers avaient préalablement collaboré à l’élaboration de La Grande Encyclopédie de l’Islam et à L’Encyclopédie du savoir islamique. C’est vrai aussi qu’ils avaient débuté par des travaux de traduction, et cela leur a finalement apporté l’expérience nécessaire pour rédiger des encyclopédies.

M. Gh. : Donc, si j’ai bien compris, les encyclopédies nourrissent la rédaction des œuvres ?

En effet. Aujourd’hui, nous avons la chance dans notre pays d’être à l’origine d’un grand événement culturel, unique en son genre : la rédaction de La Grande Encyclopédie de l’Islam. Elle comporte plus de quarante volumes, et pourra désormais faire office d’ouvrage de référence pour la rédaction des textes à venir.

R. H. : Pour en revenir à ma première question et au domaine dans lequel vous excellez, comment jugez-vous l’état actuel de la traduction du français vers le persan dans notre pays ?

Je dirai plutôt bien. Elle pourrait aller mieux, mais comme vous le savez, dans l’intervalle qui sépare ma génération de la jeunesse actuelle, nous avons assisté à un fort développement de la langue anglaise, qui n’arrête pas d’ailleurs de conforter sa position. C’est surtout l’activité accrue des départements de français des universités qui aura permis de ranimer la langue française, et partant, de réactiver la traduction des textes français. De compétents traducteurs émergent au sein des universités ; ils sont actuellement à pied d’œuvre pour offrir au public des traductions inédites des grandes œuvres françaises. Des traductions d’œuvres persanes en français sont également effectuées, en nombre insuffisant, sans aucun doute, mais c’est un bon début.

R. H. : Y a-t-il selon vous des œuvres d’importance dont la traduction n’est pas encore était envisagée ?

Oui certainement, et même beaucoup. Vous savez, un des grands problèmes des sociétés du tiers monde, dont la nôtre, est que l’on s’attache souvent, et parfois exclusivement au production littéraires les plus récentes du monde occidentales. Cela me semble pourtant évident, en matière de littérature, le neuf n’est pas nécessairement le meilleur. C’est dans cette même optique que nous avons élaboré Le Dictionnaire des œuvres. Celui-ci apporte beaucoup à nos traducteurs, qui auront désormais à leur disposition un grand éventail de repère et de référence. Il devient ainsi fort probable que nos traducteurs se tourneront désormais vers de meilleures œuvres à traduire. Il y a des classiques qu’il est fondamental de fréquenter, mais qui ne sont pas encore traduits en persan. En revanche, les écrivains américains les plus actuels sont traduits dès la parution de leurs œuvres en librairie.

R. H. : Je pense également qu’il y a d’autres priorités en matière de traduction, et qu’il y a certainement de nombreux géants de la littérature, dont la traduction des œuvres priment sur la traduction des textes d’un Jacques Derrida, penseur évidemment estimable.

Je suis d’accord avec vous, il faudrait par exemple compléter la traduction de l’œuvre d’André Gide. On peut faire le même constat s’agissant de la philosophie. En dehors de l’œuvre de Platon, presque entièrement traduite par M. Lotfi, nous n’avons pas grande chose à nous mettre sous la dent. Il serait bon de s’attaquer à l’œuvre d’Aristote ainsi qu’à d’autres classiques de la philosophie. La connaissance de leurs œuvres permettra par ailleurs d’éclairer d’un jour nouveau nos propres œuvres. Il est en effet impératif de bien se familiariser avec la philosophie grecque pour saisir en profondeur le sens de l’œuvre d’un Molla Sadrâ ou d’un Avicenne. Bien entendu, ce n’est pas tout ; il faut parallèlement et grâce aux universités décalcifier notre rhétorique persane, dont on doit dire qu’elle est plutôt une rhétorique arabe. Il faudrait redéfinir le lexique théorique afin de réactiver la pratique de cette discipline. Exactement ce qu’ont pu réaliser les Arabes par l’intermédiaire et grâce à l’influence de l’enseignement dispensé à la Sorbonne. En occident, la rhétorique au sens large s’enrichit continuellement et continue à apporter ses lumières à la compréhension des textes ; elle se revivifie dans et à travers les textes… mais revenons-en à la traduction.

