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Le Lorestân, région montagneuse de l’Iran occidental, qui domine les confins de la plaine mésopotamienne, a livré au cours du siècle dernier des milliers de bronzes antiques, dont les plus anciens datent du troisième millénaire avant J.-C.
Puisant dans les collections publiques et privées d’Europe, le musée Cernuschi, Musée des Arts d’Asie de la Ville de Paris, a présenté, de mars à juin 2008, un ensemble sans précédent de deux cent trente pièces, dont une dizaine de céramiques. Cette exposition, intitulée "Bronzes du Lorestân, Enigmes de l’Iran ancien, 3e-1er millénaire avant J.-C." a illustré la richesse et l’originalité de cet art métallurgique d’une très grande technicité, qui suscita, au moment de son arrivée en grand nombre sur le marché de l’art dans les années 1930, tant d’étonnement et d’enthousiasme.
Exceptionnels entre tous, les bronzes de l’âge du fer affichent une iconographie exubérante. Des créatures hybrides et composites, génies d’une mythologie qu’aucun texte n’éclaire, peuplent mors de chevaux, armes, épingles et idoles. Art sans pareil, la civilisation du Lorestân resta longtemps dans l’ombre. Il fallut attendre les années 1960 et l’essor de la recherche archéologique dans la région pour qu’une partie du voile soit soulevée.
Cette rétrospective d’une ampleur inédite clarifie, grâce aux contributions des plus grands spécialistes en la matière, nos connaissances sur cette civilisation énigmatique et l’histoire de son art. [1]
Henri Cernuschi (1821-1896) est un patriote italien et l’un des trois "héros" qui en 1848, libéra Milan de l’occupation autrichienne. Il est élu député de l’éphémère République romaine (1848-1849). A la chute de celle-ci, il se réfugie en France. Ses débuts sont difficiles mais peu à peu, il se bâtit une réputation d’économiste notamment à la suite de la publication en 1865 des "Mécanismes de l’échange". Des conseils à des investisseurs et des participations dans diverses affaires lui permettent d’acquérir une fortune évaluée à la fin du Second Empire à deux millions de francs-or.
Républicain convaincu, il acquiert le journal "Le Siècle" et donne deux mille francs-or sur les deux mille deux cents rassemblés par le comité contre le référendum sur l’Empire en 1869.
Banni en Suisse mais prévenu de la chute de l’Empire par Gambetta, il revient immédiatement à Paris et assiste à la proclamation de la Troisième République à l’hôtel de Ville, le 4 septembre 1870. Le lendemain, le ministre Emmanuel Arago (1812-1896) lui remet son acte de naturalisation française.
Profondément marqué par les événements dramatiques de la Commune et plus particulièrement par l’exécution de Gustave Chaudey, maire du IXe arrondissement et son collaborateur au "Siècle", il part faire le tour du monde en compagnie du jeune critique d’art, Théodore Duret (1838-1927), de septembre 1871 à janvier 1873.
Lors de son séjour au Japon et en Chine, il acquiert avec un sens esthétique indiscutable, environ quatre mille œuvres d’art qui constitueront le cœur de sa collection. A son retour, cet ensemble exceptionnel, en particulier plusieurs milliers de bronzes de toutes époques, est exposé au Palais de l’Industrie à l’Exposition orientaliste (août 1873-janvier 1874).
Parallèlement, Henri Cernuschi achète la dernière parcelle non bâtie sur l’avenue Velasquez, à l’orée du parc Monceau et confie à l’architecte William Bouwens van der Boijen (1834-1907) l’édification d’un petit hôtel particulier dont l’architecture s’apparente plus au style néoclassique qui avait cours en Italie du Nord vers 1840, qu’à l’esthétique hausmanienne. Au cœur du bâtiment, un grand bouddha de bronze trouvé à Meguro, aujourd’hui quartier de Tokyo, domine une très belle salle éclairée par une haute baie centrale.
Dans sa nouvelle demeure, Henri Cernuschi mène une vie mondaine, fréquentant les élites de son temps. Après avoir légué son hôtel et ses objets asiatiques à la Ville de Paris, il meurt à Menton en 1896. Non incluses dans le legs, les œuvres occidentales, pour la plupart de la Renaissance italienne, acquises en bloc à Milan en 1873, ont été vendues par les héritiers au début du XXe siècle.
