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S’il est difficile de donner une définition exacte du genre littéraire romanesque à partir de ce qu’il est, nous pouvons pourtant adopter une approche inverse, en essayant d’identifier ce qui le fait distinguer des autres genres littéraires : le roman, genre littéraire narratif, se distingue du mythe par son attribution à un auteur, du récit historique par son caractère fictif, de l’épopée par son usage de la prose, du conte et de la nouvelle par sa longueur, du simple "récit" par la plus grande complexité de sa narration …
Sous le nom de roman sont regroupées des œuvres très diverses, comme en attestent les innombrables sous-catégories proposées selon les thèmes, les formes, les visées ou les écoles : roman d’analyse, de mœurs, d’amour, de cape et d’épée, ou encore roman rural, social, policier, etc.
L’histoire de la littérature mondiale nous apprend que le roman puise ses sources dans l’Antiquité, mais l’apparition du roman, dans le sens moderne du terme, en tant que genre littéraire à part ne remonte qu’à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Le roman qui nous paraît aujourd’hui comme la forme la plus "simple" et la plus "accessible" de la création littéraire, est en réalité porteur de l’expression narrative la plus sophistiquée et la plus abstraite, qui se donne pour mission la justification des aspects les plus complexes de la réalité humaine, à l’instar des sciences humaines, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, etc.
Mais le roman en lui-même est un genre en quête de légitimité : il est, du point de vue strictement littéraire, né de l’union des genres "élevés" ou "nobles" (l’épopée et la tragédie, selon l’ancienne hiérarchie aristotélicienne des genres) avec les genres "bas" ou " inférieurs " (la comédie, le burlesque, …). Dans le même temps, le roman est, selon les critiques littéraires, le fruit de la crise issue de la confrontation entre la tradition et la modernité.
En Europe, cette crise sociale et culturelle apparut d’abord lors de la Renaissance, avec l’apparition de l’humanisme de la fin des XVe et XVIe siècles. Durant cette période, la société féodale morcelée du Moyen آge, avec son économie agricole et sa vie intellectuelle et culturelle dominée par l’ةglise, se transforma en une société de plus en plus ordonnée par des institutions politiques centralisées, avec une économie urbaine et commerciale, et un patronage laïque de l’enseignement, des arts et de la musique. La crise atteignit son apogée au XIXe siècle, avec la victoire de la modernité sur le monde des traditions anciennes en Europe, victoire caractérisée dans le monde de la littérature européenne par le triomphe du genre romanesque.
Cette crise socioculturelle n’apparaît en Iran qu’assez tardivement (pour des raisons historiques et sociales), vers la fin du XIXe siècle avec le mouvement constitutionnel. Le roman moderne iranien est né pendant cette même période sous l’influence de la pensée moderne.
Le roman historique est d’une importance particulière dans la genèse du genre romanesque en Iran. Un roman historique est un roman qui prend pour toile de fond un épisode (parfois majeur) de l’Histoire, généralement des événements et des personnages réels et fictifs. Apparu à la fin du XVIIe siècle, ce genre romanesque s’efforce d’apparaître vraisemblable en regard de la vérité historique, et ses auteurs s’appuient généralement sur une importante documentation.
Contrairement à l’auteur de récits purement fictifs, l’écrivain de roman historique ne remet en cause aucune notion, n’invente aucun événement, ni ne crée aucun univers, il se contente de "réécrire" l’Histoire, et non pas une histoire.
Le roman est un genre né de la crise et ce constat est d’autant plus valable pour le roman historique que de nombreux liens le rapprochent de l’Histoire et de la société. Gyِrgy Lukacs (1885-1971), philosophe et critique littéraire hongrois qui a étudié la genèse sociohistorique de ce genre, considère les mouvements politiques et sociaux comme le moteur principal de la création du genre romanesque notamment du roman historique. Il démontre ainsi dans ses études que l’essor de la bourgeoisie et la montée des sentiments nationalistes au XIXe siècle sont deux des facteurs importants dans le développement du roman historique, d’abord en Angleterre, puis en France et dans les autres pays occidentaux.
Sir Walter Scott (1771-1832), écrivain britannique d’origine écossaise, fut indéniablement le premier auteur majeur de romans historiques en Angleterre. Il s’attacha à peindre l’ةcosse, l’Angleterre et la France, privilégiant la période qui va du Moyen آge au XVIIIe siècle. Il montra avec une remarquable lucidité l’influence des forces politiques traditionnelles sur l’individu. Même si ses intrigues semblent parfois bâties à la hâte et ses personnages manquer de vérité, ses œuvres n’en demeurent pas moins intéressantes pour leur grandeur épique. Honoré de Balzac en France et Charles Dickens en Angleterre, furent de ceux qui apprirent beaucoup des travaux de Scott sur l’interaction entre les forces sociales et le caractère individuel. Selon Scott, le roman historique prend pour thème une période de l’Histoire marquée par une crise : un monde ancien est en train de mourir, donnant naissance à un nouveau monde. L’auteur fait participer ses personnages à l’événement historique, et leur en fait subir les conséquences.
