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L’épopée (hamâseh [1] en persan) est l’un des genres les plus anciens de la littérature persane dont les récits se transmettaient oralement de génération en génération pour être ensuite peu à peu diffusés sous une forme écrite. Cependant, le "Hamâseh" n’évoque pas seulement l’héroïsme ou la conquête, il relate l’Histoire d’une nation, ses croyances et ses anciennes coutumes. L’épopée d’une nation est la représentation de ses idéaux, aussi bien que les efforts de l’humanité dans le chemin menant à la gloire, l’honneur et la loyauté. Elle cherche à trouver une réponse aux questions essentielles de la vie et de la mort, de l’amour et de la haine, de la tolérance, etc. Elle retrace la vie de l’homme dans un monde mystérieux, mystique, mythique et religieux. Un monde à la fois réel et irréel. Le monde des pouvoirs magiques, des signes et des augures, de la relation de l’homme avec la spiritualité. Un monde incompatible avec la raison de l’homme "moderne".
Dans la littérature persane, nous pouvons distinguer nettement l’épopée héroïque (Shâhnâmeh de Ferdowsi, Zafarnâmeh de Hamdollah Mostofi, Shahanshâhnâmeh de Sabâ), l’épopée religieuse (Khâvarânnâmeh d’Ebn-e Hesâm, Khodâvandnâmeh de Sabâ Kâshâni), de l’épopée mystique et religieuse (Mantegh-ol-Tayr de Farid-od-Din Attâr). Les anciennes épopées persanes sont plutôt versifiées et on y évoque des questions graves ou un fait héroïque dans un style très soutenu.
Le Shâhnâmeh, chef d’œuvre épique persan, demeure le meilleur exemple de l’épopée iranienne et l’on y retrouve notamment les motifs de l’héroïsme, la moralité, l’amour, la philosophie et la religion. Avant Ferdowsi, l’histoire de Rostam et Sohrâb n’était qu’un conte transmis oralement, que ce dernier décida de rédiger sous une forme écrite afin de revivifier la langue, l’histoire et la nation perses.
Les héros qui dominent l’épopée du Shâhnâmeh sont des guerriers comme Rostam, Esfandiyâr, Sohrâb, Guive, ou encore Tousse. Dans certaines épopées occidentales comme dans L’Iliade, les héros combattent notamment dans le but de conquérir une femme. Les héros des épopées persanes ont des motivations plus élevées, comme pour Rostam, dans sa lutte contre le roi tourâni Afrâsyâb, la défense de la patrie. En outre, si Esfandiyâr dit lutter pour obéir au roi, il ne lutte en réalité que pour exalter la religion behi [2].
Dans l’épopée persane, il existe des animaux fabuleux comme des chevaux ailés, des oiseaux mythiques détenant le secret du bonheur (Homâ), des dragons à sept têtes, etc. Xanthos, le cheval d’Achille est capable de parler et de prévoir. Rakhsh, le coursier de Rostam, est un cheval extraordinaire, qui combat le lion et peut prendre des décisions. Le Simorgh, oiseau fabuleux de l’épopée persane, élève Zâl, père de Rostam, et joue le rôle de la sage-femme en aidant la mère de Rostam à mettre ce dernier au monde grâce à une césarienne. C’est également le Simorgh qui apprend à Rostam comment vaincre Esfandiyâr l’invincible. C’est encore lui qui donne l’une de ses plumes à Zâl afin qu’il l’appelle en la brûlant chaque fois qu’il a besoin de son aide. Dans l’épopée mystique Mantegh-ol-Tayr, le Simorgh est le symbole de Dieu. En général, le héros tue un animal monstrueux, comme Rostam et Esfandiyâr dans Haft Khân [3]. Fereydoun, le héros de l’histoire de Zahhâk [4] tue celui-ci qui n’est en réalité qu’un dragon. De façon générale, le héros de l’épopée mystique essaie de sublimer ses passions au travers des défis qui se présentent à lui.
Dans l’épopée, il existe également des plantes merveilleuses ayant des vertus magiques. Esfandiyâr devient invulnérable en mangeant une grenade, qui est un fruit sacré. Le sang de Siavash fait pousser une plante qui peut guérir certaines maladies. Enfin, dans l’épisode de Rostam et Esfandiyâr, Ferdowsi nous parle d’une sorte d’arbre merveilleux qui s’appelle "gaz".
