N° 32, juillet 2008

A la découverte d’un talent littéraire français :

Entretien avec Oliver Rohe


Entretien réalisé par

Elodie Bernard


Oliver Rohe, romancier français né en 1972, s’est fait remarquer en 2003 avec son livre Défaut d’Origine, publié aux éditions Allia. Ayant également écrit un roman intitulé Terrain vague (éditions Allia, 2005) et une fiction biographique consacrée à David Bowie, Nous autres (éditions Naïve, 2005), il est coauteur, avec François Bégaudeau et Arno Bertina, de l’ouvrage Une année en France, Référendum, banlieue, CPE (éditions Gallimard, 2007) qui dresse une cartographie littéraire de la vie politique française de l’année. En compagnie de François Bégaudeau, Arno Bertina, ainsi que de Mathieu Larnaudie et Jérôme Schmidt, il est un des fondateurs de la revue littéraire et philosophique Inculte.

Gros plan sur Défaut d’Origine :

Défaut d’Origine. Un premier roman remarqué pour Oliver Rohe. Le sujet : un voyage en avion vers son pays d’origine, le Liban, qui devient un vaste chantier de réflexions autour d’un triptyque de thèmes : patrie, famille, langue.

Dans le huis clos que va constituer cet avion de ligne, le narrateur et les souvenirs de son ami d’enfance s’entremêlent et forment un monologue intérieur. Le narrateur se remémore les dires de ce mystérieux ami d’enfance, un dénommé Roman. En une étrange schizophrénie, le narrateur rejoint son ami d’enfance. Ce narrateur s’était employé, une fois parti dans l’exil, à tout oublier, oublier son pays, "sa prétendue langue maternelle, ses prétendues racines, sa prétendue histoire", ainsi que l’horreur de la guerre. L’auteur en profite pour décrier la littérature de l’exil, son "sentimentalisme mercantile". Quelques pages également sur l’échec de la guerre à justifier l’acte créateur : car "c’est de l’avant qu’il faut aller", si tout passé n’est que "la mise en forme de lamentables fictions rétrospectives". Lui qui a éprouvé "cet irrésistible besoin de ne rien raviver, de poursuivre inlassablement l’effort de tout reconstruire, l’effort de rassembler ses forces pour aller de l’avant", le voilà projeté dans un avion vers son origine. "C’est ce voyage dont j’interroge encore l’improbable pertinence qui est à l’origine de ce déferlement impromptu."

Oliver Rohe

De la pensée de l’auteur, le lecteur n’en sortira nullement. Emporté dans les méandres de la pensée, par un style grave et dense, le cours du monologue intérieur est toutefois encadré par deux procédés narratifs : l’expression "en français dans le texte" en bas de page, et les turbulences ayant trait au vol lui-même, posées dans le texte comme de simples artefacts à la réflexion. C’est progressivement au fil des pages que l’auteur, s’échappant insensiblement de son carcan intellectuel que peuvent représenter pour lui la famille, la patrie, crée son langage propre. Un langage propre à cet auteur en exil.

Interview

Dans Défaut d’Origine, le lecteur est plongé dans les méandres d’un monologue intérieur occasionné par un retour d’exil ; Terrain vague est une exploration de l’après-guerre, l’après catastrophe. Il ne s’agit pourtant pas de vos témoignages, en tant que personne ayant grandi dans un pays en guerre, le Liban.

De ces livres ressort une certaine vision sur la restitution du réel par la forme romanesque. Comment pourriez-vous la décrire ? Comment pourriez-vous qualifier votre pratique de l’écriture romanesque ?

Je ne sais pas si pour ces deux premiers livres il s’agit d’une restitution du réel. Les deux s’inscrivent plutôt dans la tradition du stream of consciousness, c’est-à-dire qu’ils tentent de restituer une conscience en mouvement - le flux - plus qu’un réel. Cela dit, il y a évidemment un lien entre les deux, puisque la conscience est toujours confrontée au réel - ou la mémoire. C’est ce conflit là que j’ai essayé d’explorer.

Donc, pour ce qui concerne ces deux premiers livres, je qualifierais ma pratique de la manière suivante : décrire un état mental en situation de conflit - avec le réel, la mémoire, le corps, la langue.

