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La Légèreté et l’oubli de l’être
retour sur L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
Parler aujourd’hui de l’une des préoccupations de l’homme moderne, "l’oubli de l’être" semble plus que jamais nécessaire. Traité par Nietzsche et surtout par Heidegger, ce problème sera étudié, dans ces lignes, selon le point de vue de Milan Kundera, et à travers une de ses oeuvres importantes, L’insoutenable légèreté de l’être (idéalement conçue comme illustration de la thématique discutée).
Par le biais de thèmes profondément ancrés dans la mythologie antique, La Bible, la philosophie des Lumières et les récits de l’époque de la Renaissance, Kundera actualise des thèmes existentiels tout à fait contemporains. Il accorde en effet une place primordiale à la philosophie de l’existence, comme en témoigne l’intérêt qu’il porte aux phénoménologues. En attirant notre attention sur les aspects méconnus de l’existence, il projette d’explorer les zones ambiguës et paradoxales de la condition humaine.
Notre objectif est d’exposer certaines des questions abordées par Kundera dans son roman. Pourquoi oublier et être oublié ? Pourquoi ne peut-on retenir tous les détails relatifs à notre passé ? Notre vécu ? De quelle nature sont les faits retenus ? Que penser des cultures révolues et des histoires qu’on raconte fatalement au passé ? Nous nous attarderons sur ces questions, en suivant toujours scrupuleusement le point de vue de l’auteur.
Prenons le terme de kitsch. Apparu pour la première fois en Allemagne au milieu du XIXème siècle, il évoque immédiatement l’idée de mauvais goût. Ce thème est perçu différemment dans l’œuvre de Kundera. Ce mot représente mieux que tout autre, le rapport entre l’homme et l’oubli de l’être.
Ce terme se retrouve dans les domaines les plus variés de l’art : le cinéma, l’architecture, la musique, la peinture et même en littérature. Il est protéiforme. On parle d’objet kitsch, de littérature kitsch, de style kitsch, de musique kitsch, etc. Ce qui importe, pour un objet kitsch, c’est d’atteindre les sommets en matière de mode ; dans la décoration, l’accessoire, le quantitatif et le foisonnant. Citons Abraham Moles et Eberhard Wahl qui considèrent, dans leur essai "Kitsch et Objet", que "Plus il y en a, mieux c’est." et qui notent également cette phrase significative "Que pourrait-on mettre dans cet espace vide ? " Ces deux formules définissent assez bien l’art kitsch. Le vide apparaît comme une grande menace pour le kitsch. Sous prétexte de récupérer la nouveauté, il ne représente que les choses déjà-vues, moyennant quelques transformations superficielles. Kundera aime se libérer de la dictature de la mode qui se trouve le fondement de l’univers du kitsch. Ce phénomène est l’apport de la modernité, dont la marche influe continuellement sur la pensée de Kundera.
Pour illustrer notre situation actuelle au sein d’un monde dominé par le kitsch, on peut d’ailleurs citer Kundera : "... nul d’entre nous n’est un surhomme et ne peut échapper entièrement au kitsch. Quel que soit le mépris qu’il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine." [1]
Kundera fait du kitsch une catégorie métaphysique et esthétique et va même jusqu’à parler d’attitude, de comportement et d’homme kitsch. Ce dernier est pour lui, celui qui aime à tout prix se faire plaisir et qui néglige ainsi son être véritable. Dans l’univers du kitsch, le moi privé de l’homme est envahi par son moi public, et c’est justement cela l’idée d’oubli et de légèreté dont il est question dans L’insoutenable Légèreté de l’être. Dans l’univers du kitsch, tout aboutit à l’oubli, oubli de la nature, de l’histoire et de soi-même. Tout ce qui pêche par manque de beauté est éliminé car non désiré dans cet univers. Le kitsch nous fait oublier les vérités les plus fondamentales de la vie et Kundera le considère comme un paravent destiné à dissimuler la vérité et la complexité du monde ; un paravent dont personne n’est dépourvu. Actuellement, le kitsch est devenu universel, permanent et familier. Il nous poursuit et personne ne peut s’en défaire totalement.