Le héros de l’épopée est un être surhumain. Dans l’épopée occidentale de L’Enéide, Enéas est le fils de la déesse Aphrodite. Thétis, la mère d’Achille, est une déesse. En revanche, l’épopée persane ne présente pas clairement le héros comme le fils de Dieu. Cependant, l’une des caractéristiques des héros, c’est-à-dire le caractère extraordinaire de leur vie, les rapproche de Dieu. Rostam a déjà cinq cents ans quand il combat Esfandiyâr. Son père est élevé par un être céleste (Simorgh) dans les montagnes des dieux (Alborz). Esfandiyâr est un homme hors du commun et invulnérable. Ainsi, les forces métaphysiques jouent un rôle déterminant dans l’épopée. Si les héros des épopées occidentales sont en contact avec les dieux et s’adressent à eux, dans l’épopée persane, le héros s’adresse au ciel, jure par le soleil, la nuit. Dans son dernier combat contre Sohrâb, Rostam demande à Dieu de lui rendre sa force d’autrefois. Dans l’épisode de Rostam et Esfandiyâr, Zâl, père de Rostam, parle respectueusement avec le Simorgh, oiseau sacré de la mythologie persane.
Une femme tombe amoureuse du héros de l’épopée et souffre de son indifférence. Tahmineh, fille du roi de Samangân, s’éprend de Rostam, tandis que celui-ci n’éprouve pas le même sentiment. Il en est de même pour Siavash et Soudâbeh. Cet épisode est l’un des plus tristes et des plus émouvants du Shâhnâmeh. Il est à préciser que dans l’épopée persane, les héros sont très rarement des femmes. Gordâfaride, en tant qu’héroïne du Shâhnâmeh, reste elle aussi indifférente à l’amour que lui porte Sohrâb.
Les héros de l’épopée sont des héros nationaux. Si Adam dans Le Paradis perdu de Milton est le représentant de l’être humain, Achille dans L’Iliade et Rostam dans le Shâhnâmeh sont des héros nationaux.
On peut dire que dans l’épopée, comme dans le mythe, le temps et l’espace ne sont pas exactement précisés. Le territoire est partout, sous terre, dans le ciel, dans la montagne... L’Adam du Paradis perdu est à la fois au paradis et en enfer. Dans les épopées religieuses, Satan peut voyager partout sauf dans le cœur des fidèles. Rostam voyage dans les terres lointaines, au Sistân, Tourân, Samanghân, Mâzandarân… Lui et Esfandiyâr franchissent les "Haft Khân" ou "sept étapes". Le héros des épopées mystiques doit franchir les sept étapes de la voie mystique appelée "solouk".
Le héros fait des choses hors du commun. Par exemple, Rostam mange pour son déjeuner un zèbre rôti embroché à un arbre, et est tellement lourd qu’en marchant, son pied s’enfonce dans la terre !
Un anti-héros s’oppose toujours au héros de l’épopée. Ils se combattent jusqu’à ce que l’un vainc l’autre. Les scènes les plus frappantes de l’épopée sont sans doute les corps à corps entre le héros et l’anti-héros, comme celui opposant Rostam et Ashkbous dans le Shâhnâmeh. Mais Rostam, Sohrâb et Esfandiyâr sont tous des héros légendaires, et la défaite de l’un ou l’autre tend à transformer le récit en tragédie. Le héros de l’épopée réalise de grands dessins, de portée nationale ou mystique. Rostam et Afrâsyâb combattent par patriotisme. Esfandiyâr et Ardjâsb quant à eux poursuivent un but religieux et mystique.
Le corps à corps est souvent précédé d’un radjazkhâni (mise au défi) en vue de railler l’adversaire ainsi qu’un mofâkhéreh (chaque partie vantant ses pouvoirs et mérites), tel que ce fut le cas avant le combat de Rostam et Esfandiyâr. Le héros entre en scène, commence à parader en cherchant un adversaire. Dans l’épopée philosophique et religieuse, chacun essaie en argumentant d’accuser et de condamner l’autre.
Dans ces combats épiques, on utilise également toutes sortes d’armes blanches : lances, épées, massues, poignards, etc. Rostam et Esfandiyâr s’affrontent avec des lances et des flèches. Le radjâzkhâni dont l’objectif, comme nous l’avons signalé, est de décourager et de railler l’adversaire, de se donner confiance et d’affaiblir le moral de l’autre, peut être également considéré comme une arme à part entière. L’autre arme est la ruse. Etre rusé dans le sens positif du terme est l’une des caractéristiques des héros. La ruse est en effet la dernière issue. Rostam échappe en rusant à une mort inévitable que veut lui infliger Sohrâb. De même, Esfandiyâr ne parvient à conquérir Rouïndej (La forteresse invincible) qu’en recourant à la ruse.
