N° 31, juin 2008

Le cinéma iranien post-révolutionnaire : étude sémiologique


Assal Bâgheri


Le cinéma en Iran, du fait de particularités liées à la culture iranienne mais aussi à la politique du pays, est très complexe. Dans un souci de vraisemblance, soucieux de ne pas choquer les dirigeants politiques et le public, le cinéaste iranien utilise un certain nombre d’expédients pour pouvoir montrer son art. Notre hypothèse consiste à dire qu’il existe, dans le cinéma iranien, une grammaire codifiant les relations humaines, notamment les relations homme-femme.

Notre angle d’approche des films iraniens est sémiologique (du grec sémêion, "signe"), c’est-à-dire que nous tentons de relever et d’interpréter les différents systèmes de signes (langue, codes, signalisations, etc.) décelables dans le cinéma iranien. Notre travail est largement tributaire de la "sémiologie des Indices" élaborée par Anne-Marie Houdebine1. Cette sémiologie s’intéresse, dans la publicité, le théâtre ou le cinéma, aux signes apparents qui indiquent avec probabilité différents modes sociaux ou culturels en vigueur au sein d’une communauté. Saussure avait été le premier à définir la sémiologie en tant que science "qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale".2 Selon lui, la sémiologie englobe tous les systèmes de signes, même la linguistique, car le langage est bien un système de signes exprimant des idées.

La sémiologie des Indices réconcilie la sémiologie de la communication de George Mounin et la sémiologie de la signifiance de Roland Barthes, depuis longtemps opposées. En effet, Barthes insiste, dans ses études sémiologiques, sur les significations culturelles sous-tendues par les signes tandis que pour Mounin le plus important est la fonction communicationnelle des signes.

Nous ne pouvons pas présenter la sémiologie du cinéma sans mentionner Christian Metz. Fondateur de cette science, Metz a été très marqué par le mouvement structuraliste qui s’esquisse à partir de 1965. Ce courant prônait que le langage était la base et la condition de possibilité du signifiant. Le cinéma, en tant que système signifiant, commença dès lors à être étudié comme un langage. Metz a été le premier à mettre en évidence la grammaire de ce langage et ses nombreuses dimensions, psychologiques, sociologiques ou culturelles.

Notre étude des signes s’effectue en deux étapes. La lecture formelle ou sémio-descriptive, étape initiale de l’analyse sémiologique, est suivie par une analyse de contenu ou sémio-interprétative, qui identifie les connotations, les effets de sens… décelables dans un corpus de films et faisant référence, à un niveau externe, à des valeurs culturelles, sociales, historiques ou encyclopédiques. L’analyse sémio-interprétative permet donc de comprendre ce qui se cache derrière certains procédés cinématographiques, quel est le but de ces derniers et quel sens ils véhiculent.

Dans un troisième temps, il est important de bien cerner la situation communicationnelle : qui est l’expéditeur attesté ou déduit du signe et qui en est le destinataire.

Notre corpus d’étude est composé de cinq films : Le foulard bleu (1994) de Rakhshân Bani-Etemad, Le ruban rouge (1998) d’Ebrâhim Hâtami-Kiâ, Un parapluie pour deux (2001) d’Ahmad Amini, Siavash (1998) de Sâmân Moghadam, Le chant du cygne (2001) de Saeed Asadi. Ces films ont pour point commun une histoire d’amour. Ils traitent donc, d’une façon ou d’une autre, d’un sujet difficile à filmer dans le cinéma iranien, si réglementé. A leur sortie, ils ont touché le public par leur vraisemblance, ce qui n’est pas toujours le cas dans le cinéma iranien. Il existe beaucoup de films qui mettent en scène des relations humaines tellement invraisemblables que le spectateur ne peut qu’en rire. Aucun sentiment véridique n’est transmis, le public reste donc insensible. Par exemple, un film relate le retour d’un fils chez lui après plusieurs années de combat. Celui-ci est accueilli à la gare par sa mère, qui lui adresse un simple mot de bienvenue. Ces retrouvailles mère-fils ont été reconstituées sans aucune finesse par le réalisateur. Bien sûr, la difficulté réside dans le fait que les acteurs de sexe opposé ne peuvent se toucher dans un film iranien. L’enjeu est d’arriver à suggérer ces choses sans vraiment les montrer, ce qui fait la beauté de l’art par ailleurs.

