|
- Je brade, je brade, je brade à perte... Par ici, la braderie... Allons-y... Un coup d’oeil... Demandez le prix... اa n’engage à rien... Allons y, si c’est du toc, n’y touchez pas. Achetez sinon vous allez le regretter. Si vous achetez, vous allez le regretter... si vous n’achetez pas, vous allez le regretter aussi... Allons-y !... Tout doit disparaître mon foyer, mes biens, ma vie...
L’homme hurlait à tue-tête. Toujours le même couplet, en boucle. Les gens se pressaient autour de lui. Pour ne pas gêner les commerçants, il était venu là, devant les décombres d’un immeuble calciné... Il s’était juché sur un muret pour surplomber tous les gens qui l’entouraient. Autour de lui, l’attroupement débordait du trottoir, obligeant les passants à le contourner.
Certains s’arrêtaient en entendant sa voix. Qu’est-ce que cet homme pouvait bien vendre ? Les plus grands parvenaient à ouvrir des brèches dans le mur des spectateurs et regardaient à l’intérieur.
- Allons-y, achetez... Triez si vous voulez... C’est du tout premier choix, c’est pas du toc...
Achètez sinon vous allez le regretter...
L’homme aux traits renfrognés et tristes continuait à crier et, à chaque instant, l’attroupement grossissait autour de lui. Peut-être une marchandise rare et précieuse capable d’attirer la foule. Personne n’osait demander le prix. Tous restaient muets, s’observant de temps en temps à la dérobée.
- اa coûte combien ?
Qui a eu l’audace ? Les têtes se tournent vers lui. Sans émotion ni pudeur devant le sacrilège qu’il vient de commettre, un vieillard fixait le vendeur. De nouveau, les têtes pivotent vers l’homme qui ne savait que répondre.
- Quel prix ? Combien pouvais-je en demander ?
Le silence avait tout englouti. Même les balles perdues qui sifflaient au loin n’arrivaient pas à le briser Tendaient-ils tous l’oreille pour en apprendre le prix ? Le vendeur leva la tête et regarda le vieillard qui avait posé la question. Il l’observa attentivement. Il ne devait pas être bien riche. Il était comme lui, vieux et brisé... Il regarda la foule. Ils étaient tous comme lui. Tout à coup, il avait eu envie que l’acheteur soit un homme fortuné. Il s’en voulait de ne pas être allé dans les beaux quartiers de la ville, de ne pas..
“Des gens riches, il n’en reste plus à Kaboul. Ceux qui avaient de l’argent sont partis.”
Les regards fatigués le scrutaient toujours. Dans ces regards, il lisait le chagrin, la peine et, plus que tout, le reproche. Dans ce silence, seuls les yeux parlaient. Les langues restaient muettes, elles n’avaient rien à dire, ou bien elles étaient incapables de le dire. Lui seul criait. Il ferait mieux de se taire. Alors, son regard prit la foule à partie :
- Ne me blâmez pas. Je n’en peux plus de vos reproches. J’en ai assez. Je n’avais plus rien à vendre. A ma place, vous auriez fait pareil. Ce que vous voyez ici, c’est tout ce que je possédais de précieux chez moi. Il y a quelque temps, j’ai vendu mes tapis. Je me suis dit : “On peut vivre sans tapis, quelques paillasses feront l’affaire.” Puis on a vendu la vaisselle. A quoi sert la vaisselle, quand on n’a rien à manger ? Ensuite les rideaux. Au début, de honte que quelqu’un ne voie notre maison vide, sans meubles, on avait tiré les rideaux. On ne voulait pas étaler notre misère au grand jour.
Vous-mêmes, n’êtes-vous pas comme ça ? Vous- mêmes, ne cachez-vous pas votre misère ? Je sais bien qu’à cet instant vous n’avez même pas votre pain quotidien. Je parierais que cela fait des mois que vous n’avez pas mangé à votre faim. Si vous êtes dans la rue à l’heure qu’il est, c’est parce que la guerre s’est tue un instant. Vous êtes tous sortis savoir ce qui se passait, quelles étaient les nouvelles de la guerre. En profiter pour faire quelques emplettes, s’il vous reste quelques sous en poche. Je sais bien que, vous aussi, vous avez maintes fois bradé vos biens. Ne dites pas le contraire. Il n’y a qu’à voir toutes ces boutiques de brocante qui poussent tous les jours à chaque coin de rue. Ne regorgent-elles pas de vos propres biens ? Bien sûr que si. Mais moi, aujourd’hui, j’ai amené ce que je possédais de plus cher. Oui, aujourd’hui j’ai amené ce que je possédais de plus cher chez moi, dit l’homme à voix haute.