Inauguré le 26 octobre 1898, le musée s’enorgueillit toujours de plusieurs bronzes archaïques chinois et japonais et de statues animalières qui furent l’une des sources du Japonisme de la fin du XIXe siècle. [2]
Nicolas Engel, conservateur du musée Cernuschi et commissaire de l’exposition des Bronzes du Lorestân, nous explique qu’à partir de 1920, les directeurs qui se sont succédé à la tête de ce musée orientèrent les collections permanentes sur les antiquités chinoises, datées de 3000 avant J.-C. jusqu’au XIIIe siècle. Le reste des collections, notamment celles du Japon et du Vietnam, acquises ultérieurement, ainsi que les peintures chinoises contemporaines, furent reléguées dans les réserves du musée.
Les expositions temporaires permettent de sortir régulièrement ces collections des réserves. Elles ont aussi pour objectif d’intéresser le public à des parties du monde asiatique autres que l’Extrême-Orient. Ce peut être, par exemple, une exposition sur l’Inde, alors que le musée Cernuschi ne possède quasiment aucune pièce indienne, ou sur l’héritage russe qui a influencé toute la bande méridionale des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase, ce qu’il est convenu d’appeler l’art des steppes. C’est dans ce cadre également que l’exposition "Les Perses sassanides, fastes d’un empire oublié" (224 après J.-C.-642) avait été organisée de septembre à décembre 2006, en collaboration avec le Musée du Louvre. [3]
Le musée Cernuschi présentera, au printemps 2009, un ensemble de peintures japonaises exécutées entre le milieu du XVIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, appartenant à la collection Idemitsu (Japon). L’exposition suivante sera toute entière composée de peintures chinoises appartenant au musée Cernuschi.
Dans de nombreux musées de France, il y a eu une sorte de mode, un goût pour la comparaison, avec l’idée pour le musée Cernuschi de comparer les bronzes chinois de sa collection avec ceux de la Mongolie et de la Sibérie et des bronzes découverts en Iran, donc dans une partie plus occidentale de l’Asie.
Avant 1930, hormis un exemplaire acquis dans les années 1910 par le British Museum, on trouvait peu de ces bronzes sur le marché. Une pièce acquise par Cernuschi en 1927 avait été attribuée à la Cappadoce ou à l’Arménie, en aucun cas à l’Iran. Ce n’est que dans les années 1930, à l’occasion de fouilles clandestines locales - apparemment consécutives à une découverte faite par hasard dans la région - dont les produits arrivaient sur le marché occidental, que la rumeur a fait dire que ces bronzes étaient originaires de la province iranienne du Lorestân. André Godard, qui travaillait à cette époque pour les antiquités iraniennes, avait organisé une expédition dans cette région et avait pu confirmer, dans une publication datant de 1931 - la première sur le sujet - l’origine des bronzes.
Cette exposition présentait les soixante-quinze bronzes du Lorestân appartenant au musée Cernuschi, acquis dans les années 1950 et 1960, et qui sortaient pour la première fois des réserves. Ils furent complétés pour l’occasion par des emprunts. Pour les réunir, Nicolas Engel fit appel à des musées et des particuliers. Les bronzes empruntés pour l’exposition venaient tous des collections d’Europe où on les trouve en très grand nombre. Chaque bronze étant unique, car fabriqué à la cire perdue, les emprunts peuvent être multipliés pour obtenir toute une série différenciée.
En raison de leur ancienneté, aucun texte n’existe sur les bronzes du Lorestân, pas même en Mésopotamie, avec laquelle pourtant on sait que des échanges ont eu lieu. On n’a donc pu que faire des suppositions sur leur signification, à partir de leur iconographie d’une part, et du fait qu’ils ont été trouvés dans des sépultures et des sanctuaires, d’autre part. C’est ainsi qu’on a nommé idoles les bronzes à forme humaine, animale ou fantastique, placés sur des supports tubulaires, sans en connaître leur nature véritable. Les épingles surmontées d’une tête décorée et les têtes de haches à digitations miniatures trouvées dans des sanctuaires, sont supposées être des ex-voto.
