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De nouveau, cette route… Kâshân et le nord d’un bord, Yazd et le sud de l’autre, le désert tenant lieu d’océan, et la montagne de rivage… Ce sera le sud… Et c’est un petit pick-up blanc qui s’arrête. Son chauffeur, très souriant, va jusqu’à Zâhedân… Pour la prochaine étape, il n’y a que l’embarras du choix… L’homme, un baloutchi, vient de Téhéran, il redescend à vide jusqu’à la frontière pakistanaise, là, il se constituera un nouveau chargement, et reviendra le livrer au grand bazar de Téhéran… Pour le moment, il joue avec sa moustache, aux pointes nettement plus anglaises que persanes. Il porte une sorte de chevalière en or, ce qui contraste là aussi avec les habitudes persanes… Cette fois, ce n’est pas le déferlement des questions habituelles ; si l’homme fait souvent cette route, et y ramasse les étrangers, il a dû pouvoir satisfaire sa curiosité à propos de ce qui pousse de jeunes occidentaux à traverser l’Iran pour aller vers l’Inde… Il est aussi plus délicat d’interroger une jeune fille sur son statut marital, ses projets, qu’un jeune garçon… Il ne faudrait pas engendrer de méprise… Aussi, cela donne à Lalla Gaïa le loisir d’interroger son bienfaiteur sur sa région… L’homme est originaire de Zabol. Connaissant l’intérêt des occidentaux pour l’insolite, les choses extraordinaires, il lui parle d’une montagne étrange qui se trouve près de sa ville, dont on dit qu’elle est tombée du ciel, qu’elle est faite d’une roche qui ne se retrouve nulle part à la surface de la terre, et de laquelle émanent des vibrations sans pareil. De fait, les gens ont construit à sa surface un sanctuaire, un lieu d’intercession, là-même où aurait été enseveli un Imâmzâdeh, et établi un cimetière… Il paraît que l’on y trouve la guérison… Voilà de quoi exciter l’intérêt de notre voyageuse ! Le nom de ce lieu est Kouh-e Khâjeh. Le voilà mis au sommet de la liste des lieux prioritaires… Mais le baloutchi conseille à Lalla Gaïa de ne pas voyager seule autour de Zabol, et de trouver quelqu’un pour l’accompagner… C’est noté… Quoi qu’il en soit, elle verra sur place ce que lui dicteront ses impressions…
Le véhicule entre dans Ardestân. Au centre de la petite ville, un îlot de coupoles, un vaste complexe aux formes arrondies attire l’œil. C’est la grande mosquée. Lalla Gaïa remercie le chauffeur et lui demande de la laisser descendre. Il lui dit que c’est dommage, qu’elle pouvait aller jusqu’à Zahedân. Mais elle n’est pas pressée, et si Dieu veut, elle rencontrera d’autres chauffeurs aussi aimables…
Ne prêtant aucune attention aux petites rues de la ville, Lalla Gaïa marche droit vers la grande mosquée. Lorsqu’elle y pénètre, il lui semble qu’elle change de monde, d’époque même… Le calme enveloppant, la pénombre de ce que l’on pourrait appeler le narthex, la fraîcheur de l’air, l’absence d’âmes qui vivent, au demeurant : tout concourt à suggérer le passage vers une autre réalité, ou vers un autre visage de la réalité… Des moucharabiehs de briques croisées laissent passer la lumière et assurent un transfert de l’air d’une partie à l’autre de l’édifice, le faisant demeurer agréable, quelle que soit la chaleur régnant au dehors. On peut passer d’une pièce à l’autre, toutes surmontées de hauts dômes, le premier cercle ayant toujours une vue sur la cour centrale, et ainsi rayonner autour d’elle, vibrante de lumière. Ces pièces s’enchaînent, et si l’on en suit le déroulement, on s’éloigne parfois beaucoup du cœur, tant le complexe est vaste, et multiple. Dans les espaces les plus reculés, il peut faire très sombre. Des escaliers permettent de prendre de la hauteur, et l’on débouche parfois sur l’intérieur de l’édifice, à la base d’un dôme. Certaines coupoles sont absentes. On peut aussi aller sur les toits, vagabonder dans un étrange paysage mi-ocre, mi-aérien, d’où l’on domine toute la ville, et même la région…
Lalla Gaïa erre ainsi dans le ventre de ce grand corps ventilé et parcouru de luminosités changeantes, les reflets provenant du soleil inondant la cour voyagent sur les murs, au gré des heures… Elle s’enfonce tantôt dans une pénombre de plus en plus intense, dans laquelle l’ouïe à tendance à s’aiguiser, au fur et à mesure que l’œil s’agrandit pour ne presque rien voir cependant, et tantôt elle revient vers la lumière, attirée par une suite de reflets et remontant vers leur source. C’est un véritable labyrinthe, et après un certain temps, on doute d’en voir la fin…