Le vieillard qui l’avait interrogé reposa question :
- Combien ça coûte ?
- Lequel tu veux ? Celui-là ou l’autre ?
Il regretta aussitôt ce qu’il venait de dire. Il voulait les vendre, tous les deux, ensemble. Mais s’il ne trouvait pas preneur il serait obligé de les vendre séparément. Les gens aussi se mirent à réfléchir. “Lequel des deux ? Après tout, lequel des deux ? Celui-là ou l’autre ?“
Ils étaient bien tous les deux. Exhibés de la sorte, sous le regard des gens. Qui parmi ces gens va vouloir les prendre ? Ce vieillard qui veut connaître le prix, ou ce jeune qui ricane bêtement, ou bien cette autre femme qui les regarde d’un oeil humide.
Ah, si les marchandises pouvaient choisir elles-mêmes leur acquéreur. Peut-être qu’à ce moment-là chacun aurait ce qu’il mérite. Mais si l’acheteur élu n’avait pas d’argent ? Hein, s’il n’avait pas d’argent ?..
L’homme dit :
- Lequel des deux choisis-tu ?
Le vieillard répondit :
- Combien pour celui-là ? Combien pour l’autre ?
L’homme se tut de nouveau. Justement, quel prix devait-il vendre celui-là, à combien l’autre ? La foule toujours silencieuse les regardait. Les visages étaient rouges. Pas à cause du froid. Personne n’avait froid en ce début d’automne. Plutôt la colère ou bien la honte.
L’homme dit :
- Comme il vous plaira. Le prix de l’acheteur sera le mien. En votre âme et conscience, prenez- les au prix qui vous semble juste. Il haussa la voix :
Bonnes gens, si vous aviez les mêmes chez vous, et je sais que c’est le cas, à quel prix les céderiez-vous ? Hein, à quel prix ?
A quel prix on céderait ?
La femme aux yeux larmoyants dit tout bas :
- Moi, je ne les vendrais pas
L’homme à ses côtés dit :
- Moi non plus, je n’aurais pas le courage de les vendre.
La femme ajouta :
- Maudit soit le jour où je devrais les vendre.
Une clameur s’éleva de la foule.
- Moi non plus je ne voulais pas les vendre. Je ne suis pas plus mauvais qu’un autre. Peut- être qu’en matière d’honneur je suis même plus fier que la plupart d’entre vous, mais…
- Tiens, mets cela à cuire. اa fait longtemps qu’on n’a pas mangé de ghatoghe [1], nos intestins sont noués.
L’homme se tenait sur le pas de la porte. A ses côtés, un petit garçon portant des pains chauds et une fillette encore plus petite, un morceau de viande à la main. Les enfants n’étaient ni tristes ni gais. La femme s’empressa de prendre les provisions des bras des enfants. Le pain chaud embaumait toute la maison. La femme était maigre et épuisée, à peu près trente-cinq ans, avec un sourire qui se dessinait sur ses lèvres.
- Dieu soit loué, vous êtes tous rentrés. Que Dieu te bénisse ! Cela fait si longtemps qu’on n’a pas fait un vrai repas. Passe encore pour nous deux, mais les enfants…
Elle montra les enfants. Fatigué, l’homme les considéra. Leurs yeux s’enfonçaient dans leurs orbites.
- Tu as aussi pris de la viande ? Tu aurais dû te contenter du pain.., on aurait tenu quelques jours de plus.
L’homme dit :
- Ce soir, on fait un festin royal, demain Dieu sera…
- Oui, Dieu est miséricorde.
Les enfants chapardaient du pain dans les mains de leur mère. La mère dit :
- Attendez au moins que ce soit prêt pour…
L’homme dit
- Laisse-les manger... Il y en aura assez. Mangez les enfants.
- Alors mange toi aussi.
Ils s’assirent et mangèrent du pain à satiété.