On sait que les bronzes canoniques, c’est-à-dire ceux datant de l’âge du fer [4] et répondant à des caractéristiques iconographiques ou "canons", n’existaient qu’au Lorestân iranien. Ce sont ceux qui sont arrivés dans les années 1930 en Europe et aux Etats-Unis. On a d’abord pensé que tout le Lorestân avait produit ce type de bronzes, mais lorsque les résultats des fouilles des années 1970, notamment celles faites par une équipe de chercheurs belges dirigée par Louis Vanden Berghe, archéologue de l’université de Gand, ont été connus, on s’est rendu compte qu’il existait d’autres types de bronzes, pas aussi complexes et extravagants, d’un style naturaliste plus simple, datant de l’âge du bronze.
Les bronzes, dont certains, comme les épingles, les bracelets et les hallebardes sont en réalité composés de bronze et de fer, sont très variés. Outre les objets cités précédemment, les fouilles ont mis au jour des mors d’attelage, des ornements (bracelets de cheville et bagues), des figurines (certaines en cuivre et bronze) des situles (ou gobelets). De nombreuses céramiques accompagnaient ces découvertes ainsi que des épées ou des poignards en fer au pommeau décoré d’éléments zoomorphes et anthropomorphes.
Le terme de "bronzes canoniques" désigne les bronzes travaillés de l’âge du fer, juste antérieurs à la dynastie achéménide. Leur production s’est arrêtée vers -700, certainement parce que le plateau iranien a été, à la fin du deuxième millénaire et au premier millénaire, occupé par des populations indo-européennes, qui n’avaient pas le même type de vie, les mêmes codes esthétiques. L’empire achéménide, en englobant ces diverses régions, a certes repris certains éléments, comme les arts régionaux mais, apparemment, la population originelle s’est assimilée à la population iranienne.
Les premières fouilles étaient désordonnées car elles étaient le produit d’un pillage systématique des nécropoles organisé et contrôlé localement. Le Lorestân était, au début du XXe siècle, difficile d’accès pour les archéologues étrangers. Les premiers bronzes parvenus entre les mains des chercheurs étaient ceux offerts par le gouvernement, qui autorisait les marchands d’antiquités ou les expéditions archéologiques officielles à conserver leurs trouvailles. Depuis cette époque, les choses ont changé, des lois sévères protègent dorénavant l’héritage culturel iranien.
Actuellement, il n’existe pas de fouilles systématiques dans le Lorestân, seules des fouilles de sauvegarde sont effectuées à l’occasion de travaux sur les sites signalés contenir des objets archéologiques. Ces objets sont conservés localement. Une très belle collection en est visible au musée archéologique du Lorestân installé dans la forteresse Falak-ol-Aflâk de Khorramâbâd.
En guise de conclusion, nous adresserons à nos lecteurs un conseil d’ami : si vous possédez un de ces jolis bronzes du Lorestân, vérifiez bien qu’il ne s’agisse pas d’un pastiche comme en furent fabriqués, au moment de la mise sur le marché en très grand nombre de ces vestiges d’un temps lointain. Ce peut être une idole fixée à un support en insérant une épingle surmontée d’une tête de canard, ou bien des fragments d’idole fixés sur un récipient, ou encore une copie pure et simple issue des quelques fabriques de Téhéran qui en produisaient au milieu du XXe siècle.
Si c’est le cas, consolez-vous en vous disant que pratiquement tous les musées du monde ont acquis, sans le savoir, quelques-uns de ces pastiches. Si ce n’est pas le cas, vous avez bien de la chance.
* Prononcer "chernouski", à l’italienne.
[1] Présentation à la presse par Nicolas Engel, conservateur du musée Cernuschi et commissaire de l’exposition.
[2] Texte édité dans le livret de présentation du Musée Cernuschi.
[3] En marge des deux expositions des Perses Sassanides et des Bronzes du Lorestân, le public était convié à écouter des lectures du Shâhnâmeh (Le Livre des Rois) du poète iranien Ferdowsi, par Annie Rauzier, conteuse.
[4] On distingue quatre périodes dans l’âge du fer :
Age du fer IA (1300-1150 av. J.-C.)
Age du fer IB/IIA (1150-900 av. J.-C.)
Age du fer IIB (900-800/750 av. J.-C.)
Age du fer III (800-650 av. J.-C.)
L’âge du bronze se situe vers 3100-1300 av. J.-C.