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En juin 1991, Choice magazine écrit : " Le roman de Simine Dâneshvar est un des nombreux romans iraniens dont les traductions sont actuellement disponibles en anglais et qui méritent d’avoir une place dans les bibliothèques publiques et universitaires [...]. Savuchune est important pour plusieurs raisons. C’est le roman le plus vendu, jusqu’à maintenant, en Iran et le premier roman publié par une femme écrivain. Ainsi, c’est l’une des douzaines, ou même moins, de fictions iraniennes qui mettent en scène un protagoniste féminin vu selon une perspective féminine. Son protagoniste incarne les traits, l’introspection et les dilemmes de beaucoup de femmes iraniennes et cela signifie que Savuchune peut servir d’angle d’approche d’une certaine pièce de la culture iranienne qui n’est guère visitée ou décrite avec précision. "
Savuchune, publié en Iran en 1969, est le point culminant de l’œuvre littéraire de madame Dâneshvar. C’est avec ce chef-d’œuvre qu’elle s’est fait officiellement connaître comme l’un des grands écrivains de la littérature moderne persane. D’ailleurs, "pour les lecteurs occidentaux également, ce roman est un exemple éminent de la littérature romanesque contemporaine de l’Iran et offre un éclairage unique sur la vie privée et intérieure d’une famille iranienne". [1] Dans Savuchune, Dâneshvar intègre les activités sociales, les coutumes traditionnelles et les croyances des Iraniens, tout en créant une histoire magnifiquement racontée. Cette histoire très dense est aussi une forte critique des effets désagréables de l’Occupation … .
Ce roman, un des plus importants best-sellers iraniens, a été réédité une quinzaine de fois en Iran et traduit en plusieurs langues. Savuchune est dédié à Jalâl Al-e Ahmad, mari de Dâneshvar, dont la mort, quelques mois avant la publication de ce roman, affecta profondément la romancière. Elle dédicace ainsi son roman : "En souvenir de l’ami qui était la splendeur (Jalâl en persan) de ma vie."
L’histoire de Savuchune se passe dans la région de Fârs, à Chiraz, lors de la seconde guerre mondiale et l’occupation de l’Iran par les Alliés. Elle met en scène la vie de Zari, femme conformiste, dont le mari, Youssef, est un des grands propriétaires fonciers de la région. Celui-ci est un homme juste et libéral et ne peut supporter l’injustice et le malheur de ses paysans et des hommes qui dépendent de lui. Il repousse l’offre d’achat que lui fait l’armée d’occupation pour la récolte de l’année et ce refus met en branle une chaîne d’événements qui mènent à la fin tragique de l’histoire.
Le roman débute avec la cérémonie de mariage de la fille du gouverneur. Parmi les invités, on reconnaît la plupart des personnages principaux du roman : Zari, Youssef, M. Zinger, Abol Ghâssem Khân, Mac Mahon, Ezzat-o doleh,…
Au-delà de la souffrance de la société de Chiraz de l’époque, au-delà de la famine et des maladies qui affligent l’ensemble de l’Iran et de la dureté de l’occupation prolongée de deux grandes armées, c’est surtout Youssef et son entourage proche que l’on voit. Le temps du roman est également celui du choix à faire. Youssef et son frère se découvrent des avis politiques totalement divergents. Youssef, le cadet, s’oppose à l’occupation et vilipende les collaborateurs. Mais son frère Khân, homme politique ambitieux, coopère officiellement avec les forces d’occupation britannique au niveau local, niveau qui, sans lui, ne pourrait être contrôlé par les Anglais. Bien que le livre n’implique jamais directement le gouvernement du Shah, il pose certainement des questions sur la domination et l’influence des grandes puissances occidentales sur l’Iran au cours de cette période.
Dans les derniers chapitres du livre, Youssef qui a conservé intact son refus des compromis malgré tous les avertissements, et s’est transformé sans le vouloir en un symbole de résistance, est tué par un coup de feu anonyme. La mort de Youssef émonde l’existence de Zari de ses doutes et change sa vision de la vie. Le voyage intérieur de Zari aboutit enfin à la connaissance. Elle, qui, tout au long du roman, tente de se tenir à l’écart des souffrances du peuple, se retrouve au centre des événements.
