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Sohrâb Sepehri (1928-1980), est l’un des poètes contemporains iraniens qui a abordé les thèmes de la vie et de la mort tout au long de son œuvre. Son point de vue optimiste mêlé d’épicurisme permet au poète de représenter la vie comme "une coutume agréable" [1] dont il faut jouir. Il ne cesse de répéter que la vie, que certains tiennent pour un système compliqué et difficile à saisir et à définir, est une réalité très simple : "La vie, c’est de laver une assiette" [2].
La particularité de l’optique de Sepehri vis-à-vis de l’univers et qui le distingue nettement de ses poètes contemporains est, selon l’expression de Sirous Shamisâ, "la philosophie de jeter un nouveau regard sur le monde" [3], incluant notamment la conception de la vie et de la mort. Cette philosophie, toujours écrite à l’impératif, vise à communiquer avec le lecteur : "il faut voir autrement" ; "il faut toujours marcher avec un nouveau souffle". En se démarquant sans cesse de toute argumentation sur la métaphysique, Sepehri ne cherche point la signification profonde des choses. Il est conscient de l’impossibilité de saisir le mystère de la vie, mais il n’insiste pas d’une manière "pessimiste" tel Pascal, par exemple, sur l’impuissance de la raison et la faiblesse de l’homme dans sa quête de la vérité. Il a cru de bonne foi que "notre affaire n’est pas de connaître le mystère de la rose", mais "de contempler son charme" [4]. Ainsi nous invite-il à voir les éléments simples de la vie, à jouir d’"un pain chaud", d’"une pomme". Au cœur de l’ère industrielle, "l’ère du frottement des métaux", lui, le peintre, n’hésite pas à voir par exemple, "un jardin de la fenêtre fermée d’un avion". Et au travers d’une fusée dans l’espace, il cherche à "toucher la solitude de la lune. Rêver de sentir la fleur d’une autre planète" [5]. Dans la vie que Sepehri nous invite à mener, il faut également jouir de l’instant, ne penser qu’au présent et se renouveler l’esprit à chaque moment, car "la vie, c’est de se baigner dans le petit bassin du présent" ; "la vie, c’est de se tremper sans cesse" [6].
Pour lui, la vie est quelque chose de très précieux qu’il faut "voler". Face aux atrocités de la vie, loin d’être découragé, le poète, influencé par le bouddhisme et par le principe de dualité [7], évoque que naturellement, les forces du bien et du mal se partagent l’univers. A l’image de son maître, Bouddha, qui déclare "la vie de l’homme est dans la douleur" [8], il écrit :
"Ma mère disait un matin : comme cette saison est triste !
Je lui ai dit :
La vie, c’est une pomme qu’il faut mordre avec la peau" [9].
L’amour, chez Sepehri est "un voyage vers l’heureuse clarté de la quiétude des objets " [10]. En fait, ce qui rend la vie insupportable et absurde est le manque d’amour et de foi.
"La vie n’est pas vide.
Il y a de la gentillesse, il y a de la pomme, il y de la foi.
Oui,
Il faut vivre jusqu’à ce qu’il y ait de coquelicot [11]". [12]
Il faut donc, selon Sepehri "se donner à l’amour, sinon le murmure de la vie sera gâché entre deux lettres" [13].
Le poète ira même jusqu’à profiter des calamités de la vie en faveur de son enrichissement spirituel.
"Et parfois, une plaie à mon pied,
M’a fait connaître les terrains raboteux.
Parfois dans mon lit de maladie,
Le volume de la fleur s’est développé". [14]
Tout en dépeignant la vie quotidienne, Sepehri insiste sur le fait qu’il ne faut pas se noyer dans le quotidien, qui ne conduit qu’à oublier le vrai sens de la vie : "La vie n’est pas quelque chose mis au bord de la niche des habitudes et que l’on oublie" [15].