Une écriture profondément intime et pourtant aucune revendication de singularité de votre part. Quelle est la position du "je" dans votre travail d’écriture romanesque ?

Je n’ai évidemment rien contre l’autofiction. Je n’hésite pas non plus à utiliser mon expérience personnelle comme matériau romanesque. Mais mon travail se situe aux antipodes de ce genre, précisément parce que le "je" dans mes livres n’est pas une instance de l’intime. C’est un "je" de commodité, que j’ai utilisé par pure nécessité technique. Sur le fond, je crois que l’impasse de l’autofiction réside dans sa revendication de la singularité, dans le gain d’un "je" qu’elle convoite. Je tends plutôt vers la disparition du "je" plutôt que vers son affirmation. Pour une raison assez simple : je ne crois ni à la singularité propre, ni à la possibilité de figer le "je", de le connaître comme diraient les Anciens. Le je est sans cesse traversé de forces, parfois contraires, qui empêchent sa fixation. Il n’y a pas non plus de "je", ou de moi, tapis au fond de nous-mêmes et qu’il s’agit de dévoiler. La volonté de sédentariser le "je", de l’enraciner dans une identité illusoire, est à mon sens une erreur théorique.

Le français n’est pas votre langue maternelle, n’est-ce pas ? Comment "êtes-vous entré en français" ?

Quel rôle a joué la langue française dans votre travail d’écriture ?

Qu’est-ce que d’écrire dans une langue autre que votre langue maternelle vous a davantage permis de faire ? D’avoir une plus grande marge de manœuvre ?

Le français n’est pas ma langue maternelle, mais il n’est pas une langue étrangère non plus. Je l’ai appris en même temps que les autres langues que je pratique - on le parlait à l’école, à la maison, etc. Ce n’est donc ni un rapport d’étrangeté, ni un rapport de familiarité : mais un entre-deux. Autrement dit, je ne l’ai pas vraiment appris, jusqu’à ce que je me mette à l’écriture - au début, l’essentiel est de faire patte blanche, de se montrer à soi-même qu’on maîtrise cette langue au même titre que les autochtones. C’est d’abord un rapport d’aliénation disons, de désir de normalité excessif.

Mais une fois que j’ai compris que la langue française ne sera jamais complètement ma langue maternelle, qu’il y aura toujours une distance entre elle et moi, j’ai fini par accepter ma position excentrée. L’avantage, si avantage il y a, c’est que cette position excentrée m’offre un regard plus distant sur la langue, ses mécanismes, ses étrangetés, ses contraintes. Je vois la Loi de l’extérieur.

Vos revendications quant à une littérature d’exil sont violentes, dans Défaut d’Origine. D’où provient donc une telle véhémence ? Au final, l’acte d’écrire dans ce récit n’a pas semblé réussir dans la tentative de se libérer de la camisole originelle, véritable carcan intellectuel. Quelle place à l’écriture au sein de cette ambition ?

Cette question rejoint celle qui concerne le je. La littérature d’exil est très souvent une littérature mélancolique, qui met en scène un personnage qui déplore son déracinement, qui le vit comme une espèce de chute, de perte de pureté ou de déchéance. C’est une fois de plus un rapport à un moi idéalisé, fossilisé dans le passé, alors que j’estime qu’il n’y pas de moi, encore moins un moi idéalisé dans le passé. La volonté de déracinement, du devenir quelconque disons, n’est bien entendu jamais acquise, puisque le passé, la culture d’origine, la langue d’origine nous poursuivent sans cesse. L’image est sans doute convenue, mais il s’agit bien d’une ombre ; d’une dialectique permanente, indissoluble, entre forces contraires. Dans Défaut d’origine, le personnage principal, Roman, échoue effectivement à se libérer de la camisole originelle, mais le narrateur, lui, y parvient plus ou moins.

Avec un style dense et grave, on ressent l’influence de l’irlandais Samuel Beckett. Par ailleurs, à la fin du roman Défaut d’Origine, vous rendez hommage à l’écrivain autrichien Thomas Bernhard. Quelles sont vos références (françaises, libanaises ou iraniennes) ?

