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Les enjeux de la conservation et de la diffusion des images de guerre en Afghanistan
Du 7 au 8 avril 2008, un colloque organisé conjointement par l’Institut Français de Recherche en Iran (IFRI) et le Centre du Cinéma Documentaire et Expérimental iranien consacré au cinéma de guerre documentaire ainsi qu’à la question de la sauvegarde et de la diffusion de ce patrimoine audiovisuel, a rassemblé divers spécialistes et techniciens du cinéma, invités à débattre autour de ce thème à partir des exemples de l’Iran (1980-1988) et de l’Afghanistan (1979-2001). Etaient notamment présents Agnès Devictor, spécialiste du cinéma iranien, Camille Perréand qui, dans le cadre d’un projet de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) visant à aider la numérisation des archives cinématographiques et télévisuelles afghanes, a passé plusieurs mois à Kaboul pour mener à bien ce projet, et Youssouf Jânnesâr, qui fut le caméraman du Commandant Ahmad Shâh Massoud et filma à ses côtés des images des combats et du quotidien de ses troupes durant plus de 20 ans, de l’invasion soviétique à l’assassinat de ce dernier le 9 septembre 2001. Il détient des archives personnelles rassemblant près de 1200 heures d’images. Il commença à filmer les actions de la résistance de l’Armée islamique dès l’âge de 15 ans, sans avoir reçu de formation, en apprenant petit à petit à se servir d’une caméra sur le terrain.
Durant ce colloque, des images d’archives de la guerre Iran-Irak ainsi que les films de Morteza Avini ont été diffusés et un court métrage rassemblant une sélection d’images tournées par M. Jânnesâr en Afghanistan, de 1979 à 2001. Nous reviendrons essentiellement ici sur l’intervention de M. Perréand qui, en partant de l’exemple afghan, a évoqué les enjeux liés à la sauvegarde et à la diffusion des images de guerre, ainsi que leur rôle dans la reconstruction d’un pays sortant d’un conflit.
M. Camille Perréand a tout d’abord rappelé l’importance de la nécessité de la sauvegarde des images, qui font partie intégrante de la mémoire d’un pays et d’une nation. Le processus de sauvegarde est ainsi intimement lié à la conservation de l’identité nationale, et permet à un peuple - et plus particulièrement aux jeunes générations - de se réapproprier sa mémoire, particulièrement lorsqu’il a subi de nombreuses années de guerre ayant provoquée de profonds changements internes. La mise en place d’un processus de protection du patrimoine audiovisuel est d’autant plus nécessaire en Afghanistan qu’il fut à de nombreuses reprises exposé à un danger de disparition totale, à la fois pour des raisons idéologiques, à cause des destructions liées aux années de guerre civile, et du fait de la faible qualité des supports utilisés lors de la prise d’image.
De façon générale, M. Perréand a insisté sur l’urgence de la conservation et de la protection du patrimoine audiovisuel mondial actuel, qui, selon les estimations, serait d’environ 200 millions d’heures. Selon lui, si un processus de sauvegarde n’est pas mis en place rapidement, près de 80% de ce patrimoine pourrait disparaître d’ici quelques décennies, du fait de la dégradation des supports d’enregistrement et du matériel de lecture. Des "migrations" des supports anciens à d’autres plus modernes et de meilleure qualité, tel que le format numérique, ont donc été réalisées au sein de nombreux pays. Le défi actuel reste de découvrir des formats plus stables et de gérer financièrement et temporellement le transfert régulier d’un support à un autre. En outre, toute sauvegarde comporte deux problèmes principaux : tout d’abord, elle constitue en soi une activité hautement consommatrice de technologie à forte valeur ajoutée ; de plus, le processus de sauvegarde tend à entrer en contradiction avec le principe de l’accessibilité des archives qui sont souvent transférées sur des supports spéciaux et donc peu accessibles, aux réalisateurs de films, par exemple. A l’inverse, des supports plus souples permettraient une plus grande accessibilité à ces archives, mais seraient également plus fragiles, et susceptible d’être abîmés et dégradés par de nombreuses utilisations, ainsi que par le passage du temps.
Cependant, selon M. Perréand, tout processus de sauvegarde à l’échelle d’un pays se doit d’être effectué avec l’aide des autorités politiques centrales, seules autorités à même de mettre en place des règles générales et de centraliser l’ensemble du processus en rassemblant l’ensemble des archives dans un seul organisme. L’Etat dispose également de moyens importants, et est capable de se projeter à l’international et de récupérer certaines images de son patrimoine audiovisuel national dispersées à l’étranger, notamment celles liées aux visites officielles des leaders nationaux à l’étranger.