On peut penser d’une certaine manière que l’on fait tout pour oublier l’angoisse de la vie et de la mort en nous réfugiant dans le monde du kitsch, mais n’oublions pas qu’"avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli." [2] L’oubli, conséquence de la légèreté de l’être.
Le titre du roman frappe dès l’entrée par sa forme oxymorique : l’insoutenable légèreté. La question qui se pose immédiatement est la suivante : comment se fait-il que la légèreté, considérée comme positive par certains, y apparaît tant insoutenable pour les personnages kunderiens ? Pour bien saisir la légèreté de l’être ou plutôt son côté négatif, le mieux
est d’aborder préalablement, le côté positif de l’idée inverse de
pesanteur.
Kundera propose dans L’insoutenable légèreté de l’être, une méditation sur "l’éternel retour" dont parle Nietzsche dans son livre Ainsi parlait Zarathoustra (le retour à la vie après la mort) et sur celle de "création perpétuelle" [3] des bouddhistes (on peut vivre une vie, plusieurs fois, en apparaissant chaque fois sous une forme nouvelle). Nietzsche définit l’homme de l’éternel retour comme un surhomme. Le point commun de ces deux idées est l’idée de l’immortalité humaine et la pesanteur qui en découle.
Cependant pour nous qui ne sommes pas surhommes et qui n’avons qu’une seule vie, celle-ci implique évidemment l’idée de légèreté ou plutôt l’effroyable lourdeur de la légèreté. C’est du moins le point de vue de Kundera. On est condamné à se soumettre à la légèreté, à cause du temps linéaire. La légèreté qui résulte d’une seule vie est tellement épouvantable aux yeux de l’être humain que Kundera la considère comme un lourd fardeau.
Dans L’insoutenable légèreté de l’être, il en explique la raison comme suit : "L’homme ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car il n’a qu’une vie et il ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans les vies ultérieures." [4] On se rend compte que la légèreté poursuit le personnage kunderien partout sans qu’il s’en rende nécessairement compte, pour le faire tomber dans l’oubli de l’être. La vie de l’homme se résume à quelques enchaînements socialement ou politiquement déterminés, et après la mort, à quelques souvenirs qui vont disparaître à leur tour. La technique, le monde et l’homme lui-même font également glisser l’homme dans l’oubli.
Dans un entretien avec Antoine de Gaudemar en février 1984, Kundera déclare : "Être possédé par l’actualité, c’est être possédé par l’oubli. " Il résume bien avec cette phrase, la situation de l’homme moderne. Vivre dans ce monde signifie l’oubli. Et l’on constate que c’est la légèreté de l’homme qui le fait glisser dans l’oubli (de l’être). Il meurt comme tous ses semblables.
L’homme a toujours eu intérêt à lutter contre les forces du temps et de l’oubli. Mais sa mémoire n’arrive guère à tout enregistrer. Il garde ce qui appartient au passé, il se fait prendre en photo pour ne pas laisser se perdre à jamais son présent. Mais la nature et le temps sont plus forts que lui. Kundera offre une solution à ce problème : c’est le roman.
Chaque roman essaie de mettre en question le sens de l’être, à travers les personnages et la création de mondes imaginaires. En tant que découvreur, le romancier doit éclairer l’énigme du moi ou plutôt celle de l’existence.
En face du kitsch qui cache les vérités de l’être et du monde par les beautés mensongères et qui arrive à le tromper en ne lui donnant la permission de poser n’importe quelle question, se dresse le roman sous forme d’une grande question. Le roman n’est pas seulement une intrigue, il agit à partir des idées qu’il expose, et fait réfléchir l’homme en lui faisant percevoir et comprendre les points obscurs de l’existence.
Ayant la capacité d’examiner l’être humain sous tous les angles, il immunise en quelque sorte l’homme contre la légèreté et l’oubli de l’être.
[1] KUNDERA Milan, L’Insoutenable Légèreté de l’être, traduit du tchèque par François Kérel. Paris, Gallimard, 1989, P. 372.
[2] Ibid., P. 406.
[3] Ibid., P. 54.
[4] Ibid., P. 19.