La dernière scène du roman est celle de l’enterrement de Youssef, procession qui est sur le point de se transformer en une manifestation de masse. Finalement, les troupes gouvernementales dispersent les manifestants et réduisent la procession funèbre à Khân et à Zari. Youssef est enterré à la nuit. Le livre se termine par un poème de Mac Mahon, envoyé à Zari en guise de condoléances ; il s’agit d’un poème à la louange de l’indépendance et de la liberté :
"Ne pleure pas ma sœur. Un arbre poussera chez toi et des arbres dans ta ville et de nombreux arbres dans ton pays.
Et le vent transmettra le message de chaque arbre à l’autre et les arbres demanderont au vent : en chemin, n’as-tu pas vu l’aube ?!" [2]
Savuchune doit une grande part de sa réussite à la véracité de ses personnages ; habilement créés, ils jouent bien leurs rôles et narrent aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Ils sont sincères, concrets et paraissent réels. Beaucoup des personnages de Dâneshvar lui ont été inspirés par son entourage et ses parents : "La plupart de mes histoires sont empruntées à mon enfance, mon adolescence et à ma jeunesse ; c’est-à-dire empruntées aux souvenirs que j’ai de ces époques(…). Par exemple, je me suis inspiré pour le docteur Abdollah Khân de mon père. Il n’est pas très présent dans l’œuvre mais c’est bien de mon père que j’ai pris ses traits. Et puisque mon père était médecin et qu’il devait aller au chevet des malades, nous avions des chevaux ; et l’on voit nos palefreniers dans Savuchune…".
Les deux personnages les plus importants du roman sont Zari et Youssef. On pourrait dire que Zari est une représentation vague de Simine elle-même et que Youssef est inspiré du personnage d’Al-e Ahmad, l’homme audacieux dont la hardiesse et la franchise sont exemplaires. Selon Golshiri, "Youssef est un mélange d’Al-e Ahmad et d’un personnage imaginaire ; c’est ce qu’on peut observer dans la personnalité contradictoire de Youssef, de même que dans son langage semblable à celui d’Al-e Ahmad." [3]
Le titre du roman lui-même fait référence à un ancien rituel de deuil dans laquelle les participants déplorent la trahison et la mort de Siâvash, un héros mythologique perse, mort injustement. Tout comme le héros Siâvash passa l’épreuve du feu de vérité, Youssef, Zari et leur pays doivent passer par une telle épreuve. Tout comme Siâvash a été trahi et tué par des étrangers, les ressources de l’Iran sont littéralement pillées par les étrangers. Ainsi, Youssouf est une réincarnation de Siâvash, comme il l’est également de Jalal Al-e Ahmad. Youssef, comme Jalal, critique avec virulence deux groupes : les étrangers et leur influence en Iran, qu’il dissèque et critique dans son ouvrage De l’Occident, les intellectuels occidentalisés et les agents iraniens des étrangers à propos desquels il rédige Collaborations et trahisons des intellectuels. D’ailleurs, on dirait que la fin du roman incarne la perspective idéale qu’Al-e Ahmad présentait dans son œuvre, c’est-à-dire l’unification du traditionalisme et des mouvements intellectuels.
Dâneshvar est très habile dans sa création des personnages féminins, surtout des femmes ordinaires. Les personnages féminins de Savuchune sont ainsi très riches et variés. "Toutes les femmes de Savuchune, même les figures négatives comme Ezzat-o doleh représentent, chacune d’une certaine manière, les différents aspects du malheur, de l’esprit de sacrifice et de la tolérance, (…) de la femme iranienne." [4] Dans Savuchune, les événements sont vus et narrés selon la perspective de Zari, l’héroïne principale du roman. Et c’est la présence de l’écrivain que l’on devine se profiler derrière l’héroïne. Selon Golshiri, cette œuvre "montre l’opposition de la subjectivité de Zari et du monde extérieur, l’opposition entre le passé et les appartenances personnelles, le chez soi et l’extérieur, présent au-delà de ce domaine, et qui s’infiltre peu à peu dans les préoccupations de Zari."