La mise en place d’un tel processus est d’autant plus urgent pour un pays qui vient de sortir de la guerre, et dans un pays où certaines forces en présence, - le cas échéant, les Talibans, - ont notamment fait preuve d’un rejet de l’image et d’une volonté de destruction du patrimoine audiovisuel du pays datant d’avant leur arrivée au pouvoir. Dans ce sens, au cours de ces dernières années, certains officiels afghans ont exprimé leur volonté de rassembler l’ensemble des images d’archives cinématographiques et télévisuelles afin d’éviter de plus amples pertes et dégradations du patrimoine d’images national. Ces quelques personnes n’étaient cependant qu’une minorité, beaucoup de personnes ne considérant en effet pas la mise en place d’un processus de conservation du patrimoine audiovisuel comme une priorité essentielle dans l’immédiat.
Cependant, la sauvegarde du patrimoine audio a permis, à la suite de la chute des Talibans, la rediffusion à la radio de vieilles chansons afghanes faisant partie intégrante de la mémoire collective, contribuant ainsi à recréer un certain sentiment d’appartenance à une même communauté et permettant de reforger un héritage culturel consensuel, au-delà des différences communautaires et ethniques. La conservation et la diffusion des archives audiovisuelles peuvent également avoir une influence non négligeable dans le processus de reconstruction d’un pays, qui ne se limite évidemment pas aux infrastructures matérielles.
Après la mise en place de ce processus de rassemblement des images et leur transfert sur des supports plus modernes, une deuxième étape consistera à multiplier les formations pour assurer au pays une autonomie de ses techniciens, notamment dans l’entretien du matériel, ainsi qu’à mettre en place des bases de données documentaires et une indexation des images et un système de classement par mot-clé.
Se pose cependant la question suivante : faut-il tout conserver, faut-il tout montrer ? Certaines images "gênantes" de la guerre civile montrant les parties en présence ne peuvent-elles pas parfois nuire à cette réconciliation ? Un "besoin d’oubli" est-il justifiable ? Où "tout montrer" permet-il de mettre chacun face à ses responsabilités et d’affronter les traumatismes récents ? La réponse n’est pas si évidente. Ainsi, en France, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, certaines images liées à la collaboration ont été volontairement "omises" lors du processus de sauvegarde des archives dans le cadre d’une reconstruction de la mémoire mettant davantage en valeur l’action héroïque de la "France résistante", érigé en socle de la construction d’un nouveau consensus national.
M. Jânnesâr a quant à lui insisté sur l’importance qu’accordait le Commandant Massoud à l’image. Dès le début de ses opérations de résistance, ce dernier avait à ses côtés quelques caméramans qui le filmaient dans son quotidien, au côté de ses hommes. Pour lui, ces images avaient trois buts principaux : un objectif stratégique, les images permettant de faire du repérage et de déterminer les positions de l’ennemi ; un objectif pédagogique, les scènes de guerres filmées étant ensuite rediffusées et montrées aux combattants afin qu’ils s’auto évaluent et se rendent compte de leurs erreurs, et enfin, un but de témoignage pour les générations futures, afin qu’elles prennent conscience des réalités de cette guerre et de la résistance afghane. Ahmad Shâh Massoud a donc très tôt compris l’importance de l’image dans la construction de la mémoire. Il disait également à ses caméramans qu’ils seraient doublement récompensé par Dieu, d’abord pour avoir participé à la guerre, mais également pour avoir, au travers la prise d’image, servi les générations futures.
Cependant, contrairement à la grande majorité des films tournés en temps de guerre dans d’autres pays, les images n’étaient aucunement destinées à faire de la propagande et n’étaient pas tournées dans une logique de diffusion dans l’immédiat. Ils n’avaient donc pas de dimension mobilisatrice et n’étaient pas destinés à augmenter les rangs, ou à susciter un mouvement de sympathie générale pour le Commandant Massoud et ses troupes à l’échelle nationale. Tournés avant tout pour la mémoire et la postérité, à l’instar des films de Morteza Avini, ces films dénués de slogans et de dimension propagandiste laissent donc au spectateur une plus grande liberté d’interprétation, chose rare dans ce genre de films qui demeure souvent instrumentalisé à des fins idéologico-politiques. De par le témoignage qu’elles renferment et malgré leur caractère récent et donc parfois sensible, ses images doivent donc être protégées des multiples menaces tant naturelles que politiques qui pourraient entraîner leur disparition progressive. L’un des problèmes majeurs demeure cependant le caractère fragmentaire des images filmées, la majorité des images disponibles ayant été avant tout filmées par les hommes du Commandant Massoud. Nous sommes donc encore loin de disposer d’un patrimoine visuel permettant une lecture plus exhaustive de la guerre. En outre, l’absence de véritable consensus national concernant la nécessité de conservation empêche la mise en place d’un véritable processus de rassemblement des images permettant de constituer un système d’archivage numérisé, rassemblant l’ensemble des images tournées durant ces décennies de conflit. L’image demeure dans tous les cas un enjeu essentiel dans la reconstruction d’un pays sorti de guerre, en permettant de reconstruire une représentation commune - même si parfois quelque peu "mythique", et adaptée aux logiques de réconciliation du présent -, du passé national, et de recréer une sorte de nouveau regard partagé créant l’esquisse d’un lien entre les différentes composantes d’une population déchirée par des décennies de guerre.