Une scène du film Le foulard bleu

Suite à l’étude détaillée de ces cinq films, nous avons effectué un classement des signes que nous y avons repérés. Notre système d’indices est ainsi constitué de trois groupes, chacun divisé en trois sous-strates. Le premier groupe englobe les gestes, tels "le regard", "le geste avorté" et "la scène de retour". Le second comprend les éléments intermédiaires, "truchements de sens", comme "l’enfant-objet animé", "l’objet inanimé" et "le symbole". Enfin, le troisième ensemble est constitué d’éléments de la mise en scène, à l’instar de la "musique", des "transitions" et des "hors champs". Nous allons essayer d’expliquer ce système d’indices en se basant sur des exemples concrets, tirés de notre corpus.

Tout d’abord, les gestes sont très intéressants car ils témoignent de la nature des relations et du degré d’attachement entre les gens, attachement naissant, confirmé ou intime.

Le regard est un élément fondamental de cette gestuelle. En effet, dans tous les films que nous avons pu voir, il joue un rôle très important car il révèle l’état d’esprit des personnages. Il peut être le signe d’une passion ou d’une âme bouleversée. Les différents regards racontent tous une histoire. Dans notre corpus de films, les jeux de regard sont monnaie courante. Nous remarquons à plusieurs reprises un échange complexe de regards entre les partenaires : un protagoniste en fixe un autre et l’autre, intimidé, baisse les yeux. Par exemple, dans une des scènes du Foulard bleu, la femme détourne le regard lorsqu’elle s’adresse à son patron. Mais quand elle pense qu’il ne la regarde pas, elle le dévisage, avant de baisser les yeux à nouveau dès que leurs regards se croisent. Dans une des scènes du Ruban rouge, nous retrouvons la même situation mais inversée : c’est la femme qui regarde l’homme droit dans les yeux avec un air de défi. Elle le pousse dans ses retranchements et il capitule en baissant les yeux.

Afin d’éviter le contact entre la femme et l’homme, les réalisateurs prennent également le parti d’avorter, d’une manière ou d’une autre, les gestes entrepris par leurs personnages pour éviter qu’ils ne se touchent. Dans une scène du Chant du cygne, nous voyons un couple marié. Le garçon fait mine de prendre sa femme par la taille mais ne la touche pas. Le même procédé est utilisé dans le Foulard bleu : à deux reprises, la fille se penche vers son père, nous pensons qu’elle va l’embrasser, mais elle recule au dernier moment. Ainsi le geste avorté laisse place au vide, à une action en suspens.

Pour éviter que ce vide ne soit trop pesant et répétitif, les réalisateurs ont recours à divers procédés. L’un de ces procédés consiste à utiliser des "scènes-meubles". Celles-ci visent à meubler les vides et à détourner l’attention des spectateurs, comme la "scène de retour" quand un personnage fait demi-tour après avoir fait mine de partir. Dans une des scènes de Siavash, les deux héros se connaissant à peine, discutent. La jeune fille doit s’en aller, elle s’éloigne puis se retourne à l’appel du jeune homme. Enfin, après ces quelques paroles échangées, elle s’en va pour de bon. Dans le Chant du cygne nous retrouvons le même procédé : la femme veut s’en aller mais son mari la rappelle. Après avoir clos leur conversation, elle finit par partir. Aussi, qu’il s’agisse d’une première rencontre ou d’une relation constituée, les salutations sont délicates à aborder à l’écran. Etant donné que les personnages n’ont pas le droit de se toucher, les réalisateurs ont recours à ce subterfuge afin que le spectateur ne trouve pas l’absence de contact douteuse et qu’il y ait le moins de vide possible.

Les réalisateurs ont également recours à divers objets (animés, inanimés ou symboliques) qui servent de barrages entre les personnages ou qui sont, à l’inverse, sources de rapprochements. Dans une des scènes d’Un parapluie pour deux, le réalisateur attire par exemple notre attention sur les mains de la femme qui joue du piano. La scène suivante nous présente le mari en train de caresser les cheveux de sa fille. Les contacts physiques entre le couple sont neutralisés par l’enfant : c’est lui qui reçoit les caresses de son père. De même, dans le Foulard bleu, c’est en quelque sorte par l’intermédiaire de l’enfant que nous suivons l’évolution de l’histoire entre Nobar et son chef.