Défaut d’origine est avant tout un dispositif dont le but était de montrer qu’il n’y a pas de singularité, pas d’identité propre, pas de langue à soi. Pour le démontrer, pour mettre en lumière ces forces qui nous traversent, j’ai usé du style de Bernhard, mais ça aurait pu être quelqu’un d’autre. Pourquoi lui alors ? Précisément parce qu’il s’inscrit dans cette tradition du monologue intérieur tendu vers la détestation des origines. Beckett est évidemment une référence (comme pour tout le monde je crois), mais je ne le conçois pas comme un écrivain grave. C’est plutôt un grand comique.

Les autres écrivains que je lis avec assiduité et passion sont beaucoup trop nombreux pour que je puisse les citer tous. Chacun m’ouvre une porte, me nourrit d’une manière ou d’une autre, voilà l’essentiel. Hélas, je n’ai pas de références libanaises ou iraniennes.

L’ouvrage de tendance sociologique Une année en France dont vous avez été co-auteur relate certains des évènements marquants de l’année 2005-2006.

Quelle place peut prétendre cette littérature, entre fiction et sociologie, qui a pour objet la société ? Et comment pourrait-elle s’insérer dans notre environnement de tous les jours : serait-elle là pour cautionner ce que nous rapporte la presse ; ou bien au contraire, sortir des représentations conventionnelles/clichés parfois relayés dans la presse ?

Le rôle de la littérature, s’il faut lui en assigner un, serait à mon sens de rendre justice à la complexité du monde. Elle nous permet de voir le réel dans son désordre infini, en multipliant les registres et les angles de vue. Evidemment, elle n’épuisera jamais ce réel, mais elle peut au moins tenter de le capter. Je ne suis pas sûr que la presse ne soit pas en mesure de restituer cette complexité. Le journalisme n’est pas inapte a priori. D’ailleurs Une année en France tient aussi du journalisme, puisqu’il cherche à s’attacher aux faits et à la manière dont ces faits ont été relayés. Les discours conventionnels que nous avons essayé de déconstruire sont autant le fait d’intellectuels que d’hommes politiques ou de journalistes. Comment la littérature pourrait-elle s’insérer dans le quotidien ? Hélas je n’ai pas de réponse à cette question. Les gens sont heureusement libres de lire ce qu’ils veulent.

Coauteur du recueil Devenirs du roman (éditions Naïve, 2007), pourriez-vous décrypter pour nous les grandes tendances, les enjeux du roman français d’aujourd’hui ?

Je ne crois pas à l’idée de tendance. Ce sont en général les éditeurs et les journalistes qui les fabriquent, pas les écrivains. Dans les Devenirs du roman, nous avons précisément essayé entre autres de montrer à quel point la pratique romanesque échappait à l’idée de tendance ou de définition - forcément restrictive. Le roman est avant tout forme élastique, indéfinie, qui s’est progressivement libérée de ses canons. A mes yeux, s’il y a un enjeu romanesque aujourd’hui, ce serait le suivant : comment donner voix à la complexité et au désordre. Comment résoudre l’équation entre désordre du monde et ordre de la narration.

Ancien journaliste du magazine culturel Chronic’art, vous êtes également chroniqueur littéraire dans l’émission culturelle اa balance à Paris sur la chaîne Paris Première.

L’interaction qui existe entre critique journalistique et édition est souvent montrée du doigt de nos jours. Pourriez-vous nous donner un aperçu de l’environnement littéraire parisien ?

Qu’il y ait des relations incestueuses entre presse, édition et écrivains est un fait. Il peut d’abord surprendre - il m’a surpris. Mais au final, ce phénomène ne me semble ni nouveau, ni complètement absurde. L’essentiel est ailleurs : dans le travail fourni. Concentrer toute son énergie à la dénonciation des coutumes du "milieu littéraire" est inutile et sans effets.

Romans, biographie fictive, recueil de tendance sociologique. Quel sera le genre de votre prochain livre : un roman ou une pièce de théâtre ?

Il s’agit d’un roman à plusieurs voix, dont l’une est celle d’un acteur de théâtre. Mais j’aimerais un jour écrire une pièce de théâtre.

Etes-vous déjà allé en Iran ? Avez-vous un quelconque rapport avec ce pays, via par exemple la littérature et la culture persane ?

Je n’ai jamais visité l’Iran. Ca arrivera peut-être un jour.

Merci pour le temps que vous nous avez accordé, alors même que vous étiez en train d’écrire la fin de votre prochain manuscrit.


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