Zari est une femme qui tente de toutes ses forces de maintenir le calme dans sa maison et sa famille, malgré la situation troublée de la société, mais les sombres réalités de l’époque s’infiltrent aussi chez elle et défont son travail. "Zari, la protagoniste la plus concrète du roman, est présente tout au long de l’histoire et narre les événements selon leur ordre chronologique. Elle voit et entend tout, et subit des influences qui transforme rapidement sa personnalité." Ainsi, elle devient une femme consciente des réalités sociales et de la nécessité de l’engagement, qui complète son rôle traditionnellement prescrit d’épouse et de mère charitable. A la fin du roman Zari incarnera Youssef.
"Le roman Savuchune annonce une nouvelle ère dans l’histoire du roman iranien. Dâneshvar présente dans cet ouvrage intéressant une image intérieure et artistique des évolutions de la région de Fars durant la Seconde Guerre mondiale, dans un style poétique, subtil et fort. Les personnages sont décrits avec un grand pouvoir d’observation." [5]
"Savuchune est un mélange d’idéal et de réalité, d’hier et d’aujourd’hui, et c’est cela qui fait planer sur tout le récit cet air de mystère propre à la mythologie. Pour certains critiques, Savuchune est un roman sociologique, pour d’autres, il s’agit d’un roman historique ou même politique ; on peut donc dire qu’il s’agit d’un roman engagé qui est pourtant une œuvre littéraire, et cela tient à ce que cet ouvrage réussit à conserver une cohérence logique tout à fait réaliste et une harmonie générale qui produit un résultat unique." [6]
Golshiri considère Savuchune comme un roman symbolique et politique construit sur deux niveaux ; "La couche supérieure du récit, la couche visible comprend les événements auxquels sont confrontés Zari et à sa famille, lors de la première moitié de l’année 1322 (1943)… Zari, en Iran, essaie de se protéger du trouble, de la maladie, de la famine et de la mort [mais] ce qu’elle tente d’éviter finit par l’atteindre. A partir de cette courte explication, on peut cerner la symbolique de Savuchune ; la maison représente l’Iran et Zari représente la femme en général … Youssef est le délégué de la classe intellectuelle… et ce qui est arrivé à cette maison et à cette famille est en fait arrivé au pays." [7]
Et enfin pour finir, on peut dire que "Savuchune est à bon droit un roman contemporain. Il est contemporain parce que la narration n’a pas la prolixité des romans tels que Le mari de madame Ahou (Shohar-e Ahou Khânoom) ou Kaleïdar ou La place vide de Soloutch, (Jay-e khali-e Solouch). C’est un roman, ce qui veut dire qu’il appartient aux mondes de l’imaginaire et de la création, et qu’en conséquence, il ne se limite pas à la simple description de réalités conventionnelles, telle qu’elle fut pratiquée par les écrivains iraniens de ces années-là. Tertio, c’est un roman contemporain parce qu’il transcrit l’expérience honnête et intérieure d’une période historique du point de vue original d’une femme ordinaire, et qu’il est le fruit d’un travail d’écriture juste et minutieux. Et plus important que cela, Savuchune possède une structure en elle-même indépendante, et sa critique consisterait dans la découverte et la compréhension de cette structure." [8]…
Bibliographie : |
[1] DEHBASHI, Ali, Bar sahel-e jazireh sargardani, (Jachn nameh Dr. Simine Danechvar), Téhéran, Editions Sokhan, 1383, p. 452.
[2] DANESHVAR, Simine, Savuchune, édition Kharazmi, quinzième édition, 1380, p. 304.
[3] GOLSHIRI, Houchang, Djedal-e naghch ba naghach dar assar-e Simine Dâneshvar, Téhéran, Niloufar, première édition, 1376 ; p. 112.
[4] MIRABEDINI, Hassan, Sad sal dastan nevisi iran, volume 3 et 4, édition Cheshmeh, 1386, p. 476.
[5] MIRABEDINI, Hassan, Ibid, p. 473, 474.
[6] GHOLAMI, Teymour, Sima-ye Simine ahl-e qalam, revue Roshd, 17e année, n°66, 1382.
[7] GOLSHIRI, Houshang, la revue Mofide, mois de Khordad, p.383.
[8] GOLSHIRI, Houshang, Djedal-e naghch ba naghach dar assar-e Simine Dâneshvar, Téhéran, Niloufar, première édition, 1376, p.11.