R. H. : Vous avez évoqué tout à l’heure Le Dictionnaire des œuvres. J’aimerais savoir s’il existe aussi un dictionnaire des œuvres traduites en persan ?

Un professeur de l’université de Kermân a sorti un dictionnaire de ce type, il y a quelques temps. L’ouvrage est cependant incomplet. Beaucoup de textes sont manquants, surtout parmi les traductions les plus récentes. Michel Houdayer a tenté de son côté de préparer une liste plus complète. Il m’avait même fait parvenir sa liste. Le projet est malheureusement resté inachevé.

M. Gh. : Et vous-même avez-vous d’autres projets dans l’immédiat ?

Pour l’heure, je me consacre à aider monsieur Samiie en vue de la préparation du Dictionnaire des œuvres irano-islamiques. De tels ouvrages, des ouvrages méthodiques sont très rares dans le monde musulman, en dehors du Alfehrest de Ibn Nadîme, et de Alzari’ ela tassanif al chi’a. La première est une œuvre de qualité, mais malheureusement datée. Les Egyptiens ont de leur coté produit un dictionnaire du même ordre, mais il est également incomplet. Dans le Dictionnaire des œuvres, que nous venons d’élaborer, seul 200 ouvrages sur les 20000 concernaient l’Iran et l’Islam ; les sources étaient malheureusement insuffisantes. Le dictionnaire sur lequel nous travaillons actuellement reprend les 200 cités, et servira également aux Occidentaux pour leurs recherches concernant l’Orient.

R. H. : En tant que traducteur expérimenté, quel conseil seriez-vous tenté de donner à nos jeunes traducteurs ?

D’être attentif avant tout au style de l’auteur. Nos traducteurs négligent souvent cette dimension des œuvres. Il est rare que le style d’un auteur soit bien transmis. Il ne faut pas oublier que le style est un des principaux éléments qui détermine le point de vue des écrivains. En ce sens, c’est surtout le style des auteurs qui doit retenir l’attention des traducteurs. Pour ce faire, je pense que le traducteur doit s’identifier à l’auteur pour éventuellement s’imprégner des mêmes images et du même univers à l’intérieur duquel évolue l’auteur au moment de sa création. C’est à ce titre qu’on peut parler de recréation pour définir la traduction. J’ai traduit, il y a longtemps une cinquantaine de pages de L’Assommoir d’Emile Zola. Petit à petit et malgré toute ma bonne volonté, j’ai réalisé que je n’éprouvais aucune sympathie pour l’œuvre. Alors je l’ai abandonnée. J’ai vécu la même expérience avec Stendhal. Je ne parviens pas à m’approprier l’univers de ces deux écrivains. Tandis que j’ai pu accéder à l’univers de Malraux et de ses oeuvres malgré leur complexité. Je pense être capable de reproduire le langage de Malraux. La traduction doit impérativement exercer le même impact que le texte source sur le lecteur. Voilà un des critères parmi d’autres qui doit orienter le choix des traducteurs.

R. H. : Pour finir pouvez-vous nous dire laquelle de vos traductions vous affectionnez en particulier ?

J’ai une préférence pour ma traduction de Tonio Krüger de Thomas Mann. J’apprécie évidemment toujours Malraux, et son roman Espoir continue à me réjouir. Je cherche toujours à trouver du temps en vue de traduire ce grand écrivain. J’aime également ses ouvrages qui portent sur l’art. je crois qu’il y a beaucoup à faire dans ce sens.

R.H : Nous vous remercions cher maître, de nous avoir accordé cet entretien.


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