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"Ce que j’aime dans les voyages, c’est l’étonnement du retour", Stendhal.
La concrétisation littéraire de cet aphorisme, c’est le projet "Auteurs sans frontières". Ces "retours de Stendhalie" sont administrés depuis le ministère français des Affaires étrangères et européennes et financés par Culturesfrance. En 15 ans, près de 800 écrivains, grands noms de la littérature française ou jeunes auteurs, ont parcouru le monde pour écrire, via ce collectif. Ils s’appellent Emmanuel Carrère, Philippe Claudel, Marie Darrieussecq, Gilles Leroy, Richard Millet ou Jean Rolin… L’objectif des "Auteurs sans frontières" est de diffuser la culture française et de parsemer au grès du globe les écrivains de langue française.
Une curiosité au monde offerte aux écrivains de langue française
N’était-ce pas "Julien Gracq qui dans La Littérature à l’estomac exprimait son impression que les auteurs français s’enfermaient dans l’Hexagone, sur Paris, sur un certain arrondissement parisien ; que l’on avait oublié cette tradition d’une curiosité au monde des grands écrivains", s’empresse de souligner l’écrivain poète du Ministère des Affaires étrangères, Yves Mabin, dans une déclaration faite à un journaliste du quotidien Le Figaro.
Ainsi les critères pour obtenir ce passe des "sans frontières" sont simples mais stricts : avoir déjà publié un ou plusieurs livres en France, se rendre disponible aux actions de rayonnement et d’échanges culturels menées par les réseaux culturels français établis à l’étranger, présenter un projet d’écriture en langue française convaincant et rigoureux. L’écrit proposé peut épouser tous les genres : roman, nouvelle, essai, biographie, récit de voyage. Et une fois dépassé le stade de la sélection, la cartographie littéraire est alors sans limite : le Japon avec les résidences à la "Villa Kujoyama", le monde entier avec les "Missions Stendhal". En 2008, l’Allemagne, l’Inde, l’Uruguay, la Chine, Israël, l’Italie, le Pérou, les Etats-Unis, le Japon, Cuba, l’Autriche, le Cambodge, le Maroc, le Sénégal, Taiwan, la Russie, l’Espagne, la Turquie, le Canada, la Roumanie, la Hongrie, l’Islande, la Grèce, le Centrafrique, la Bosnie-Herzégovine accueilleront les 40 auteurs lauréats.
Au cours de la résidence d’écriture à l’étranger - dont la durée peut varier entre deux semaines et trois mois, très peu de contraintes sont en fait imposées aux écrivains. Il s’agit avant tout d’une sorte d’aller retour entre des recherches déjà bien entamées avant le voyage et la réalité de terrain, entre la France et le pays choisi. La réalité de la recherche littéraire est en outre facilitée, que ce soit par les structures des réseaux diplomatiques et culturels français déjà existants ou par les rencontres sur la route, hasardeuses et prévues. En échange de cette bourse, les écrivains rencontrent étudiants, éditeurs et écrivains du pays, comme Mohamed Kacimi, peintre et poète marocain, qui s’est régulièrement exprimé devant des assemblées d’étudiants palestiniens à Naplouse, ou encore le professeur de philosophie et écrivain français, Philippe Adam, lors de ses séjours à Taiwan dans ce cadre.1 Par ailleurs, les publications au final peuvent se faire généralement en édition bilingue : thaï, japonais ou encore arabe.
De retour en France, les auteurs partis à l’autre bout du globe se réunissent en tables rondes afin d’échanger leurs témoignages et de communiquer leurs expériences de l’ailleurs. C’est la première fois cette année que ce festival littéraire intitulé "Auteurs sans frontières" a lieu. Il s’est déroulé à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris, dans la très belle chapelle des Petits-Augustins, les 11, 12 et 13 avril 2008. Il s’agit donc de bien plus qu’une occasion d’épanouissement intellectuel, mais d’une réelle invitation au voyage.
Autant de "retours stendhaliens" prometteurs de romans ouverts sur le monde
Pour beaucoup d’auteurs qui ont été lauréats de ces Missions Stendhal, "le séjour a été le facteur déclencheur", comme tient à le souligner Gille Leroy. Couronné du prix Goncourt 2007 pour son livre intitulé Alabama Song, cet heureux écrivain était parti sur les traces de l’héroïne de son roman primé, Zelda Fitzgerald, en Alabama, via ce dispositif. De même pour Jean Hatzfeld qui lui a valu en 2007 le prix Médicis pour ses livres sur la trilogie rwandaise.
Mais hormis les récompenses que les écrivains peuvent se voir attribuer à leur retour, il s’agit aussi pour la plupart d’entre eux d’un moment de réflexion. Des moments en dehors de toute logique marchande, puisqu’il n’y a aucune obligation de résultat ; des moments en dehors du temps, comme il est rare d’en trouver à l’heure actuelle. "Etre et se perdre dans l’étrangeté à l’étranger", comme le souligne le romancier Jacques Serena. Ce moment de réflexion peut être également un nouveau tremplin dans une vie, à l’instar du romancier Jean-Luc Coatalem, qui venait alors de perdre son travail. Le jury des Missions lui attribua une bourse pour le Paraguay, pays dont il ne savait rien. "Si tu ne sais pas où tu vas, va là où tu ne sais pas", répète le proverbe. Il vit en ce pays "une métaphore de sa situation : un pays chaotique et compliqué, au passé douteux et à l’avenir incertain", explique-t-il dans un article au quotidien Le Figaro. De cette expérience en ressortent, au cours des trois ans qui la suivent, un récit de voyage et un roman à la dimension grave et burlesque à la fois, Il faut se quitter déjà, aux éditions Grasset, mais aussi et surtout le goût du sud de l’Amérique du Sud.
Pour l’écrivain et journaliste français Olivier Germain-Thomas, il en est différemment. Celui-ci trouve en Inde du Sud, en Birmanie et au Laos, zones pour lesquelles plusieurs bourses lui avaient été attribuées ces dernières années, un lieu de recherche d’un imaginaire bien précis, des terres philosophiques fertiles. Ces pays permettent au voyageur d’échapper à sa société ordinaire et de se remémorer la culture d’une mémoire très ancienne, d’une manière de vivre ancestrale mais une culture qui est en passe de disparaître à son tour. Partir en vue d’écrire dans de telles conditions, c’est s’ouvrir à un univers d’une autre époque, à des mythes d’un autre temps et ainsi trouver l’essence d’une autre chose.
Enfin, de ces expériences à l’étranger le peintre et poète marocain, Mohamed Kacimi, s’interroge. Quelle place peut alors prétendre cette littérature qui a pour objet la réalité, qui a été écrite à partir d’un autre lieu que le "chez soi" habituel des écrivains ? Comment s’insère-t-elle dans notre environnement de tous les jours : serait-elle là pour cautionner ce que nous rapporte la presse ; ou bien au contraire, sortir des représentations conventionnelles ? Là où il y a des points d’interrogation que les médias relayent mal, l’écrivain s’attèle à aller tendre l’oreille pour percer le mur des clichés.
1.Philippe Adam est l’auteur entre autres de Canal Tamagawa (éditions Verticales), récit poétique autour du dernier suicide réussi de Dazai Osamu, livre édité en bilingue franco-japonais et accompagné de sa version musicale, opéra chanté de Fabrice Ravel Chapuis. Ce livre a été écrit lors de son séjour à la "Villa Kujoyama" de Kyoto au Japon.