|
Les rues de la vieille ville sont désertes. Le soir se fait sentir. L’air du désert, encore chaud, circule entre les bâtiments, caressant les dômes, pénétrant les tours de vent, buvant l’eau des écheveaux de laine teinte placés sur les toits. Il va son chemin paisiblement, sans soulever de poussière, tel un curieux, ayant ralenti son pas au sortir de l’immensité minérale, afin de mieux profiter du spectacle, se laissant distraire par ce que la main de l’homme a édifié. Né au cœur du Kavir, après une longue coulée à travers le grand désert, tantôt blanc et plat, recouvert d’une peau de sel, tantôt parcouru de voiliers de pierre, s’habillant le soir de violet et de rose sombre, le voilà dans les ruelles de Nâ’în, éprouvant sa mobilité au contact des murs, goûtant son propre souffle aux branches des figuiers, cherchant une aile à porter, une fine étoffe à soulever, un visage à frôler… Il enveloppa au passage une jeune femme venue de loin, venue comme lui s’échouer dans ce vieux quartier, curieuse elle aussi de ce qu’elle n’a pas encore pris dans les filets de ses sens… Elle aurait été une voile, il lui aurait promis l’appareillage vers l’objet de son désir, lui qui connaît les secrets des sons que les cordes produisent lorsqu’elles vibrent aux mains des musiciens… S’il avait été un navire, elle se serait faite marin, elle aurait chevauché la houle, dirigée par les soupirs de son âme… Il l’a seulement habillée un instant de sa mouvance lumineuse, elle l’a fendu comme une étrave…
Avec l’enceinte extérieure de la mosquée historique s’achève la ville. Au-delà, quelques vergers, ceints chacun d’une haute muraille de terre, enferment des bois touffus de grenadiers, parsemés de figuiers. Ces carrés de verdure sont comme les derniers avant-postes avant l’océan de pierre, de sel et de lumière. Lalla Gaïa, attirée par le contraste de ces hauts murs bordant le désert, desquels jaillissent les branches des grenadiers allumés des feux carmin de leurs fleurs étirées, à la base desquelles s’amorcent déjà les fruits du paradis oriental, entreprend de faire le tour de chaque jardin, espérant trouver une porte ouverte, des gens au travail… Il est vrai qu’en général, les vergers iraniens sont toujours absolument fermés, laissant au voyageur de passage qui aimerait prendre un peu de repos à l’ombre d’un arbre fruitier l’impression de ne pas être bienvenu. Mais il semble n’y avoir personne. Chaque jardin est clos comme un écrin. Et le jour baisse.
Tandis qu’elle s’apprête à retourner vers le quartier de la mosquée, Lalla Gaïa croit entendre quelque chose, comme le chant d’un oiseau, ou le murmure d’une fontaine… Des sons se mêlent au vent léger et lui parviennent sans qu’elle puisse les identifier, ni comprendre d’où ils proviennent. Elle s’avance vers le verger le plus proche, mais cesse de les percevoir. Elle retourne vers la mosquée et se remet à les entendre, mais ils ne semblent pas venir de l’enceinte sacrée. Elle longe pourtant celui de ses murs qui fait face au désert et aperçoit un autre jardin, planté de grands pins, et dont le centre est occupé par un dôme bleu. Cependant, cette clôture, haute elle aussi, ne permet pas d’en savoir plus sur ce qui se trouve à l’intérieur, et pourtant, à mesure qu’elle s’en approche, les sons se font plus distincts… Parvenue tout près du haut mur de terre, son cœur tressaille ! Mais ce sont là les accents d’un ’oud ! Elle réalise soudain que cela fait bien longtemps qu’elle n’en avait entendu la voix somptueuse, ses pas l’ayant longtemps conduite d’un sanctuaire à l’autre, en des lieux où les cordes ne sont pas pincées, mais agrippées, car tendues entre la terre et le ciel… En un instant, elle est traversée par le vibrant souvenir de la musique du maître qu’elle s’est choisie, à Paris d’abord, puis au Caire. Le luth qu’elle entend maintenant résonne tantôt comme un tombak, pour après vibrer comme une harpe, et ensuite sonner comme une flûte grave, se faisant orchestre… Lalla Gaïa demeure