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Il est impossible, on en conviendra, de faire abstraction dans le débat concernant la littérature contemporaine, de certains des concepts et de certaines idées générales induites par les débats philosophiques relatifs à l’histoire de la pensée. Ainsi en va-t-il, à l’aube des années quatre-vingt, de la formule ambivalente de " retours du récit " qui définit, entre autres selon J.F. Lyotard, l’un des aspects de la culture " postmoderne ".
En quoi a pu consister ce fameux retour du récit qui sous entend une récente disparition ? En vérité il s’agissait pour la critique de l’époque de signaler par cette périphrase le renouveau de l’écriture romanesque. Un article de Sophie Bertho datant de quatre-vingt-onze [1] expliquait que ce renouveau, pour être perçu, devait être saisi dans la perspective générale d’un retour à la narration romanesque, antérieur à la floraison du nouveau roman. Celle-ci évoquait (à l’instar de Jean François Lyotard et d’Aaron Kibédi Varga) le problème de la " désaffection de la théorie ".
Durant les années 1960-70, l’essor de la théorie littéraire avait été tel qu’il " [avait] quelque peu appauvrit l’imaginaire (...) que les idéologies et l’abstraction avaient mutilé" [2] . Il peut paraître utile de rappeler le sort réservé par le nouveau roman au récit dans les années 60-70. Les théories et conceptions de ladite école ont en grande partie modelée la production romanesque et la morphologie des oeuvres durant ces deux décennies.
Pour le nouveau roman, il s’agissait de généraliser la narration impersonnelle et à ce titre d’exclure l’auteur et d’effacer les marques énonciatives de la présence du sujet parlant. Le retour du récit coïncida avec le retour de ce fameux sujet :"(...) ce moi, honni pendant une vingtaine d’années, qui se trouv(ait) donné comme étant au centre de l’oeuvre et des préoccupations de son auteur(...)" [3].
Certains se sont néanmoins interrogés sur la pertinence de ce point de vue. Les années quatre-vingt ont-elles effectivement été marquées par le retour en fanfare des éléments de base de la narration romanesque traditionnelle : c’est-à-dire, le personnage et l’intrigue. Ce point de vue sous-entend la disparition effective de la conception traditionnelle du récit pendant les années soixante-dix, ou pour le moins, une période de crise dans l’exercice de l’écriture romanesque conventionnelle. Pourtant aujourd’hui, la tendance générale s’accorde à parler d’une période de latence plutôt que d’une véritable crise.
Ces années constituèrent selon certains, "(...) un délai de carence (...) propice à un redéploiement des données" [4]. Les années soixante-dix ont également été favorables aux nouveaux romanciers qui ont préféré jouer la carte de l’autonomie et se sont dispersés progressivement tout en restant fidèles à leur conception originelle de la littérature, dans ses grandes lignes. Mais il est vrai que leur présence sur le devant de la scène durant les années soixante-dix aura relativisé l’importance de nombreux auteurs, et non des moindres comme nous le rappelle l’ouvrage Nouveaux territoires romanesques [5].
La formulation de l’idée d’un " retour du récit " n’est pas tant due au constat de l’improbable disparition de ce dernier et à sa soudaine et surprenante réapparition. Cette formule s’inscrit, au même titre que les débats auxquels elle donna lieu, dans une perspective limitative qui ne tient compte que de l’hégémonie temporellement localisée du nouveau roman et des sciences humaines. Ce monisme fait l’état des lieux de la création romanesque des années 1980 en partant du présupposé de l’hégémonie sans partage du monolithe formaliste constitué par l’école du nouveau roman et de sa caution intellectuelle, le structuralisme (qui aura pour beaucoup inspiré les thèses esthétiques d’un Alain Robbe-Grillet).
Malgré l’occupation par le nouveau roman de l’espace culturel et médiatique, l’alignement du roman sur ce dernier avatar de l’avant-gardisme ne fut pas total, et certains auteurs n’ont jamais cessé de " pratiquer " le récit dans une optique traditionnelle, ou du moins, en gardant une certaine distance vis-à-vis de l’écriture formalisante et expérimentale. La formule " retour du récit " garde néanmoins sa pertinence quand elle s’articule, nous l’avons évoqué au début de cet article, sur la problématique philosophique du retour du sujet au sein de l’aire post-moderne ; problématique qui exige pour sa part un développement autrement conséquent.
[1] "L’attente postmoderne, à propos de la littérature contemporaine en France", in Revue d’histoire littéraire de la France, juil-oct. 1991, n°4-5.
[2] Ibid., pp. 736-737.
[3] Ibidem., Sophie Bertho cite l’exemple de Michel Tournier et de Marguerite Duras.
[4] NADAUD Alain, " Roman français contemporain : une crise exemplaire ", in Roman français contemporain, ouvrage collectif, Ministère des Affaires étrangères, 1997, p. 75.
[5] PREVOST Claude, LEBRUN Jean-Claude, Messidor/Editions sociales, 1990. Entre autres, des auteurs de l’immédiat après-guerre tels que Paul Gadenne, dont la présence a été masquée par l’existentialisme ; également des parcours plus solitaires à l’image de Vladimir Pozner.