- Ceux-là je les mets de côté pour le dîner.
Elle enveloppa les morceaux de pain dans son tchador effiloché, se leva et le posa sur l’étagère vide. L’homme remarqua qu’elle se ravisait. (A-t-elle pensé qu’ainsi le pain serait à la portée des enfants ? Que lorsqu’elle serait en train de préparer le dîner, ils pourraient venir en chaparder et qu’ils ne laisseraient pas une miette pour le festin ?)
La femme prit le pain et le plaça sur l’étagère en bois, fixée au mur, à l’endroit où elle avait l’habitude de ranger le Coran et le livre de prières. Elle attendit un instant devant l’étagère.
- Depuis quelques jours le Coran n’est plus sur l’étagère, le livre de prières non plus. Tu ne les aurais pas vus ?
- On ne lit pas le Coran le ventre vide. Pareil pour la prière. Le pain qu’on a mangé ces derniers jours, je l’ai acheté avec cet argent.
La femme n’a pas bronché. Elle ne voulait pas l’accabler dans un pareil moment. Elle savait que jusqu’à la fin il prendrait soin d’eux.
L’homme dit :
- Ce soir, on va faire un festin comme aucun de ces chefs d’Etat ou de ces gros bonnets n’en a jamais vu.
La femme rit :
- Qu’aucun roi de ce monde n’en a jamais vu.
L‘homme ajouta :
- Un pareil festin.., depuis que le monde est monde, personne n’en a jamais vu !
L’homme tremblait. La femme pensa que s’il était si nerveux c’est qu’il n’avait pas eu ses cigarettes.
- Tu aurais dû garder un peu d’argent pour t’acheter des cigarettes, dit-elle. اa t’aurait calmé un peu.
- Je ne suis pas nerveux, dit l’homme. Jamais je ne me suis senti aussi bien. Depuis que le monde est monde, personne ne s’est jamais senti aussi bien. Ce soir, on aura un festin sans égal.
- On n’a ni récipient, ni marmite, ni réchaud, dit la femme.
- Débrouille-toi pour en trouver.., dit l’homme nerveusement. Fiston, va chez les voisins, demande-leur une marmite, une louche et un réchaud.
- Et s’ils refusent ?
- Dis-leur qu’on a des invités à la maison, ils ne refuseront pas.
- J’y vais aussi.
Tous les deux, ils étaient sortis en courant. La femme avait quelque chose à demander mais elle n’osa pas. Par pudeur. Elle savait que son mari aurait honte. Elle posa une autre question.
-On t’a cherché querelle aujourd’hui ?
- Non.
- Alors pourquoi es-tu si nerveux ? On ne peut pas passer une seule soirée sans se chamailler. Les enfants en ont assez de toutes nos histoires.
“Elle a raison. Il faut que je prenne sur moi. Ce n’est pas à eux de supporter nos sautes d’humeur. Ils n’y sont pour rien. Notre malheur a ses racines ailleurs.”
Un véritable tintamarre se fit entendre. A l’aide de sa louche, le petit garçon tambourinait sur la marmite et avançait. La fillette portait le réchaud à gaz.
- Mère, la voisine m’a demandé ce qu’on préparait pour le dîner. Je lui ai dit du bouillon. Et elle a dit : “Vous en avez de la chance. Personne n’a droit à un tel festin.” Et moi, mère, j’ai dit : “Même les commandants n’ont pas droit à un tel festin.”
L’homme demanda à sa femme qui avait commencé à faire frire les oignons de rentrer la marmite et le réchaud dans la chambre, et de fermer les fenêtres.
- Tu vas rendre toute la ville folle avec cette odeur !
- Tu as raison. C’était quoi déjà ce poème ?
Alors qu’il l’aidait à rentrer la marmite, l’homme dit :
- Je ne me souviens pas.
- Mais si, récite-le-moi, qu’est-ce qui te prend ?
- “Le teint jaune du pain de son, la couleur rouge de la viande, mets-les ensemble, et tu verras accourir des misérables par milliers.”
L’homme était plus calme à présent. L’odeur des oignons et de la viande grillés qui crépitaient dans la marmite les avait rendus ivres. Chacun dans son coin était en transe, comme s’il était en train de vivre le meilleur moment de sa vie.