Outre la question de la vie, Sepehri s’interroge également sur la plus grande question de l’existence, c’est-à-dire la mort. La crainte de la mort chez l’homme trouve son origine dans la question du destin de l’homme après la mort, l’immortalité de l’âme et l’idée de la finitude. "Ne craignons pas la mort, la mort n’est pas la fin pour le pigeon" [16], nous demande Sepehri qui évoque, toujours et d’après le principe du "nouveau regard", un visage agréable de la mort. Il souligne que tout être humain, bien qu’il craigne la mort, réfute au fond de lui-même et inconsciemment la vie éternelle : "Si la mort n’existait pas, nos mains seraient à la recherche de quelque chose" [17].
Comme la vie, la mort pour Sepehri est omniprésente et menace l’homme à chaque instant.
"La mort entre dans la bouche avec la grappe
La mort chante dans la rougeur de la gorge
La mort est la cause de la beauté de l’aile du papillon
La mort cueille parfois du basilic
La mort boit parfois une vodka
Elle est parfois assise dans l’ombre et nous regarde". [18]
Mais il ne faut pas, toujours selon la philosophie du "nouveau regard", la considérer comme une chose laide et effroyable, mais plutôt "souffler sur le visage d’or de la mort pour le nettoyer" [19]. Il rejoint ainsi l’opinion de Nietzsche selon laquelle "tout le monde considère la mort comme un événement très important, mais personne ne l’a pas encore fêté" [20].
Sepehri semble vouloir justifier la mort. Selon la philosophie sepehrienne, tout comme les mystiques de l’école khorâsânienne, la vie et la mort ne constituent qu’un tout, "nous savons tous que les poumons du plaisir sont pleins de l’oxygène de la mort" [21], ou encore "la vie a des ailes aussi étendues que la mort" [22]. Pour Sepehri le peintre, la nature est rythmée par la succession des naissances et des morts. L’être humain n’échappe pas à la règle : il naît, grandit, mûrit, vieillit et enfin meurt. Il ne serait en être autrement. Il va de soi qu’en considérant la mort comme une loi de la nature et quelque chose de certain et d’inévitable, il l’accepte lucidement.
"Ni toi, ni moi, ne demeurons dans ce monde.
Ouvre tes yeux humides !
La mort vient.
Ouvre la porte !" [23]
Dans la pensée sepehrienne, notre mort offre, bien évidemment, une autre vie : "au cœur de la nuit du village, la mort parle du matin" [24].
"Quelqu’un est mort hier soir,
Et le pain de blé sent bon encore.
Et les eaux s’écoulent, les chevaux la boivent". [25]
Sepehri le peintre peint les attraits de la vie, lui offre une couleur spirituelle et nous invite à l’aimer, à en être satisfait et à en jouir. Et cela n’est pas possible, à moins que nous ne fassions attention aux symboles simples de la vie. Citons à ce propos S. Shamisâ : "La vie pour Sepehri est ce que nous faisons. Nous sommes vivants et nous vivons jusqu’à ce que nos cœurs battent. Et la vie, c’est simplement le fait d’"être", quelle que soit sa dimension" [26].
L’amour pour la vie dans la poésie mystique de Sepehri n’est pas sans lien avec l’école bouddhiste : si l’homme se considère comme uni avec tous les êtres, il aimera tout. L’individu devient l’ensemble. Cet amour ne gêne jamais. Il apaise.
En somme, Sepehri souligne, comme nous l’avons évoqué, qu’il ne faut pas laisser la poussière du passé ou des habitudes, la lourdeur des sciences, réduire la beauté de la vie. La vie est l’ensemble des faits simples et naturels. Pour Sepehri, la vie et la mort sont deux questions simples et résolues, de sorte qu’il peut "expliquer la signification de l’eau pour l’arbuste prématuré de la mort" [27].
Bibliographie
1. Emâd, Hodjat, Sohrâb Sepehri et Bouddha, Téhéran, Farhanguestân Yâdvâreh, 1er éd, 1377 (1998).
2. Nietzsche, Frédéric, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Dâryoush Ashouri, Téhéran, Aghâh, 1384 (2005).