Dans l’une des pièces les plus sombres, Lalla Gaïa a un sursaut ; il lui semble qu’une forme est recroquevillée dans la pénombre, au pied d’une colonne ! Elle n’ose s’approcher, ni regarder franchement… Elle continue de faire le tour de la pièce, le nez en l’air, observant la façon dont le peu de lumière lèche le sommet de la coupole intérieure… La forme ne bouge pas. Lalla Gaïa se sent inquiète et quitte la pièce, prenant un escalier pour aller voir de là-haut. D’une ouverture dominant la pièce, au niveau de la base du dôme, elle scrute le sol et a tout d’abord l’impression d’avoir rêvé, car elle ne voit rien, ni personne… Mais à force de forcer son regard, elle retrouve la forme entraperçue, toujours immobile, et constate qu’il s’agit d’un tchador ! Il y a là une femme, quoique rien ne puisse le confirmer, le vêtement ne laissant voir aucune partie de son corps… Elle ne bouge pas. Est-elle seulement en vie ? Il est plus raisonnable de penser qu’elle est allée là afin de se reposer, et qu’elle dort à poings fermés… Son tchador est poussiéreux et fait presque corps avec le sol, comme avec la sombre base de la large colonne. Lalla Gaïa se dit qu’elle n’a aucune raison de faire quoi que ce soit, mais cette présence la rend vraiment mal à l’aise. Cette personne immobile et poussiéreuse, gisant dans la partie la plus reculée de l’édifice, est comme une incarnation du malheur, de la souffrance, ainsi que de l’oubli et de l’abandon… L’envie de faire quelque chose se heurte à la possibilité de commettre un impair. Réveillerait-elle quelqu’un qui a peut-être eu du mal à s’endormir ? Importunerait-elle une personne ayant besoin de solitude ? Sa perplexité se double d’une forme de peur qu’elle ne s’explique pas. Dans ce genre de situation, elle se force à considérer qu’elle n’est ici qu’une étrangère de passage et que personne ne l’attend pour résoudre une quelconque situation… Aussi, elle préfère continuer son exploration… Et retourner vers des lieux moins ténébreux.
Revenue aux abords de la cour, elle se pose derrière un des moucharabiehs donnant directement sur elle, s’y adosse, lorsque son regard tombe sur un objet brillant, posé au creux de l’une des ouvertures du moucharabieh. Il s’agit d’une bague en argent, de petite taille, surmontée d’une agate d’un rouge profond. Le décor ornant la monture est très simple, mais magnifiquement réalisé, la pierre intercalée entre l’œil et le soleil, s’anime d’une couleur somptueuse qui lui ravit le cœur, il lui semble que son être entier s’y plonge, s’y inscrit, s’en revêt, au point que son pourpre de sang en vient à remplir tout l’espace autour d’elle, avec ce centre clair qui semble avoir emprisonné le soleil dans un univers clos, épais, démesurément dense… La contemplation de cette pierre vaut un pèlerinage se dit-elle… Aussi, elle se souvient que cet objet n’est pas le sien et regarde autour d’elle, instinctivement… Là, sans prévenir, apparaît une très jeune femme, entièrement vêtue de blanc, au visage radieux, mais avec une certaine gravité dans le regard. Elle lui dit : "Salam. Cette bague est pour toi."
Lalla Gaïa : "Comment pourrais-je l’accepter ?"
La dame : "Elle est à toi."
Lalla Gaïa : "Merci. Je ne sais que dire… Je suis confuse…"
La dame : "Les objets ne sont que des reflets, façonnés par d’autres reflets… Ce reflet-là croise ta route aujourd’hui, que son chant éclaire ton âme… Cette pierre provient de la première montagne ayant accepté de s’incliner devant son Créateur."
Lalla Gaïa ose à peine regarder cette dame, elle retourne la petite bague entre ses doigts, puis l’enfile sur l’annulaire de sa main droite. Elle y convient parfaitement. Elle en ressent une profonde émotion et ne sachant pourquoi, les larmes lui montent aux yeux. Elle les essuie du revers de sa manche et, regardant de nouveau devant elle, constate que la dame n’est plus là. Elle se lève et se met à la chercher dans la mosquée, repassant par le narthex, ce qui achève son parcours. Elle va voir dehors, mais les ruelles sont désertes. Elle retourne à l’intérieur, le cœur battant, retraversant les pièces les unes après les autres. Repassant par la pièce à la femme endormie, et voyant qu’elle n’y est plus non plus ! Pourtant, la bague est là, à son doigt, brillante et sombre, lui rappelant qu’elle n’a pas rêvé… Ce n’est pas la peine d’insister… Ce qui devait avoir lieu à Ardestan vient de s’accomplir, elle n’a donc plus rien à y faire…