Dans un extrait du Chant du cygne, un fils fait ses adieux à sa mère. Avant de la quitter, il soulève son poignet et l’embrasse. En réalité, nous remarquons que le fils ne soulève pas directement le bras de sa mère, il le soulève par l’intermédiaire du manteau. Le jeune homme n’embrasse pas véritablement le poignet mais le manteau. Bien qu’il y ait contact, celui-ci se fait par l’intermédiaire d’un matériau : le tissu. Dans un autre film également, le Foulard bleu, un homme frappe de nuit à la porte de sa femme. On ne distingue que des silhouettes. La femme lui ouvre la porte. L’ombre d’une main apparaît : celle de la femme qui récupère la valise de l’homme. Le seul élément qui met en contact ce couple est donc la valise, qui revêt également une dimension symbolique.

Une scène du film Le foulard bleu

Le symbole s’avère également un procédé stylistique récurrent. Ainsi, dans le Ruban rouge, en tendant à une femme un instrument de musique, l’homme lui fait en réalité une déclaration de mariage. La réaction de la femme nous met sur cette piste : en effet, après une seconde d’hésitation, elle accepte le présent puis court se réfugier dans un coin à l’abri des regards. L’instrument de musique est ici "instrumentalisé" pour exprimer indirectement des sentiments amoureux. A plusieurs reprises dans le film, Jomeh (l’homme) avait déjà tenté de témoigner son amour à Mahboobeh en jouant de la musique. De même que Jomeh fait sa demande en mariage à Mahboobeh au moyen d’un objet symbolique, Siavash a recours à ce procédé pour faire sa déclaration à Hedyeh. Le jeune homme donne à son amie un paquet, dans lequel Hedyeh découvre des fleurs. Le réalisateur signifie par ce biais le passage d’une relation d’amitié à une relation amoureuse.

Appartenant à notre troisième groupe de signes, la musique, primordiale dans la mise en scène, est utilisée par les réalisateurs pour rendre compte d’une situation privilégiée entre deux personnages. Dans Siâvash par exemple, alors que les personnages sont attablés et discutent de tout et de rien, on entend à un moment donné une mélodie, qui marque en fait le changement des rapports entre les personnages. On comprend alors, également par l’intermédiaire de leur conversation, qu’une romance est en train de commencer. La musique souligne donc bien souvent les sentiments, amoureux ou belliqueux, des personnages, comme dans le Foulard bleu où une musique douce et mélancolique se fait systématiquement entendre lorsque les deux héros apparaissent à l’écran.

Quant à la transition, elle permet au réalisateur de passer d’un plan à un autre ou d’une scène à une autre. Ce procédé, très travaillé, est intéressant car il permet de faire croire ou donne à deviner certains événements. Dans une des scènes du Ruban rouge, nous voyons Mahboobeh, malade, qui délire : elle voit sa mère lui tendre la main et lui donner à boire. Dans la scène suivante, Jomeh est debout, il recule, tenant une gourde à la main. La transition entre les deux scènes permet de comprendre que c’est en fait Jomeh qui a donné à boire à Mahboobeh.

De même que la transition, le hors champ est employé pour suggérer des actions ou des paroles. Cela permet au spectateur de visualiser mentalement des scènes non-filmées. Parastoo (la femme), dans le Chant du Cygne, veut bander, à l’aide de son châle, la blessure de Peymân (l’homme). Au moment où elle s’apprête à panser la blessure, la partie du corps blessée n’est plus filmée. Ainsi, nous ne pouvons plus voir la femme bander la blessure de son mari mais nous le devinons. Dans une autre scène du même film, une femme est couchée sur son lit. Son père est assis près d’elle. La femme lève la tête et la pose sur les genoux de son père. Le réalisateur utilise alors à nouveau le hors champ : les genoux du père sont hors du cadre de la caméra. Ainsi, lorsque la fille pose sa tête sur les genoux de son père, elle ne fait plus partie du plan, elle n’est plus dans le champ.

Tous ces procédés nous semblent constituer une grammaire des relations homme-femme, telles qu’elles sont mises en scène dans le cinéma iranien post-révolutionnaire.

Pour compléter cette grammaire, nous comptons, dans le cadre d’une thèse, analyser également d’autres signes, comme la couleur, le discours, etc. Enfin, pour finaliser notre recherche, nous projetons de mener une enquête auprès des réalisateurs, pour savoir comment ils orchestrent ces différents procédés et auprès des spectateurs, pour connaître leurs interprétations.


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