Les augures, les rêves et les prévisions occupent également une place importante dans le destin des héros. Sâm rêve que Zâl est vivant et vit dans la montagne Alborz. Djâmâsb prévoit la mort d’Esfandiyâr par Rostam. Ce dernier avait pressenti la fin tragique de son combat avec Sohrâb (Rostam tue son propre fils Sohrâb, sans le reconnaître).
Les démons, les monstres, les magiciens, les sorciers, figurent aussi parmi les protagonistes de l’épopée. Par magie, Afrâsyâb [5] rend le monde ténébreux à Keykhosrow. Le démon Akvân mène Rostam au ciel pour le jeter ensuite à la mer. Dans le Haft Khân (les sept épreuves), Rostam se mesure au grand démon blanc. Tahmouress [6] essaie de vaincre l’armée des démons et des sorciers. Esfandiyâr tue la sorcière. Les héros sont en général toujours vainqueurs face aux démons.
Dans les épopées occidentales, les guerriers ou les chevaliers cachent leurs noms et se présentent avec un nom de guerre. De la même manière, dans les épopées persanes, les héros ne se présentent pas lors du combat. Rostam ne se fait pas connaître à Sohrâb, ce qui provoque la tragédie ultime de l’histoire : le père tue son propre fils sans le savoir.
L’épopée, étant un genre noble et suggérant la grandeur et l’honneur, exige d’être rédigé dans un style élevé. Le choix des noms est donc important. Les noms de Rostam, Sohrâb, Esfandiyâr, Tahmouress suggèrent phonétiquement la grandeur et la majesté. En général, l’épopée persane est versifiée et composée dans le style khorâssânien (il existe également des épopées persanes en prose) dont la caractéristique la plus importante est l’abondance des mots du vieux persan. Le poète y évite la périphrase et privilégie la litote. L’image et la métaphore y abondent. Les héros sont comparés aux lions, tigres ou baleines qui sont les symboles de la force physique.
L’hyperbole ne constitue pas seulement une figure de style, elle est également une exigence de l’épopée. Ferdowsi nous dépeint ainsi le champ de bataille : la poussière soulevée creusait six étages dans le sol et édifiait huit étages dans le ciel ! Le maître Ferdowsi recourt également abondamment à l’emploi des métaphores, hyperboles et images diverses. Il consacre par exemple près de six vers uniquement aux noms et adjectifs désignant les qualités des héros.
L’importance du Shâhnâmeh ne réside pas seulement dans son style et son langage, mais également dans les questions culturelles, nationales, sociales et religieuses qu’il aborde. Le héros de l’épopée, comme nous venons de le signaler, doit être aimé du peuple. Sinon, comme l’Alexandre de l’Eskandar Nâmeh de Nezâmi, qui est pourtant une épopée aux valeurs littéraires hors pair, mais exempte de toute dimension nationale et populaire, elle n’aura pas de valeur.
Sources :
1. Anvâri, Hassan, She’ar, Djafar, L’Histoire épique de Rostam et Esfandiyâr, Téhéran, Ghatreh, 1376 (1997).
2. Anvâri, Hassan, She’ar, Djafar, L’Histoire tragique de Rostam et Sohrâb, Téhéran, Peivandeh Moâser, 1378 (1999).
3. Shamisâ, Sirous, Les Genres littéraires, Téhéran, Ferdows, 1383 (2004).
[1] Hamâseh (حماسه) est un terme arabe qui signifie la bravoure, la vaillance.
[2] Religion fondée sur deux principes, celui du bien et du mal ; le zoroastrisme
[3] Ou Haft khâneh, ou les "sept étapes" qu’Esfandiyâr franchit pour délivrer Kâvous des monstres. Il combat d’abord un lion, puis il se retrouve dans un désert. Après avoir traversé le désert, il combat, étape par étape, des dragons, une sorcière, l’armée des Owlâd, le dragon Arjang, et enfin le monstre blanc. Rostam aussi dans son Haft Khân, franchit presque les mêmes étapes qu’Esfandiyâr.
[4] Tyran légendaire de l’épopée iranienne qui a régné mille ans sur l’Iran. Il est le symbole du mal et de Satan dans les histoires iraniennes.
[5] Roi touranien
[6] Roi légendaire de l’épopée iranienne