immobile, longtemps, elle se laisse envahir par le déroulé intense, tellement vivant, de l’instrument dont on joue de l’autre côté du mur, avec passion. Puis, comme dans un rêve, elle entreprend de suivre le mur, afin d’en trouver la porte, de frapper, de demander à entrer... Elle marche lentement, sa main caressant la terre crue, l’oreille tendue, dans laquelle continue de se déverser le flot majestueux. Mais voici qu’après un tour complet, la voici revenue au point de départ, sans avoir vu la moindre ouverture ! Est-ce possible ? Elle renouvelle l’expérience, en sens inverse, pour parvenir au même résultat ! Le soleil disparaît derrière les montagnes, le ciel immense, d’un bleu de plus en plus sombre, ouvre une immensité au-dessus d’elle. Alors elle se tourne face au mur, appuie son front contre la terre rugueuse, y applique ses deux mains et ferme les yeux. Le luth arabe déroule sa mélopée. Est-ce elle qui franchit le mur pour venir s’enrouler autour de Lalla Gaïa ou est-ce Lalla Gaïa qui franchit le mur pour aller se blottir en son creux ? Les sons se détachent les uns des autres, au point que le temps semble ralentir sa marche. Leur vibration se confond avec celle de la corde vitale qui anime l’être de la jeune femme. Son corps devient vacant et se fait caisse de résonnance. Sa peau se tend et se fait membrane sonnante. Le rythme de son cœur s’accorde à celui de la ballade. Ses pieds se font sable. Ses mains se font terre crue. Ses bras se font ramures. Ses cheveux se font cordes de luth… Le jardin se fait musicien, il se met à onduler sous le continuo des graves, tandis que les pins sont pincés et développent la mélodie qui va trouver son ampleur dans le volume de la coupole. Les quatre coins du ciel se rejoignent sous le sol du jardin, comme une immense toile qui se referme pour former un ballot qui se met à flotter au centre du vide laissé par le ciel replié, les étoiles qui apparaissent une à une se mettent à danser sous la coupole… Mais qui donc est le musicien ?
Cette question, tombant sur l’esprit de Lalla Gaïa, fit s’évanouir la fluctuation sonore. L’appel à la prière du crépuscule retentit, le luth cessa.
Que dire à un mur clos ? Que lui demander ?
Deux jours plus tard, il semble à Lalla Gaïa que personne dans cette ville ne sache qui joue du ’oud dans un des jardins situés à la lisière du désert, derrière la mosquée historique… Les gens ne voient même pas ce que peut-être un luth arabe ! Ce qu’elle leur décrit est un instrument persan, que les arabes ont sûrement copié… Seul Dieu sait de quoi ils sont capables… Là, la lumière se fait dans son esprit ! Mais au fait, il y a beaucoup d’arabes dans ce pays ! On en fait assez cas ! Les chiites irakiens ayant fui leur pays dès 1980 se comptent par millions, et se sont établis dans presque toutes les villes d’Iran. Elle a tôt fait de localiser le lieu où se réunissent les Irakiens de Kerbela, lors des commémorations de ’Achoura et autres… Interrogeant une femme occupée à nettoyer la cour à grande eau, elle se voit indiquer la maison d’un vieil Irakien, qui doit sûrement savoir, puisqu’il est vieux…
Le vieil homme ne connaît pas de joueur de ’oud à Nâ’în. Il sait seulement que l’on raconte qu’un jeune homme natif de cette ville est allé étudier la théologie à Najaf en Irak, et qu’au lieu de revenir avec le turban, il est devenu musicien, ce qui lui valut l’opprobre des gens de son quartier. Aussi, il s’isolait pour pratiquer son art, allant à la périphérie de la ville, dans le verger de son père. Les soufis de la ville se prirent de passion pour sa musique et ne manquaient pas de l’écouter. D’ailleurs, lorsqu’il quitta ce monde, ce sont ces mêmes soufis qui lui élevèrent une sorte de mausolée, dans le jardin de son père justement… Mais les censeurs de la ville, voyant cela d’un très mauvais œil, firent enlever la porte du jardin en question, la faisant combler et se rejoindre les deux pans de murs qui l’encadraient… Le jardin se trouve là-bas, derrière la vieille mosquée…