“Le moment est arrivé ” L’homme se leva et s’approcha de la marmite qui mijotait sur le feu. Le bruit de louche sortit la femme de sa torpeur.
- Que fais-tu ?
- Je voulais voir si c’était assez cuit.
La voix de l’homme tremblait. La femme dit :
- Regarde s’il y a assez de sel.
- Hmmm, que c’est bon. fit l’homme en se léchant les babines. Je suis sûr que même à notre mariage tu n’as rien mangé d’aussi bon. Réveille les enfants. Moi, je vais allumer la lampe. Je crois qu’il est temps de manger.
La femme retira la marmite du feu et y mit des morceaux de pain à tremper. Lorsque l’homme alluma la lampe à pétrole, l’obscurité recula. Les enfants avancèrent et leurs ombres couvrirent les murs.
- C’est un peu amer, tu ne trouves pas ? dit la femme.
- Non, pas plus que ça, dit l’homme en goûtant le plat.
- Si, si, c’est un peu amer.
L’homme dit :
- N’y prêtez pas attention les enfants. Aujourd’hui, la viande de boeuf est devenue amère. A force de traîner sur les étals des bouchers ! Et puis, il faut voir ce qu’on leur donne à manger, à ces pauvres vaches ! Avec toute cette poudre, cette fumée, ces produits chimiques, l’herbe d’ici, c’est devenu du vrai poison ! Les vaches mangent cette herbe et leur viande devient amère. Mangez les enfants, ce n’est rien.
Ils s’étaient mis à manger. De ses quenottes, la fillette détacha la viande de l’os et dit :
- Père, ce soir, on fait un vrai festin ?
Ce fut le fils qui répondit à la place du père :
- Oui, oui, ce soir, on fait un festin de roi.
Ils se léchèrent les doigts. La femme nettoya le fond de la marmite avec ses doigts qu’elle lécha ensuite.
- Fais une prière.
- Je ne connais pas de prière, dit l’homme.
- Rien qu’une petite prière. “Dis : Dieu soit louér !”
- Pourquoi le serait-il ?
L’homme était pensif.
- Parce qu’il nous a envoyé notre pitance, à une époque où beaucoup de gens, dans cette ville, ont le ventre vide.
- Dit toi-même ta prière. Moi, je n’en connais aucune.
- Qu’est-ce qui te prend ?
- Rien. Je ne me souviens d’aucune prière.
- Les enfants, levez les bras au ciel, ensemble. Dieu soit loué
- Dieu soit loué, répétèrent les enfants.
- Sois béni, ô mon Dieu... quoi qu’il arrive, sois béni, dit la femme. Et pardonne aux serviteurs si peu reconnaissants que nous sommes.
- C’est moi que tu vises, dit l’homme.
- Je ne vise personne, dit la femme. Ce n’est qu’une prière.
- Mère, pourquoi papa ne prie pas ? demanda la fillette.
- Je ne sais pas. Il est de mauvaise humeur... Il n’a pas de cigarettes.
- Je ne fume plus.
- Allons, ne gâche pas notre festin, dit la femme. Tu avais dit que ce serait un festin royal.
“Elle a raison. A quoi ça sert de venir gâcher ce festin au dernier moment.”
- Venez les enfants, on va jouer. Quand vous serez fatigués, vous irez vous coucher.
La femme dit :
- Allez d’abord rendre la vaisselle aux voisins, les enfants. Demain peut-être, ils feront eux aussi, comme nous, un festin royal.
L’homme dit :
- Non, demain ils viendront eux-mêmes récupérer leur vaisselle. Venez jouer les enfants.
- Hourra, j’adore jouer.
- Moi aussi. On joue à quoi ?
L’homme se mit à quatre pattes.
- Monte sur mon dos, dit-il à son fils. Et toi, dit-il à sa fille, tu montes sur le dos de ton frère.
La femme aida les enfants à grimper sur le dos de l’homme. L’homme les faisait chevaucher... Ils montaient et descendaient sur son dos, à califourchon. Ils riaient. La femme riait aussi. L’homme aussi riait. On pouvait entendre leurs rires jusque dans la rue. Ensuite, ils jouèrent au gendarme et au voleur. L’homme était le voleur et les enfants les gendarmes.
Ensuite, ils jouèrent à tous les jeux qu’ils connaissaient.