En France, l’œuvre de Scott a inspiré des romanciers comme Alexandre Dumas (1801-1870), qui fut avec Victor Hugo (1802-1885) le précurseur du drame romantique. La célèbre trilogie d’Alexandre Dumas évoquant l’époque de Louis XIII (Les Trois Mousquetaires, 1844 ; Vingt Ans après, 1845 ; Le Vicomte de Bragelonne, 1848) et Le Comte de Monte-Cristo (1845) compte parmi les romans historiques les plus lus dans le monde. Victor Hugo écrivit Notre Dame de Paris (1831), et Prosper Mérimée (1803-1870) rédigea La Chronique du règne de Charles IX (1829). Ces ouvrages furent fort bien accueillis par le public du XIXe siècle et traduits dans de nombreuses langues.
Le mouvement de la traduction en Iran remonte à l’époque de l’Ecole Dar-ol-Fonoun, fondée par Amir Kabir au XIXe siècle. Les enseignants européens de Dar-ol-Fonoun introduisirent dans le programme des cours de nombreux livres de technique, de stratégie militaire, et de sciences modernes que leurs étudiants iraniens traduisaient eux-mêmes en persan. Ces livres étaient ensuite publiés par l’imprimerie de l’école. Outre ces ouvrages didactiques, cette première génération de traducteurs iraniens, pour la plupart francophones, s’intéressa à la traduction des livres d’histoire et des romans historiques. Les Trois Mousquetaires et Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas furent parmi les premiers romans français traduits en persan.
Les lecteurs iraniens des romans historiques de Dumas et des autres auteurs français se familiarisaient ainsi avec la culture, l’histoire et les pensées européennes, et découvrait en même temps un nouveau genre littéraire -le roman-, caractérisé notamment par la simplicité du langage par rapport à la langue alambiquée et artificielle en vogue parmi les gens de lettres de la période précédent la Révolution constitutionnelle de 1906. En réalité, la traduction des ouvrages historiques et littéraires de la France des XVIIIe et XIXe siècles joua, bien avant l’apparition du roman iranien, un rôle indéniable dans l’évolution de la prose littéraire en Iran.
Un renouveau de la littérature arabe, largement sous l’influence de l’Occident, survint pendant la seconde moitié du XIXe siècle. L’ةgypte a longtemps été le centre intellectuel du monde arabe, mais d’autres pays apportèrent bientôt leur contribution à la culture arabe. La littérature et la politique étaient des thèmes couramment traités par ces écrivains, et leur créativité s’exprimait dans différents genres. Georgy Zeidan (1861-1914), auteur chrétien libanais, écrivit plusieurs romans historiques très appréciés par le public arabe et musulman. Ces romans, aussitôt traduits en persan, attirèrent également l’attention du public iranien et le style de l’auteur arabe devint vite un modèle de prose moderne simple, d’autant plus que les sujets traités par cet écrivain, tirés souvent de l’histoire arabo-musulmane, étaient accessibles et compréhensibles pour ses contemporains iraniens.
La genèse du genre romanesque en Iran coïncide avec d’importantes évolutions culturelles, sociales et politiques : les premières traductions modernes, de l’arabe et des langues européennes en persan, le début de l’ère moderne en Iran et la Révolution constitutionnelle. C’est dans ce contexte particulier que les premiers romans modernes iraniens voient le jour, puisant leurs thèmes dans l’histoire du pays, de l’Antiquité à l’époque islamique. Parmi les premiers romans, celui de Mohammad Bâgher Khosravi, long récit en trois tomes, intitulé Chams et Toghrâ qui racontait l’histoire d’amour d’un prince iranien et d’une princesse mongole à l’époque de l’invasion mongole au XIIIe siècle. Sheikh Moussa, lui, écrivit un roman historique aux évidentes intentions pédagogiques : L’amour et le règne. Dans cet ouvrage, l’auteur s’est directement inspiré du chapitre qu’Hérodote avait consacré dans son travail à l’empire des Perses. Abdol-Hossein San’ati Zâdeh s’inspira également de l’histoire de la dynastie sassanide pour écrire un roman historique intitulé Les Conspirateurs.
Cependant, bien que les lecteurs iraniens aient accueilli avec enthousiasme ces premiers romans persans, ces ouvrages n’avaient guère de valeur littéraire, d’autant plus que la traduction des romans européens avait éclipsé ces premières tentatives romanesques. Il fallut attendre "Il était une fois" de Seyyed Mohammad Ali Jamâlzadeh en tant que premier récit moderne de qualité, qui prépara le terrain à la renaissance du roman iranien avec les œuvres de Sâdegh Hedâyat.