3. Revue de Téhéran, numéro 4, Esfand 1384 (2005).
4. Sepehri, Sohrâb, Hasht Ketâb, Téhéran, Tâhouri, 22e éd, 1378 (1999).
5. Shamisâ, Sirous, Negâhi be Sohrâb, Téhéran, Morvârid, 7e éd., 1376 (1997).
6. Yâhaghi, Mohammad-Dja’far, Dictionnaire mythologique, Téhéran, Soroush, 2e éd., 1375 (1996).
[1] Sepehri, Sohrâb, Hasht Ketâb, Téhéran, Tâhouri, 1378 (1999), p.289.
.زندگی رسم خوشایندی است
[2] Ibid, p.29.
.زندگی شستن یک بشقاب است
[3] Shamisâ, Sirous, Negâhi be Sohrâb, Téhéran, Morvârid, 1376 (1997), p.96.
[4] Op. cit. p.298.
.کار ما نیست شناسایی راز گل سرخ / کار ما این است که در افسون گل سرخ شناور باشیم
[5] Ibid, p.290.
زندگی دیدن یک باغجه از پنجره مسدود هواپیماست / خیز رفتن موشک به هوا / لمس تنهایی ماه / فکر بوییدن گل در کرهای دیگر
[6] Ibid.
.زندگی تر شدن پی در پی / زندگی آبتنی در حوضچه اکنون است
[7] Dualité : chez les anciens Aryens, le bien et le mal avait chacun leur propre principe. (…) Ahriman, principe du mal, est éternellement en train de lutter contre Ahourâ Mazdâ, le principe du bien. L’espace en est quelque part entre ciel et terre. (…) Les ténèbres se trouvent à côté de la lumière. De la même façon, la vie se trouve à côté de la mort. (Yâhaghi, p.197)
[8] Émâd, Hodjat, Sohrâb Sepehri et Bouddha, Téhéran, Farhanguestân Yâdvâreh , 1377 (1998), p.13.
[9] Op. cit., p.342.
.مادرم صبحی به من گفت : موسم دلگیری است / من به او گفتم : زندگانی سیبی است گاز باید زد با پوست
[10] Revue de Téhéran, numéro 4, p.52.
.سفر به روشنی اهتزاز خلوت اشیاست
[11] Dans la littérature persane, le coquelicot est le symbole du cœur amoureux.
[12] Ibid., p.350.
.زندگانی خالی نیست / مهربانی هست / سیب هست / ایمان هست. / آری تا شقایق هست زندگی باید کرد
[13] Ibid.
.دچار باید بود. / وگرنه زمزمه حیرت میان دو حرف حرام خواهد شد
[14] Ibid, p.294
گاه زخمی که به پا داشتهام، زیر و بم های زمین را به من آموخته است. / گاه در بستر بیماری من، /حجم گل چند برابر شده است
[15] Ibid. p.290.
زندگی چیزی نیست که لب طاقچه عادت از یاد من و تو برود
[16] Ibid, p.294.
.نهراسیم از مرگ، مرگ پایان کبوتر نیست
[17] Ibid.
.اگر مرگ نبود دست ما در پی چیزی میگشت
[18] Ibid, pp.296-297.
مرگ با خوشه انگور میآید به دهان. مرگ در حنجره سرخ گلو میخواند. مرگ مسئول قشنگی پر شاپرک است. مرگ گاهی ریحان میچیند. مرگ گاهی ودکا مینوشد. گاه در سایه نشسته است و به ما مینگرد
[19] Ibid, p.314.
.فوت باید کرد که پاک پاک شود صورت طلایی مرگ
[20] Nietzsche, Frédéric, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Dâryoush Ashouri, Téhéran, Aghâh, 1384 (2005), p.100.
[21] Op. cit. p.297.
.و همه می دانیم ریههای لذت پر اکسیژن مرگ است
[22] ...
[23] Ibid. p.234.
.نه تو پایی و نه من. دیده تر بگشا. مرگ میآید، در بگشا
[24] Ibid, p.296.
.در دل شب دهکده، مرگ از صبح سخن میگوید
[25] Op. cit, p.386.
.یک نفر دیشب مرد. و هوز نان گندم خوب است. و هنوز آب میریزد پایین. اسبها مینوشند
[26] Shamisâ, p.91.
[27] Ibid, p.289.
.برای بته نورس مرگ، آب را معنی میکنیم