La femme dit :
- Le pétrole commence à manquer. Allons nous coucher.
L’homme dit :
- Laisse-nous jouer jusqu’à la demière goutte.
- Nous n’en aurons plus pour les autres soirs.
- C’est ce soir qui compte, dit l’homme. Ce soir, on va
- ... faire un festin royal, dit la fillette.
La lampe à pétrole se mit à crachoter.
- Il n’y a plus de pétrole, dit la femme.
- Qu’elle ne s’éteigne pas, dit le garçon.
- Non, je veux encore jouer, dit la fillette.
- Je vais faire le lit des enfants, tant que la flamme n’est pas morte.
- Non, je ne veux pas dormir, je veux jouer, dit le garçon.
- Père, pourquoi la lampe s’éteint-elle ? dit la fillette.
- Parce qu’il n’y a plus de pétrole. Le pétrole, c’est comme le pain.
- Si notre corps est privé de pain, nous nous éteindrons comme la lampe ?
Personne ne répondit à la fillette. La lampe à pétrole haletait tel un mourant qui s’obstine à vivre. Les enfants, la femme et l’homme s’étaient tous réunis autour d’elle et regardaient sa flamme. Le garçon dit :
- Non, non, ne t’éteins pas.
- Reste allumée, dit la fille. Pour l’amour de Dieu, reste allumée.
La flamme brûla longtemps, sans trembler, lumineuse et longiligne, et puis, tout doucement, elle se rétrécit pour finalement s’éteindre
- Ah, la flamme est morte.
- Oui, elle est morte.
- C’est quoi la mort, père ?
- Allez vous coucher, les enfants. Chacun dans son lit.
Le garçon et la fillette regagnèrent leurs places à quatre pattes et se couchèrent. L’homme poussa un long soupir et s’affaissa. La femme se coucha doucement à ses côtés. Elle tira la couverture tchador qui, ce soir, avait fait office de nappe et qu’elle venait tout juste de débarrasser. Ils écoutèrent leur souffle pendant un moment. Celui des enfants s’apaisa. Ils s’endormirent. La femme se dit qu’il était temps de poser la question.
- Tu as amené les enfants au bazar ? demanda-t-elle doucement.
- Oui dit l’homme.
- Personne n’a voulu les acheter ?
- Personne.
- Qu’est-ce qu’ils disaient ?
- Rien. Que voulais-tu qu’ils disent ? Ils ont tous pleuré sur notre sort. Il fondit en larmes.
La femme pleurait aussi. Après quelques instants
- اa suffit maintenant. Ne pleure pas. On n’avait pas le choix, non ?
L’homme ne répondit pas.
- On a tout fait, continua la femme, on a vendu les meubles, on a emprunté de l’argent. On n’avait pas assez d’argent pour aller ailleurs. Personne ne voulait plus nous aider. Et puis tu n’étais pas un de ces mojahedin qui...
L’homme eut un geste d’agacement. La femme tempéra son propos :
- Je sais, ce n’est pas ton genre de piller les gens... Et moi non plus, je ne savais pas quoi faire.
- Ils ont fait une collecte pour nous.
- Ce n’est pas grave, on les remboursera. Quand nous serons sortis d’affaire, nous viendrons en aide à ceux qui sont dans le besoin.
L’homme poussa un soupir.
- Pourquoi tu soupires ? Tu as peur ? Tu penses à demain ?
- Hmmm...
- La nuit porte conseil. Demain, il y aura peut-être une éclaircie.
- Oui, je sais, demain le ciel nous sera clément.
Ils se turent quelques instants. La femme posa sa main sur la poitrine de l’homme. Elle fit glisser un doigt sous la chemise déchirée et caressa la poitrine de son mari.
- Veux-tu que notre festin soit vraiment royal ?
L’homme la repoussa.
- Non, je veux être propre en mourant.
La femme ne comprit pas ce que son mari voulait dire. Ses paupières étaient lourdes et elle s’arrêta de parler. L’homme pensa : L’amour... c’est peut-être là que réside la pureté ?
…Et il s’approcha.
Quelques instants plus tard, la nuit qui tirait son noir linceul sur la ville les recouvrit de son ombre lourde comme le sommeil.
[1] Ragoût de viandes. (N.d.T.)